7.4.24

L'Attentat du Krokus et l'IK-S par Mark Ames

La lettre d’information n° 140 du « Fou de guerre », alias War Nerd. 

 Par Mark Ames 

 (Traduit de l’américain par Thierry Marignac) 

    « Pourquoi notre but devrait-il être de vaincre l’État Islamique en Syrie à l’heure actuelle ?… Trump devrait laisser ISIS être une migraine pour Assad, l’Iran, le Hezbollah et la Russie — de la même manière que nous encouragions les moudjahidines à saigner la Russie en Afghanistan ». 

 Thomas Friedman, New York Times, 2017 

     J’écris ceci juste après l’attentat terroriste dans la salle de concert aux environs de Moscou. Il y a pour l’instant plus de 140 victimes, plus que dans le tristement célèbre attentat du théâtre Nord-Ost par les djihadistes tchétchènes en 2002 ; moins que dans l’avion russe de tourisme abattu par ISIS au-dessus de l’Égypte en 2015. Il est toujours dangereux de se livrer à des spéculations aussi vite après un événement aussi meurtrier que celui-ci. Mais, plutôt que de prétendre résoudre l’énigme du commanditaire de cet attentat, je vais tenter d’exposer pourquoi il n’est pas déraisonnable pour le Kremlin de soupçonner que l’Ukraine et ses sponsors occidentaux ont joué un rôle. 


     

    Comme je le montrerai plus loin, IS-K ou État Islamique de Khorasan, la scission d’ISIS derrière l’attentat de Moscou a une longue histoire répertoriée en ce qui concerne l’élaboration de ses opérations terroristes en fonction des besoins des services secrets étrangers qui le sponsorisent. En fait, il n’y a pas longtemps IS-K avaient comme sponsors des monarchies du Golfe lui ordonnant de commettre des attentats destinés à affaiblir la Russie. Donc, en effet, il existe une histoire connue où l’IS-K frappait la Russie pour ses sponsors étrangers, et c’est ainsi que nous avons à considérer cette possibilité aujourd’hui. Plus tôt ce mois-ci (mars), l’ambassade américaine à Moscou avait prévenu de l’imminence d’un attentat planifié par des extrémistes, prévoyant de viser de grands rassemblements à Moscou, notamment des concerts. Cet avertissement venait deux jours après que le FSB ait abattu six supposés militants d’IS au cours d’une fusillade à Karabulak, une ville d’Ingouchie, république méridionale russe à majorité musulmane, voisine de la Tchétchénie. 

     Les services américains imputent l’attentat à IS-K, État Islamique de la province de Khorasan, celle-ci désignant l’Afghanistan, le Pakistan, l’Asie Centrale, l’Iran, et certaines parties de Russie et d’Inde selon Giustozzi. La relation entre ISIS et IS-K est voilée d’ombre, comme tout ce qui touche au terrorisme et à l’espionnage. 

    80 kilomètres supplémentaires 

     Nous savons que IS-K a perpétré l’attentat. Mais avaient-ils un ou plusieurs commanditaires ? Quand on aborde la question de savoir qui est le suspect le plus évident en l’occurrence, celui ayant les raisons les plus importantes de frapper la Russie là où ça fait mal et fracturer l’État, celui qui a des antécédents d’usage d’extrémistes armés pour s’en prendre aux Russes sur leur propre territoire — les services secrets ukrainiens doivent être considérés. Le fait que les 4 terroristes aient été pincés sur l’autoroute M3, à Khatsun, à peine 40 km de l’Ukraine, ne fait pas bon effet, pour parler modérément. L’attaque a eu lieu au Ouest-Nord-Ouest de Moscou. La route la plus courte pour sortir de Russie aurait été de prendre la M1 vers l’Ouest, de traverser Smolensk pour atteindre le Belarus à 450 km plutôt que la M3 vers la frontière ukrainienne à 530 km du site de l’attentat, ajoutant 80 km au trajet. 


     

    Autrement dit, l’IS-K est connue pour frapper la Russie afin de contenter des commanditaires des services secrets étrangers. Spécifiquement pour plaire aux alliés des États-Unis dans le Golfe. L’IS-K et ses financiers du Golfe avaient un intérêt commun à affaiblir la Russie. Aujourd’hui, c’est un but partagé par l’Ukraine et les États-Unis. Poutine a déjà déclaré publiquement que les 4 attaquants avaient des officiers-traitants à la frontière ukrainienne pour les emmener vers la sécurité, sans toutefois accuser l’Ukraine directement. 

     Chair à canon

        Les 4 terroristes ont tous été arrêtés, avec d’autres éléments qui leur auraient fourni de l’aide. Et si l’information à ce stade est correcte — les vidéos brutales des interrogatoires semblent le confirmer — tous les assaillants venaient du Tadjikistan. J’ai regardé quelques-uns des interrogatoires du FSB. Un des suspects parlait russe avec un fort accent d’Asie Centrale et l’autre prétendait ne pas parler russe, se servant d’un interprète tadjik-russe. (On m’a toujours conseillé, avocats et non-avocats, en cas d’ennuis en Russie, qui me sont arrivés plus d’une fois, de prétendre ne pas comprendre le russe. J’ai donc appliqué cette règle plus d’une fois, y compris la dernière lorsque le Kremlin a envoyé des inspecteurs aux locaux d’eXile, pour enquêter sur mes crimes journalistiques et mon « extrémisme »). 

    La première chose apparaissant clairement en regardant ces vidéos est que les chances que les Tadjiks capturés aient eux-mêmes organisé l’attentat, sont minimes. Ils sont jeunes, ignorants, stupides, la chair à canon parfaite pour les recrues d’IS, pas exactement le genre de professionnels habituellement envoyés pour des missions plus spectaculaires, certainement pas au niveau des djihadistes tchétchènes. S’il n’en faut qu’une seule preuve, il est très étrange qu’ils se soient enfuis dans la même Renault blanche qu’à l’aller. Il se peut que la pression exercée par le FSB sur les cellules d’IS-K depuis des mois en Russie ait ici joué un certain rôle. Qu’ils aient été forcés de procéder à une attaque précipitée en se servant de chair à canon. Quoi qu’il en soit, un attentat de cette ampleur n’exige pas seulement un entraînement opérationnel, mais aussi un endoctrinement, un financement, une cartographie, un soutien logistique, etc. Une infrastructure, un réseau. 

    Règlements de comptes 

    Le Kremlin et ses médias ont passé les deux premiers jours à insister rageusement sur le fait que cet attentat n’avait pas été commis par IS-K. (Poutine a admis, seulement maintenant, que l’attaque avait été commise par des « Islamistes radicaux »). Il semble curieux que Poutine se soit retenu de nommer IS-K, considérant le nombre d’incidents survenus en Russie depuis plus d’un an, d’après les services de sécurité russes. 

« Le 22 mars, le jour de l’attentat Krokus, le FSB a déclaré détenir 30 militants de l’IS en Ingouchie, dans la même ville où ils avaient antérieurement abattu 6 membres de l’IS dans une fusillade. » 

« Le 20 mars, le FSB a annoncé qu’il avait arrêté un chef recherché de l’IS ayant quitté la Russie en 2014, et avait servi en Syrie entre 2015 et 2019. » 

« le 9 mars, le FSB a tué deux militants de l’IS, préparant un attentat contre une synagogue de Moscou avec des armes légères et des explosifs. Ils ont été tués dans une petite ville de la région de Kalouga, à 200 km de Moscou, sur l’autoroute menant de Moscou à Bryansk, jusqu’en Ukraine."

     C’est à Bryansk qu’ont été appréhendés les auteurs de l’attentat de Krokus, en chemin vers l’Ukraine. 

    L’année dernière Foreign Policy décrivait comment l’IS-K réorientait son effort de propagande pour se focaliser sur la lutte contre la Russie, cherchant à profiter des faiblesses créées par la guerre en Ukraine pour étendre la guerre dans les régions du Caucase à majorité musulmane. Comme l’Ukraine et ses sponsors occidentaux, l’IS-K y voit l’occasion d’alimenter le désordre et la violence sectaire en Russie. L’IS-K est née d’ISIS en 2015, au point culminant de sa puissance. La guerre directe de la Russie avec ISIS a vraiment commencé avec son intervention en Syrie en 2015. Un mois après le début de l’intervention en Syrie, ISIS descendit un avion de tourisme russe au-dessus de l’Égypte, tuant les 224 personnes à bord. Pendant la guerre de Syrie, beaucoup de tâcherons des médias à Washington et à Londres répandirent des tonnes d’encre à tenter de lier la Russie avec les méchants réprouvés par l’Occident, y compris avec ISIS. Tant que pour beaucoup de gens en Occident, ça pourrait être une surprise qu’ISIS et sa scission IS-K veuillent s’en prendre aux Russes. Pourquoi est-ce que l’un des méchants officiels voudrait tuer un autre méchant ? Cette confusion entre les méchants créa un autre problème de propagande pour les interventionnistes qui essayaient de convaincre le pays de se lancer dans une nouvelle invasion genre Irak. Ils ne parvenaient pas tout à fait à expliquer pourquoi la Russie était en guerre contre nos ennemis officiels ISIS et Al Quaïda. Ni pourquoi nos alliés, les soi-disant «rebelles modérés » étaient alliés avec ceux-ci, nos ennemis supposés. Si la Russie combattait nos ennemis, elle était notre alliée. Si les États-Unis soutenaient des groupes rebelles alliés avec nos ennemis officiels, cela faisait de nos alliés nos ennemis. Il devenait difficile de vendre cette guerre pour les néo-conservateurs qui préfèrent un message noir et blanc, bien contre mal. 


 

    S’il fallait en conclure quoi que ce soit, ce que démontrait la guerre syrienne était un nouvel exemple, après l’Afghanistan dans les années 1980, du travail de la CIA avec les Islamistes pour tuer des Russes et les alliés de la Russie, pendant qu’on nous mentait. Comme l’écrivait le conseiller national pour la sécurité de Biden, Jake Sullivan, à son patron de l’époque Hillary Clinton en 2016 : « En Syrie, Al-Quaïda est de notre bord ». Le Ministre des Affaires Étrangères d’Obama lui même, John Kerry, décrivait comment les États-Unis se servaient d’ISIS contre Assad, espérant que cela conduirait Assad à négocier, mais à la place des négociations, il obtint le soutien de Poutine ». En d’autres termes, Kerry était furieux que Poutine s’en prenne à ISIS et Al-Quaïda, ruinant son projet pour renverser Assad. 

    C’est une explication de la raison pour laquelle Poutine et le Kremlin ont initialement refusé de reconnaître que l’attentat terroriste avait été perpétré par l’IS-K. Pour le Kremlin dont les souvenirs de la guerre en Syrie sont encore frais, l’IS et Al-Quaïda sont les combattants par procuration des Etats-Unis et de leurs alliés. Limiter le blâme à IS-K, sans nommer leur commanditaire, revient à protéger les sponsors du groupe. Dans le cas d’ISIS, que l’allié OTAN de l’Amérique, la Turquie fournissait un soutien sans faille était un secret de polichinelle — en compagnie des alliés « modérés » des États-Unis, l’Arabie Saoudite et le Qatar. 

    Une autre raison pour laquelle Poutine ne voulait pas admettre le rôle de l’IS-K est que les États-Unis ont déclaré qu’il s’agissait de IS-K, et la dernière chose que souhaite le Kremlin est 1) reconnaître que les Américains avaient raison et 2) avaient donné des avertissements. Pour eux ce serait être vulnérable aux trolls les accusant de négligence de l’adversaire principal de la Russie. 


 

    Avertissements 

    Il est remarquable que ce massacre d’IS-K soit le second attentat majeur dont les États-Unis aient eu vent à l’avance, et noblement prévenus leurs adversaires. En janvier les Américains ont prétendu avoir prévenu l’Iran de l’attentat de Kerman, tuant 94 personnes et en blessant 300 autres. N’est-il pas étrange que l’IS-K ne frappe que les ennemis importants de l’Amérique, et plus étrange encore que nous l’ayons su à l’avance à chaque fois ! La façon dont nos médias rapportent la réaction de Poutine aux avertissements américains quelques jours avant l’attentat donne l’impression que la Russie choisissait délibérément l’inaction, ce que la liste des opérations russes contre ISIS ci-dessus démontre manifestement faux. Ce que montre la réponse négative de Poutine, c’est qu’il considérait les avertissements américains comme des tentatives cyniques de « déstabiliser la société ». Ce qui est plus difficile à comprendre, c’est pourquoi le Kremlin, au courant des menaces d’IS-K n’a pas renforcé la sécurité dans de grandes salles de spectacles comme Krokus. Des djihadistes ont attaqué des concerts à Moscou dans le passé. Pourquoi ne pas au moins donner des armes à feu aux vigiles ? Le Kremlin a nié que IS-K avait mené l’attentat initialement, parce que le Kremlin ne voulait pas que ce soit IS-K.     Poutine a placé la guerre en Ukraine dans le cadre d’une guerre existentielle contre l’impérialisme anglo-occidental, l’Ukraine étant le cheval de Troie. Pas si différent de notre conseiller national de la Sécurité qui s’est désengagé de la guerre contre les Musulmans au profit d’une bien plus lucrative Guerre Froide sur deux fronts contre Chine et Russie. 

     Poutine est arrivé au pouvoir en 1999 en guerre contre les Islamistes du Caucase, mais depuis le début de son premier mandat il a souhaité que cette sale guerre dans le sud de la Russie soit terminée et hors de vue. La guerre contre l’OTAN en Ukraine est celle que lui et les militaires souhaitent, la guerre qui montre les systèmes d’armement exportables, la guerre pour laquelle il a passé les deux dernières années à réorganiser l’économie politique. La dernière chose dont Poutine et son cercle ont besoin est d’être obligés de détourner des ressources pour une nouvelle contre-insurrection dans le Sud de la Russie, une guerre qui pourrait créer de réels clivages et engendrer un véritable séparatisme. 

    Le but de l’attentat d’IS-K est d’inciter la grande puissance, la Russie, à la stupidité et à réagir avec une force démesurée, des massacres indiscriminés qui radicalisent la population et déchirent la Russie. Ce n’est pas ce que souhaiterait Poutine pour l’instant, pendant qu’il mène une grosse guerre conventionnelle contre l’Ukraine et ses sponsors occidentaux pleins aux as. Poutine veut accuser l’Ukraine, pour que la population reste focalisée sur la guerre qui lui importe. Et l’histoire de l’IS-K donne au Kremlin des raisons de soupçonner qu’ils avaient des associés. 

    Sous-traitants

    IS-K a une histoire de sous-traitance secrète avec des services secrets étrangers, pour exécuter des attentats terroristes qui servent des objectifs communs. C’est exposé clairement dans l’étude de terrain d’Antonio Giustozzi « L’État Islamique à Khorasan ». 

     


    Comme l’auteur le montre par de nombreuses interviews et une recherche en profondeur, l’IS-K fonctionne comme une sorte d’ONG terroriste, concevant leurs cibles selon les besoins de leurs sponsors dans les services de renseignement étrangers. Dans ses premières années, de 2015 jusqu’à la fin de la décennie, les sponsors principaux de l’IS-K étaient les Saoudiens et les Qataris. L’IS-K est né d’un marché entre Al-Quaïda en Syrie et un membre du clan Haqqani en Afghanistan, pour envoyer 400 combattants afghans en Syrie en échange de 12 millions de dollars et encore 20 millions pour le matériel et l’entretien, incroyable marché si l’on compte que Haqqani payait ses combattants 800 dollars par mois. L’attrait du gain appâtait essentiellement des Afghans et des Pakistanais non-Talibans vers la Syrie, voyageant à travers l’Iran, vers la Turquie, où les services secrets les filtraient avant de les introduire en Syrie dans la zone de combat. Dans les interviews conduites par Guistozzi, les recrues d’IS-K disent que ce qui les attirait surtout c’était la richesse et les ressources d’IS-K. (…) 

     Guerre contre les Talibans 

    Ce qui nous ramène au but affirmé par Biden dans la guerre en Ukraine, affaiblir la Russie à tel point qu’elle ne puisse s’en prendre aux règles de l’ordre international, conduites par les États-Unis. Ni les Saoudiens, ni les Qataris ne financent plus l’IS-K aujourd’hui. Les deux semblent avoir de meilleures relations avec la Russie qu’elles n’en ont eues depuis des années. L’IS-K est une organisation différente avec des cadres différents et sans doute des sponsors différents. Pour l’IS-K le retrait d’Afghanistan ordonné par Biden en 2021 fut un tournant, tout autant que la guerre menée par l’Iran pour écraser ISIS en Irak et en Syrie. C’est en 2021 que nous nous sommes souciés du monstre IS-K pour la dernière fois — lorsqu’un de ses commando-suicide fit sauter une bombe durant cette débâcle digne de Saigon 1975 et que les soldats américains ouvrirent le feu dans la foule, laissant 13 soldats morts et 140 Afghans sur le terrain. Après ça, loin des yeux, loin du cœur. Suite au départ des Américains et la dissolution du vaste appareil militaire et de renseignement afghan, l’IS-K était en guerre avec les Talibans. Plusieurs membres des services secrets afghans entraînés par la CIA rejoignirent l’IS-K pour combattre les Talibans. En réalité, il y avait des preuves d’une collusion entre les partenaires afghans des Américains et l’IS-K depuis des années, l’utilisation de terroristes de l’IS-K pour affaiblir les Talibans alors que l’insurrection s’apprêtait à encercler Kaboul.

 (…) « Les Talibans déclarent depuis longtemps que l’IS-K est une création du service secret afghan et des Américains, visant à semer la division dans l’insurrection islamique, une affirmation démentie par Washington et l’ancien gouvernement de Kaboul ». Les pantins de l’Amérique dans les services secrets afghans n’ont peut-être pas inventé l’IS-K, mais il ne fait aucun doute qu’ils s’en sont servis pour harceler les Talibans, leur ennemi commun. Étant donné la façon très sourcilleuse dont l’armée afghane et leurs services spéciaux étaient contrôlés par les États-Unis, on a des raisons valables de supposer que les Américains étaient au courant de leur marché avec IS-K, et soit qu’ils le soutenaient activement, soit qu’ils affectaient de l’ignorer, ce qui une façon de soutenir sans prendre de risques. Et puis… il y a cet émir de l’IS-K, Shahab-Al-Mujahir, qui d’après l’invité de Radio War Nerd Seth Harp possède une bio bourrée de liens avec la CIA. 

    Diplômés des forces spéciales américaines 

    Ce ne serait certes pas la première fois que l’appareil de sécurité américain croise le chemin d’ISIS ou d’Al Qaïda. Par exemple, le commandant tadjik le plus haut gradé de l’ISIS au faîte de sa puissance, Gulmurad Khalimor, a «reçu un long entraînement militaire aux Etats-Unis, financé par le Ministère des Affaires Étrangères, notamment une période d’entraînement en Louisiane, fourni par Blackwater". Khalimov, pense-t-on, a servi de « ministre de la guerre » ou de « commandant-en-chef », selon le New York Times. Il s’était élevé à ce rang après l’élimination de son supérieur, Omar El-Shishani, par une frappe militaire américaine. Par une étrange coïncidence, El-Shishani avait également reçu un important entraînement militaire des forces spéciales américaines dans sa Géorgie natale. Un officiel de l’armée déclara aux journalistes « Nous avons tous été bien entraînés par des unités de forces spéciales et Shishani était l’élève-vedette ». Avec tant de traces de l’Amérique et de ses alliés chez ISIS et IS-K, et le but partagé par les États-Unis, l’Ukraine et l’IS-K d’affaiblir la Russie, inutile d’être paranoïaque pour examiner la possibilité que l’IS-K n’a pas agi entièrement de son propre chef. 

    Qui est aujourd’hui le principal commanditaire de l’IS-K ? Dans un monde aussi mystérieux, c’est difficile à dire. Giustozzi, l’expert-en-chef n’a pas mis son étude à jour et celle-ci s’arrête un peu avant le retrait des États-Unis. 

    Le rôle du Pakistan 

    Mais selon certains indices, l’armée pakistanaise pourrait en faire partie. D’après le média lié aux Talibans Almirsad, la direction de l’IS-K vivrait sous protection dans la province pakistanaise du Balouchistan. : « D’après nos sources, le Balouchistan abrite le noyau principal de l’IS-K. Les sources suggèrent que le Balouchistan est un important point d’appui pour l’IS-K avec des cachettes, des centres d’entraînement, des ateliers de fabrication d’explosifs »

     L’attentat perpétré par l’IS-K à Kerman en Iran plus tôt dans l’année aurait été orchestré par un citoyen tadjik du Pakistan, de la province du Balouchistan, connu sous les alias de Tareq et Abdullah, ayant joué un rôle de premier plan dans la planification et l’exécution de l’attaque. Après l’attentat terroriste de Kerman, que l’Iran attribuait à l’IS-K, l’Iran a lancé des drones et des missiles au Balouchistan, d’où seraient planifiées les opérations mondiales de l’organisation. Ce qui signifie, si l’on s’en fie aux Talibans, que l’attentat de Moscou aurait été planifié au Balouchistan sous protection pakistanaise. 

    Cette année, le Pakistan et les Talibans — autrefois respectivement commanditaire et troupes par procuration — ont été au bord de la guerre ouverte. Il est donc certainement possible que l’armée pakistanaise qui a une longue histoire de sponsorisation, d’entraînement, d’utilisation et d’abandon des groupes terroristes, abrite aujourd’hui l’IS-K contre l’ennemi commun à Kaboul. Cela pourrait expliquer pourquoi des commandos-suicide de l’IS-K ont visé ces temps-ci les soutiens des Talibans au Pakistan. Une des choses qu’on apprend en lisant l’ouvrage de Giustozzi, c’est qu’aucun des commanditaires étrangers de ces groupes terroristes n’a le moindre attachement sentimental pour ses ouailles. Soit, ils sont utiles et obtiennent des résultats, soit non. Leur idéologie ne vaut que tant qu’elle assure le retour sur investissement. 

    Il est difficile d’imaginer que les militaires pakistanais aient un intérêt à soutenir un attentat de l’IS-K contre la Russie. Mais il existe un lien intéressant entre le but stratégique américain contre la Russie et l’armée pakistanaise. Comme Ryan Grim, invité de Radio War Nerd l’a découvert dans Intercept, en 2022, les États-Unis ont monté un coup d’État au Pakistan en cheville avec les militaires locaux, renversant le dirigeant élu, Imran Khan, à cause de l’Ukraine. Khan avait refusé de se joindre à la guerre économique contre la Russie après février 2022, alors Biden avait provoqué l’effondrement de la démocratie pakistanaise. 

    Après l’aide des Américains à renverser Imran Khan, un autre marché secret avait été conclu avec nos amis dans l’armée pakistanaise pour convoyer secrètement des armes pakistanaises en Ukraine, en échange du feu vert des États-Unis d’une aide de centaines de millions de dollars du FMI pour le Pakistan. En d’autres termes : Les États-Unis se sont secrètement mis en cheville avec les principaux commanditaires de l’IS-K pour organiser un coup d’État dans une puissance nucléaire pour affaiblir la Russie. L’été dernier, le ministre des Affaires Étrangères de Zelenski, Dmitro Kubela, s’est rendu au Pakistan et a eu des rencontres privées avec les responsables des services secrets. D’après un reportage enthousiaste : 

 « C’est une étape importante. Il est rare qu’un ministre des Affaires Étrangères d’un autre pays rencontre des officiels de la communauté du renseignement pakistanaise. Le fait que Kuleba participe à ces réunions suggère qu’il y avait d’autres enjeux que le renforcement des liens entre les deux États ».          

    Par conséquent, l’Ukraine et les protecteurs de l’IS-K pakistanais du service de renseignements l’ISI, ont dorénavant des liens étroits. Mais pourquoi l’Ukraine s’impliquerait-elle dans un attentat terroriste de l’IS-K en Russie ? Peut-être voudrait-il mieux se poser la question : pourquoi pas ? Qu’y a-t-il à perdre ?

     Fracture et décolonisation 

     L’Ukraine est victime d’une invasion, le crime de guerre suprême selon les procès de Nuremberg et la charte de l’ONU (mais pas un crime reconnu par les États-Unis, sinon notre classe dirigeante remplirait à elle seule la prison de La Haye). Pour l’Ukraine, les bénéfices d’un attentat terroriste tuant beaucoup de Russes, fracturant la Russie en groupes ethniques et religieux, poussant la Russie à intensifier sa répression et ses rafles qui lui aliènent la population — sont évidents. Depuis l’invasion russe, les services de renseignements ukrainiens et certains de leurs soutiens ont ouvertement poussé à l’éclatement de la Russie, sous le travesti d’une « décolonisation » pour atteindre le but stratégique de Biden d’affaiblir la Russie. À l’été 2022, la commission américaine d’Helsinki, une organisation étatique dont les membres incluent des sénateurs, des représentants du Congrès et des officiels de l’exécutif, ont tenu une audience à Washington intitulée : « Décoloniser la Russie : un impératif moral et stratégique ». Parmi les intervenants figurait Casey Michel de l’institut néo-conservateur Hudson Institute dont sont membres également Mike Pompeo et Scooter Libby. L’étrange Casey Michel aux liens sulfureux est l’un des promoteurs principaux du plan pour que la Russie s’effondre. Quelques mois après le début de la guerre, Michel a écrit un grand manifeste dans Atlantic Monthly : « Décoloniser la Russie ». 

    Il y a à peine quelques années, pendant l’hystérie Russiagate, Casey avait publié une série de calomnies Mac Carthystes, accusant la gauche américaine de trahison. Il se sert à présent d’un langage de gauche universitaire pour pousser le Cheval de Troie du ministère des Affaires Étrangères pour disloquer la Russie. Dans un article politique pour le principal laboratoire d’idées de l’industrie d’armement The Atlantic Council Michel appelait les États-Unis à établir des liens avec des groupes ethniques séparatistes en Russie pour mener à la dissolution du pays : « Dans ses objectifs majeurs, la politique occidentale doit éviter de maintenir la Fédération Russe dans son état actuel, quoi qu’il en coûte ». 


 

     Le fumeux Michel est aussi lié à une nouvelle organisation basée à Varsovie se consacrant à l’éclatement de la Russie, appelée : « Le Forum des nations libres de la post-Russie », qui sur sa page d’accueil arbore une carte de Russie divisée en 41 États ethniques. Le média anti-Kremlin Meduza a rapporté que le « Le Forum des nations libres de la post-Russie », avait été fondé grâce à de l’argent ukrainien. Ses membres ont été invités à s’exprimer au parlement de l’UE et aux États-Unis. Plus tôt ce mois-ci, lorsqu’on a eu vent d’une fusillade entre des militants d’ISIS et le FSB en Ingouchie le « Le Forum des nations libres de la post-Russie », a exprimé sur Twitter son soutien à ISIS. (…) En dehors des Nations Libres et des formations néo-nazies, L’Ukraine a aussi soutenu un autre groupe séparatiste bidon, « L’Alliance des peuples indigènes » poussée par le conseiller politique ukrainien Anton Gueraschenko : le premier intervenant de l’Alliance des peuples indigènes était Mikhaïl Oreshnikov, un célèbre nazi russe qui a servi dans la « Division Misanthrope » et le bataillon Azov. 

    Le chef ukrainien du renseignement militaire, Kyrilo Boudannov, — qui, selon le New York Times a été entraîné et poussé par la CIA — a répété que son but était de fomenter l’effondrement et la désintégration de la Russie. Quelques semaines avant l’attentat de l’IS-K, Boudannov déclarait en interview : 

 « Notre programme maximum est non seulement de réintégrer nos frontières constitutionnelles, mais de provoquer l’effondrement du pays occupant, nous devons contribuer à ce processus autant que possible par nos pensées, nos armes, notre diplomatie, nos renseignements ». 

    Si on m’avait demandé, il y a deux ans, si je croyais que l’Ukraine allait faire sauter une infrastructure critique européenne (Nord Stream), en admettant que Wapo soit dans le vrai et que ce n’est pas la CIA, comme si, du reste, on pouvait séparer les deux…) — peut-être la pire action de sabotage industriel jamais commise — j’aurais éclaté de rire. Du reste, j’ai tout d’abord ri — le risque semblait trop important si l’Allemagne et l’OTAN, découvraient que l’Ukraine avait fait sauter le gazoduc. Et quel est le bénéfice ? Le gazoduc était déjà coupé. On pouvait toujours le réparer. Mais, à ma grande surprise, il ne se passa rien. Les Allemands et les Américains pensent que l’Ukraine l’a fait et l’ont récompensée avec des milliards d’aide financière et des armes. Parce que tout ce qui leur importe est « d’affaiblir la Russie ». 

    Et si l’on m’avait demandé si le chef principal du renseignement, entraîné par la CIA, Kyrlo Boudannov, chef du renseignement militaire, organiserait, entraînerait, et armerait un contingent de néo-nazis encartés pour les envoyer au-delà de la frontière, équipés par l’OTAN, pour tuer des Russes, j’aurais probablement traité mon interlocuteur de poutinolâtre. L’Ukraine a envahi la Russie et tué des Russes avec des nazis authentifiés. Cela n’a pas apporté grand-chose en retour sur investissement. Cela n’a pas amoindri l’effort de guerre russe. Mais c’était ce dont la population avait besoin, n’importe quelle bonne nouvelle à laquelle se raccrocher. Mais ce qui était vraiment choquant pour moi était le risque d’envahir la Russie avec des nazis, or il s’avéra qu’il n’y en avait aucun. Les États-Unis ont nourri leurs domestiques des médias avec des billevesées selon lesquelles « ils prenaient leurs distances» tout en alimentant l’effort de guerre ukrainien. Envahir la Russie avec des nazis n’avait aucune conséquence sur les gestionnaires de l’État de Droit international. Nous savons donc que l’Ukraine et ses soutiens occidentaux travaillent activement à fragmenter la Russie. Nous savons que l’Ukraine n’a aucune hésitation quant à qui lui est utile dans sa guerre contre la Russie, qu’il s’agisse de néo-nazis ou d’ISIS. 

    Revenant à 2015, avant la guerre actuelle, l’Ukraine est connue pour avoir recruté des militants liés à ISIS et Al-Quaïda dans le combat contre les Russes. Mais est-ce que devenir le sponsor de l’IS-K est trop compromettant même pour l’Ukraine ? Impossible à dire : tout ce qu’on peut dire c’est qu’ils ont franchi toutes les autres limites autrefois impensables. 

    Monarchies du Golfe 

    Depuis ses débuts dans la guerre de Syrie, la nouvelle direction de l’IS-K était payée pour inciter leurs affiliés du Khorasan à se focaliser sur l’Afghanistan et le Pakistan. D’après Giustozzi, les Saoudiens et les Qataris s’inquiétaient de voir leurs investissements chez les Talibans virer à l’aigre, tandis qu’il devenait de plus en plus clair que les Talibans enterraient la hache de guerre avec l’Iran. Les deux étaient ennemis jurés depuis des années, étant donné le sectarisme sunnite des Talibans et la répression du Hazara chiite. Mais les Talibans étaient devenus pragmatiques durant les années passées à l’écart du pouvoir, et ils se disaient que leurs chances de le reprendre et de le conserver seraient meilleures s’ils s’entendaient avec leurs voisins. Qataris et Saoudiens ne voyaient pas les choses du même œil. Ils considéraient l’Iran comme l’ennemi principal. Or les Talibans les laissaient tomber. D’après le livre de Giustozzi et selon une source des services saoudiens :

 « Un soutien de l’IS-K était un des outils dans la lutte contre l’Iran. La découvertes de liens étroits entre Talibans et Iraniens semble avoir choqué les Saoudiens et les avoir conduit à chercher d’autres groupes djihadistes plus fiables ». 

Un officier des services Qatari, interviewé par Giustozzi a donné une explication similaire du soutien du Qatar à l’IS-K : « Tout en étant favorable à une réconciliation des Talibans et du Kaboul allié américain, les autorité qataries ont aussi commencé à soutenir ce qui allait devenir l’IS-K dès 2013, un acteur anti-Iranien à une époque où Doha considérait l’Iran comme une menace. Dans les calculs des Qataris, l’IS-K remplacerait les Talibans en tant force d’insurrection dominante en Afghanistan ; les Talibans les plus modérés se réconcilieraient avec Kaboul. Et les tenants de la ligne dure seraient absorbés dans l’IS-K."     

     Cette organisation semblait aussi, à cet officier qatari comme le véhicule idéal pour élargir et améliorer les capacités des insurgés Baloutches en Iran. Comme les Saoudiens, les Qataris croyaient sans doute tenir l’IS-K en laisse, l’ayant rendu dépendante de leur financement. Ce n’est que si l’expansionnisme iranien était stoppé, que le soutien du Qatar pouvait s’arrêter. Comme d’autres donateurs aux Talibans, les Qataris pensaient que les Talibans n’offraient que de modestes retours sur l’investissement considérable fourni par eux. » Les Talibans paraissent ici assez raisonnables, contrairement à nos morbides alliés « modérés » du Golfe, qui voient leurs auxiliaires coupeurs de cous comme des investisseurs voient leurs start-up. 

    On apprend un peu plus tard dans le chapitre que consacre Gisutozzi aux donateurs de l’IS-K que celle-ci a été « poussée » par ses commanditaires du Golfe à frapper les intérêts de la Russie : « D’après une source de l’IS-K, les Qataris incitent cette organisation à ouvrir un nouveau front en Asie Centrale. Le raisonnement qui sous-tend cela serait une forme de représailles contre l’intervention russe en Syrie et un effort pour contraindre la Russie à diviser ses ressources pour combattre sur plusieurs fronts. L’hypothèse des Qataris est ici clairement que les États d’Asie Centrale, s’ils étaient menacés, demanderait l’assistance de la Russie ». (…) Par conséquent, la seule question restante est : l’Ukraine a –t-elle les moyens de passer un marché de commanditaire avec l’IS-K ? Eh bien, sans doute que oui, connaissant ses liens connus avec des djihadistes d’ISIS, ses nouvelles relations secrètes avec les militaires maîtres du Pakistan et le caractère très propice aux transactions de l’IS-K. Il se peut qu’un autre sponsor des services étrangers aient ses propres raisons de vouloir affaiblir la Russie à laquelle nous n’avons pas pensé. Ou bien nous pouvons choisir de ne pas y penser et croire que l’IS-K ait perpétré cet attentat pour ses diaboliques raisons à elle, malgré cette histoire très documentée de confection de ses attaques pour ses donateurs.

20.3.24

"Et des dizaines d'étés dorés" de Jérôme Leroy

    LES MÉLOPÉES PLAINTIVES 

    (Tous les intertitres sont tirés de "Et des dizaines d'Étés dorés" de JL)

    Pour ouvrir cet éloge jamais démenti de la poésie de Jérôme Leroy, et en l’occurrence celle de son dernier recueil, je note qu’en dépit d’une « nostalgie trop fine », comme on dit d’une dentelle, que je préférai nommer « élégance du cafard » pour écarter les miasmes du terme « nostalgie », je note qu’il lui reste tout de même pas mal d’optimisme comme le prouve le titre. Il n’a pas l’intention de disparaître tout de suite. Parmi tant de formules heureuses, tant d’aboutissements de l’émotion, de la réflexion, je remarque également que le communiste balnéaire parvient à cette ultime conclusion programmatique : « Le beau temps est ma dernière espérance politique ». Le léninisme prend des couleurs d’arc-en-ciel, entre un sanglot étouffé et une blague de vieux briscard… 

    Sur la jetée contre le temps 

     C’est d’ailleurs l’ambigüité envoûtante de ces poèmes d’un vagabond du temps et des chemins de fer provinciaux, de se situer entre sourde mélancolie et sarcasme contre l’inéluctable. Si le recueil est placé sous le signe de la lumière, « les jours de gris et de pluie » y foisonnent tout autant, effet de contraste, certes — le métier qu’il a !… — mais on ne saurait distinguer ces demi-jours au cœur serré d’une métaphore du vieillissement, de l’effacement des corps aimés sombrés dans l’abîme ou des modernes catastrophes. « La grâce matinale dans l’aube noire » d’une belle cycliste le dispute ici à la formule la plus définitive, le meilleur résumé — parmi tant de commentaires — qu’il nous ait été donné de lire sur l’instant figé du confinement pandémique : « Ce fut l’époque des insomnies en plein jour ». 


 

     Cachés pour toujours dans soixante secondes d’éternité 

    Je note encore l’extrême modestie des moyens, peu de mots flamboyants, de thèmes grandioses et cet usage, parfois — mais rarement — abusif de la répétition comme une scansion rythmique qui finit par devenir obsédante, la petite note aigrelette qui opère le Grand Œuvre : faire de la dissonance une harmonie à contretemps. L’émotion lancinante, le vibrato de ces « Étés dorés » est le fruit de ces artifices, marques du véritable poète, un titre difficile à mériter. Pour reprendre un mot qu’il m’adressa au sujet de mon « Photos passées », c’est dans ces tours de passe-passe, cette danse sur la corde de la quotidienneté pour en extraire les nacres et merveilles que se trouve la poésie de Jérôme Leroy. Sa matière première est courante mais elle ne succombe jamais à la « dictature du banal ». Cela tient parfois à un seul mot, comme le premier du vers suivant : « Enfin la Picardie décida de ressembler à elle-même ». Un art donc excessivement subtil, dont je serai bien en peine de discerner l’origine tant il me semble exotique, fruit d’une intuition phénoménale. 

     Il pleut encore dans les chansons 

     Faut-il l’imputer à l’hypersensibilité du poète « La solitude est un cercueil de verre », ses « Étés dorés » sont lourdement nuageux, en chemin vers les paroxysmes ensoleillés, où, dans un mouvement de paganisme subconscient, la blondeur des fiancées est un hymne à l’astre du jour. Curieusement, mais je n’aime pas beaucoup l’été, ce recueil m’a donné au contraire l’impression vive du clair-obscur. « Les yeux d’une amoureuse d’autrefois » y sont gris, teinte indécise dont la clarté se distingue toutefois nettement par sa pénombre sous-jacente des déferlements d’or évoqués : « Cette pente d’ardoise sur un coin du ciel ».

    Mais le poète Leroy sait aussi être brusque, c’est salutaire : « Je veux la rapidité de Morand ». Il est aussi « fils de l’âge du Jazz et du Gin ». Le cocktail n’est jamais douceâtre, il est corsé. 

    Les rêves eux-mêmes sont des gisements qui s’épuisent 

    En avant-propos à l’un de ses derniers recueils de poésie « Cendrillon enceinte » Limonov remarquait qu’écrire des vers au XXIe siècle revenait à se complaire dans un vice moyenâgeux. Chez Jérôme, adorateur du soleil, il est peut-être plus archaïque encore, et paradoxalement pour une composition aussi sophistiquée dans son apparente simplicité « départementale » — les errances de l’auteur dans les TER vers les villes où il va propager le message » — primitif. Limonov aussi, venu du froid, adorait la chaleur. Il convient d’évoquer les échappées allemandes qui donnent au recueil une ouverture sur le vaste monde. Ce diable d’homme va chercher le soleil jusque sur les rives de la Mer Baltique, puisqu’il « croit aux refrains ». Et qu’il a, je le lui fis remarquer un jour, un certain penchant pour les blondes. On retiendra : « La brume sur l’Elbe légère », encore un beau paradoxe, croyez-moi l’Elbe n’est pas légère, la plupart du temps grise, large et pesamment germanique. On se perdrait en circonvolutions à l’infini pour définir le charme de ces « Étés dorés » sourd par essence, imperceptiblement ensorcelant.

    Thierry Marignac, mars 2024.

 

     Je terminerai donc mon éloge en dédiant à Leroy, gréco-latiniste, cette traduction d’un poème d’Essenine sur une autre de ses destinations de rêve, peu abordée dans son dernier recueil : 

    Grèce 

    Le puissant Achille ébranla les fortifications de Troie 

    Le brillant Patrocle mourut en combattant, 

     Mais Hector son épée sur l’herbe essuya 

    Des giroflées en fleurs sur l’ennemi déversant. 

      

    Sur ces cendres s’envolaient les pleurs tristement, 

     La serpe de la lune les mailles de la tunique déchira,

    Achille fatigué sur la terre tomba, 

     La victime vers son dernier repos emportant. 

    Ah Grèce, de mon âme le rêve si fort ! 

    Tu es tendre comme un conte, mais je te suis plus tendre encore. 

    Plus tendre qu’Andromaque envers Hector le héros.

     Empoigne ton épée. Sois la sœur de la Serbie. 

     Rappelle au monde comment Troie a péri. 

     Et que noircissent des vandales l’épée et le billot.

     Sergueï Essénine 

 

Могучий Ахиллес громил твердыни Трои. 

Блистательный Патрокл сраженный умирал. 

А Гектор меч о траву вытирал 

 

 И сыпал на врага цветущие левкои. 

Над прахом горестно слетались с плачем сои, 

И лунный серп сеть туник прорывал. 

Усталый Ахиллес на землю припадал, 

 

Он нес убитого в родимые покои. 

 

Ах, Греция! мечта души моей! 

Ты сказка нежная, но я к тебе нежней, 

Нежней, чем к Гектору, герою, Андромаха. 

Возьми свой меч. 

 Будь Сербии сестрою. 

Напомни миру сгибнувшую Трою, 

И для вандалов пусть чернеют меч и плаха. 

1915

9.3.24

Bruits de bottes en Europe: "La Guerre avant la guerre, chronique ukrainienne" un an plus tard…

 

            Il y a un an paraissait le livre ci-dessus, revenant sur la préhistoire de cette guerre aux multiples 

aspects que les ignares, les incompétents, les imbéciles et les généraux de salon chargés d'en parler au 

public étaient pressés d'ignorer. Et notamment un élément majeur dans le conflit: la pègre et son 

imbrication avec les services spéciaux de toutes obédiences, au quatre points cardinaux de l'Ukraine,

pègre gazière ou pègre d'État. Ce bouquin journalistique, fondé sur des faits, des reportages et des 

recherches, me valut d'être invité au au salon du livre de: Les Pieux en Normandie, où je débattis avec 

un transfuge du KGB plus ou moins mythomane, exagérant sans doute grandement son importance de 

007 soviet, petit bureaucrate dans une administration employant des millions de personnes à 

l'époque de l'URSS. Un point en particulier soulignait son fond de commerce de transfuge: Il attribuait 

encore le sabotage de… 

Nord Stream aux Russes, tandis que le Pentagone, gêné par les révélations de Seymour Hersh, venait 

de… 

sortir cette histoire fantaisiste d'une initiative privée, financée par un milliardaire nationaliste, louant un 

yacht en Pologne, avec des nageurs de combat en retraite et des explosifs sous-marins dignes du SBS 

anglais à l'endroit depuis 60 ans le plus surveillé de la Baltique… Bref, écran de fumée de services US 

embarrassés. D'aussi longtemps que je me souvienne… tu jouais du violon, comme disait la chanson. 

Mais le transfuge s'entêtait, profitant d'un public crédule… Il savait mieux que le Pentagone!…

    Bref, ce n'était qu'un des nombreux charlatans du commentaire pullulant dans la société, décidés à 

profiter de toute crise… qui se sont encore multipliés au cours de celle-ci…


    Mon livre qui souhaitait dégriser en rappelant la bestialité des propagandes et la férocité des 

grands prédateurs à l'œuvre me valut ensuite d'être reçu par André Bercoff sur Sud-Radio, et a peut-être 

laissé une trace en Normandie, puisque dans son édition d'aujourd'hui le journal La Manche 

Libre publie une interview de votre serviteur au sujet de la dernière maladie des politiciens en Europe:

Jouer les traîneurs de sabres…

    C'est réservé aux abonnés, mais disponible pour quelques euros au lien suivant:

    https://www.lamanchelibre.fr/actualite-1103315-france-monde-emmanuel-macron-envisage-d-envoyer-des-troupes-en-ukraine




2.3.24

André Breton a-t-il dit passe de Charles Duits


 


    MODELÉ DANS UN BLOC DE FOUDRE 
    
     Pour écrire une critique digne de ce nom du tendre et dangereux livre de Charles Duits — à la beauté maladroite à force de justesse — sur André Breton, il faudrait que j’adopte un style paysagiste et sonore, peuplé de meutes surnaturelles sous les cactus énormes et marmoréens, hanté par les hululements de chouettes invisibles jusqu’à l’instant définitif, de pythies aux formes voluptueuses à têtes de rapace — et que je sache lire les oracles, moi si déplorablement dépourvu de toute impulsion métaphysique. Que je joue les Max Ernst au clavier, ce qui ferait bien rigoler mes copains au fait de mon ignorance picturale. Un style bourré d’adjectifs tour à tour renversants ou ténébreux — aux antipodes du mien, dont les arabesques sont inexorablement concrètes. Antipodes est un mot qui compte dans les florilèges surréalistes. 
     
    Mais Breton enjoignait du ton du Commandeur au jeune Duits de ne jamais transformer ses émerveillements en style. Et c’est en premier lieu chez Duits l’histoire d’un adolescent rongé d’insatisfactions, des tourments de la chair : « Les lumières infernales jouaient sur toutes les attitudes de la lubricité ». 
     
    Dans la déclaration de mépris du style, par Breton qui en possédait un parfois redondant jusqu’à l’obscur — ce qui peut sembler contradictoire — on discerne avec émotion le rejet affirmé régulièrement de la gloriole littéraire et de toute réussite purement esthétique, à mon sens la meilleure qualité et un des plus grands apports de Breton à la bouillie artistique. Le fragment radioactif Dada ne cessait d’émettre son rayonnement vénéneux. 
Charles Duits peintre.


    
    Charles Duits ne triche pas au sujet du Grand Homme qui souvent l’éclaire et souvent l’insupporte, Prophète parfois pesant, dressant un tableau où une complexité redoutable le dispute à une simplicité élémentaire, comme en témoigne la parfaite première phrase du livre : « Le vent poursuivait les journaux de 1942 ». Si Duits décrit Breton comme un être parfaitement étranger à la nostalgie… aussitôt cette phrase a provoqué la mienne : a-t-on jamais mieux résumé New York dont les sons, les odeurs, les grands canyons de pierre et les rues malpropres affluent brusquement dans le souvenir ? 

    C’est probablement la coexistence déséquilibrée du tourbillon, des déchirements métaphysiques au ciel de l’art, de la mystique — l’ombre de Gurdjieff passe implacable dans des scènes hallucinantes qu’on aurait peine à croire sans la sincérité du ton qui les rapporte — et tant de la quotidienneté du « village surréaliste » que des souffrances banales de Duits à « l’âge ingrat » qui confère à ce livre son charme de malaise. Celui-ci ne se dément pas jusque bien après, à l’âge adulte, en France, c’est celui de Duits et Breton, séparément, et celui qu’ils ressentent et chérissent quand ils se fréquentent. 

    Le tout jeune homme incarne l’adolescence : il déteste son corps, il est harcelé par les succubes de ses désirs inassouvis. Il est tourmenté par ses condisciples plus âgés qui le traitent de « sale grenouille » dans les pensionnats anglo-saxons, il est en exil de lui-même et des autres, en Amérique blafarde où l’a chassé la guerre, dont les échos parviennent étouffés, gros titres de journaux éparpillés au vent. Mais il est aussi dévoré par « l’orgueil noir, la singularité ». C’est son plus bel atout, celui qui, un jour, lui ouvre la porte d’André Breton. Et tellement d’autres, dans le « village surréaliste » qui parsème Manhattan et Brooklyn. Celle du peintre Matta qui « erra plus tard sans un sou dans les rues de Rome » avec Alain Jouffroy, l’homme au style infracassable de nuit. Avec Matta, Duits vit une grande amitié qui tourne court sans crier gare. Max Ernst, distant, Yves Tanguy tonitruant, le froid et affable Duchamp à l’humour sec comme l’impôt sur le revenu dans des concours de calembours, bientôt la « tendresse intermittente et ombreuse » de Sonia Lekura, artiste-peintre, la gentillesse de Jacqueline Lamba, l’ex-femme de Breton, la générosité de l’amant de celle-ci, David Hare… Tandis que Duits n’est pas tout à fait dupe de ce rôle de jeune homme sublime par lequel Breton l’a intronisé dans le groupe en le proclamant génie poétique.
Charles Duits, peintre.

 

     Plus tard de retour en France, dans le milieu des Édition de Minuit, où l’on croise Georges Bataille et Pierre Klossovski, Duits commet un roman dédié à Kurt Seligmann, un autre ami de New York : « Le mauvais Mari » tableau de mœurs très « années 1950 », que j’ai la faiblesse de beaucoup aimer, alors que l’auteur semble le regretter autant que les intrigues littéraires de ce petit monde. Breton, dont on connaît pourtant les furieuses charges contre « cet art dépassé », semble lui aussi charmé, fait du prince. Ici, une question vient à l’esprit du critique indiscret : la grande Annie Le Brun, préfacière de « André Breton a-t-il dit passe » dont on sait les foucades contre le roman, en-a-t-elle eu connaissance ? 

    Duits et Breton ne se voient plus alors que de loin en loin, leurs relations marquées par les ruptures auxquelles le pape du surréalisme était enclin. Mais il s’agit au fond de ce malaise originel qui ne quittait pas l’adolescent de New York, voire le Grand Homme lui-même, nimbant tout ce livre, entre extase et angoisse. C’est son incalculable étrangeté. Son indiscutable mérite reste, sans méconnaître ni les défauts d’emportement, ni certaines reculades, voire mesquineries la plupart du temps bénignes, de rendre à André Breton une grande lumière d’humanité, quelque chose de phosphorescent, indiscutable dans le fatras surréaliste. La générosité d’abandon, par exemple, dont Breton fait preuve en répondant à Duits, qui lui reproche d’avoir négligé son œuvre personnelle pour écrire des préfaces, très simplement qu’il savait que c’était son devoir. Ce personnage historique pour lequel on ne peut éprouver a priori que des sentiments mêlés, redevient tout à coup sympathique et même proche. Ce qu’Annie Le Brun résume brillamment dans la première phrase de la préface, aussi nue que l’entrée en matière de Duits : « Non, ce livre n’est pas un témoignage de plus sur André Breton. » 

    Et puis il y a le portrait que Duits dresse de lui-même. Au jeu du hasard objectif de ce compte-rendu frémissant d’une amitié bouleversante, on repense aux vers de Tristan Tzara : 
    « Je parle de qui parle qui parle je suis seul 
    Je ne suis qu’un petit bruit, j’ai plusieurs bruits en moi… » 

 Thierry Marignac, mars 2024.

19.2.24

"A TRUE FAKE": SCHTYKNOJ, avec Vincent Deyveaux

    Hello my friends… un clip ici sur Antifixe, je crois c'est la première fois… mais c'est un clip "politique", avec des images d'actualités, un peu comme au vingt heures. Je tiens une chronique depuis 2019, un diary photo sur un média concurrent, (à voir ici : instagram.com/vincent_deyveaux/), et mes amis péterbourgeois m'ont demandé d'en faire un montage pour leur chanson, ou plutôt leur gueulante intitulée"A true fake", qu'ils ont consacrée à l'année 2022 et à ses habitants, ici, en fédération de Russie. C'est pourquoi toutes les images choisies datent de la période de mars à décembre 2022. Toutes sont de moi, ou plutôt de mon téléphone, d'où le format. Les vidéos aussi. Beaucoup sont des images d'images. Le sujet est l'année 2022, comme on a pu la vivre et la ressentir devant sa porte.Vincent Deyveaux. 


"A true fake": SCHTYKNOJ (Nikonov Alexey et Porubov Dmitry).

Images et montage: Vincent Deyveaux

Штыкнож - настоящий фейк


11.2.24

Procès d'Assange les 20-21 février: la riposte de l'art contemporain



    L’INÉNARRABLE MOLODKINE A LE SENS DU TRAGIQUE : 
    
     En riposte à la prochaine session du procès-fleuve d’Assange — l’intéressé risque son expulsion aux États-Unis où l’attendent 175 ans d’incarcération dans une prison fédérale — l’inénarrable artiste contemporain, d’origine russe, Andreï Molodkine, résident français, a lancé une opération de grande envergure, un coup de poker. 
     Si je me flatte d’être devenu en quelques années un des bons copains de Molodkine, je suis loin de partager tous ses parti-pris. Je ne partageais pas forcément ceux de mon ami Limonov, ce qui ne nous a jamais empêché de fraterniser pendant 39 ans, notamment par l’ironie et la lucidité. Il n’y a que dans l’abrutissement post-moderne que l’amitié signifie un accord sur tout, un blanc-seing idéologique. Le facteur humain, la sympathie, le rire, les aventures traversées ensemble passent à l’as — le néo-stalinisme politcorrect exige une soumission absolue à son ordre du jour, jusque dans l’intimité amicale.     
    Quoi qu’il en soit, Andreï m’épate une fois de plus. Je l’ai connu à Londres entre des rappeurs jamaïcains survoltés et le milieu oligarchico-interlope ex-URSS vivant chez la Perfide Albion. Un contraste saisissant où Molodkine naviguait en eau trouble qu’il affectionne dans la prestigieuse galerie d’art moderne de Saatchi, une des plus réputées de Londres. Il en fut question dans ces pages en juin 2019. Je l’ai connu ensuite à son soviet d’art contemporain dans le Sud-Ouest, où ce père de famille concoctait ses provocations politiques considérées comme un des beaux-arts. 
     En l’occurrence, Andreï suscite une fois de plus l’admiration. Comment et par quels circuits s’est-il débrouillé pour rassembler dans un énorme coffre-fort des œuvres d’art majeures — Picasso, Warhol, Rembrandt !… — données par des collectionneurs et artistes menaçant de les détruire avec un « commutateur de l’homme mort » en cas de danger pour la vie d’Assange ?… Bien joué, vieux frère !…     En ouverture inaugurale de cette campagne visant à rappeler que le destin d’Assange est le nôtre, réclamant une imagination supérieure et une conception impeccable, un article, assez médiocre du reste — mais qu’attendre d’autre des journalistes de gauche (pouah !) du New Yorker — sourcé et vérifié 20 fois à l’américaine, détaillant ses soutiens, son histoire, ses faits d’arme. Bravo Andreï !… 
     Ayant traversé l’enfer soviet, Molodkine ne transige pas avec la liberté. Le soviétisme sous-jacent de l’Euro-Amérique ne lui échappe pas non plus, 30 ans plus tard. Au lien ci-dessous, les lecteurs anglophones pourront retrouver, outre les jérémiades américaines inévitables, une description en profondeur de ce coup d’éclat inédit — Assange doit être libéré coûte que coûte, qu’importe les chefs-d’œuvre, il en va de notre santé mentale — voire physique — à tous : 


Thierry Marignac, février 2024;

11.1.24

Poésie pétrolière


 


    La vie offre parfois — rarement — des surprises. L’ami Bakhytjan Kanapianov, poète auteur du recueil "Perspective inversée", traduit par votre serviteur, vient de m’envoyer les poèmes d’un ami à lui de… Alma-Aty. Outre le défi que présente une telle traduction, on retrouve chez lui peut-être pas par hasard, un fil conducteur de la poésie soviet quand elle exaltait l’effort et le travail d’équipe, la fraternité du labeur, une sonorité qu’on n’avait entendue depuis très longtemps… Le futur ministre avait séjourné au Yémen entre 1983 et 1987, dans une équipe soviétique de forage… 


 BAKTYKOJA IZMOUKHAMBETOV (POÈTE) 
 Originaire du Kazakhstan occidental, président du conseil des vétérans, scientifique, un des fondateurs du secteur pétrolier du Kazakhstan indépendant, Baktykoja Salakhatdinovitch Ismoukhambetov continue en la renouvelant l’antique tradition des steppes selon laquelle l’apparition d’un individu doté de dons multiples était un phénomène habituel. 
 (Vers traduits par Thierry Marignac) 



 
Aïad, Seyoun, El-Moukalla, 
 Alim, Chabda, Khodramaout, Aden, 
 La route de l’amitié nous appelait au Yémen, 
 Nous avions trouvé des sources de pétrole en bas. 
 Un géologue avec des géophysiciens est ici, 
 Foreur, cuistot, médecin, chauffeur, maçon
 Tous un chemin épineux ont franchi 
 Chacun est un héros, vainqueur à sa façon. 
 Nous unirent bientôt de forts liens familiaux 
 Nous nous comprenions à demi-mot, 
 Appréciant le rôle de chacun et sa mission 
 Toujours prêts à l’exploit, toujours prêts au boulot. 
 Soixante degrés à l’ombre, le khamsin sur la face
 La tempête de sable déchaîne ses hallebardes,
 À chaque heure, il faut être guerrier de race, 
 D’un combat avec la nature, à l’avant-garde. 
 Après le déjeuner, le jeudi yéménite 
 Les hommes mâchent le kat, captant des visions
 Même si depuis Mahomet le prophète, la boisson est interdite, 
 D’autres voluptés, accessibles leur sont. 
 Dès l’aurore, l’appel du muezzin, 
 Des vagues de fidèles conduit à la mosquée : 
 Hebdomadairement, le vendredi, un flot humain, 
 Emplit les temples de ses rangs serrés. 
 Et le peuple nomade des bédouins, 
 Vit comme une sentinelle du désert. 
 L’étranger de passage n’ira pas loin
 Les tentes se sont figées comme des gardiens. 
 Dans les terres désertiques, de fructueuses contrées : 
 Chourma, Papaye, orange, citron, les fruits 
 Nous avions trouvé un paradis béni, 
 Vers le sommet des arbres, l’œil était attiré. 

 БАКТЫКОЖА ИЗМУХАМБЕТОВ 

 Аяд, Атак, Сейун, Эль-Мукалла, 
Алим, Шабва, Ходрамаут и Аден…
 Дорога дружбы в Йемен позвала,
 Источник нефтяной был нами найден. 
 Геолог с геофизиками здесь, 
Бурильщик, повар, врач, шофёр, строитель. 
Достойно пройден путь тернистый весь, 
И каждый был герой и победитель. 
 Сплотились быстро в крепкую семью, 
Друг друга понимали с полуслова, 
Ценили роль и миссию свою,
 К труду, как к подвигу, всегда готовы. 
 В тени плюс шестьдесят, хамсин в лицо 
Песчаной бурей яростно швыряет. 
Здесь ежечасно нужно быть бойцом, 
В борьбе с природой, на переднем крае. 
 После обеда в йеменский четверг 
Мужчины кат жуют, ловя виденья. 
Пусть Мухаммед-пророк вино отверг – 
Доступны им иные наслажденья. 
 А спозаранок муэдзина глас 
В мечеть погонит правоверных волны: 
Еженедельный пятничный намаз, 
Рядами тесными все храмы полны. 
 И бедуины, кочевой народ, 
Живут здесь словно стражники пустыни. 
Чужак залетный мимо не пройдёт, 
Жилища их сторожками застыли. 
 В пустынных землях – плодородный край: 
Хурма, папайя, апельсин, лимоны… 
Мы обрели благословенный рай, 
Притягивают взор деревьев кроны.

7.1.24

De l'héroïsme en poésie




 

    Depuis longtemps, on remet à plus tard un essai savant d’académicien : le poète comme héros de ses poèmes — une tendance très prononcée chez certains Russes. Mélodrame ou tragédie, voire farce grandiose comme chez Oleïnikov, tout dépend d’une certaine qualité de mise en scène, qui différencie le méchant rimailleur de l’artiste. Pour paraphraser les éloges récents de Jérôme Leroy sur l’autobiographie « Photos passées » (Thierry Marignac, Manufacture de livres), c’est sans doute dans le décalage réussi entre le poète qui écrit et le poète héros de ses propres vers, que se niche la poésie. Des pleurnicheries sublimes d’Essenine sur le vieillissement — lui qui mourut à trente ans — aux larmes de colère d’un Limonov, en particulier à la période new-yorkaise, en passant par le désespoir hautain, le dandysme méchant de Lermontov, jusqu’aux lourds paysages de Boris Ryjii — qui mourut à vingt-sept ans — dans l’Oural, le méridien du talent change en or le plomb de l’amertume, les grisailles du chagrin…


    (Poème traduit du russe par Th. Marignac)
     
    Les motifs, connus dès l’enfance,
     De l’aube, les vermeilles fulgurances, 
     De la mort, de la fin et des moyens, 
     De la patrie, que le diable emporte les siens. 

     Se glissent sur la terre ferme à nouveau, 
     À la vitre du tramway vont se profiler. 
     Que ma pauvre âme soit sauvée, 
     Laisse — un souvenir de ma pauvre peau. 

     Pour que vivent, selon un droit éternel, 
     Tous ceux qui sont nés pour la vie, 
     Lâche-moi dans le ruisseau, face vers le ciel, 
     Lave mon cœur avec la pluie. 

     Tout est si niais et si vert, 
     Mais si bon, putain de ta mère, 
     Comme si le dernier mot, 
     Me laissaient prononcer les salauds. 
     Boris Ryjii, 1998. 



 Мотивы, знакомые с детства, 
про алое пламя зари, 
про гибель про цели и средства, 
про Родину, черт побери, 

опять выползают на сушу, 
маячат в трамвайном окне. 
Спаси мою бедную душу 
и память оставь обо мне. 

Чтоб жили по вечному праву 
все те, кто для жизни рожден,
 вали меня навзничь в канаву, 
омой мое сердце дождем. 

Так зелено и бестолково, 
но так хорошо, твою мать, 
как будто последнее слово 
мне сволочи, дали сказать. 
1998 Б. Рыжий.