V. Kozlov, et notre breuvage favori |
1986, avant-dernier roman (non traduit en français) de Vladimir
Kozlov (Voir, en français, Racailles, et, Retour à la case départ, éditions Moisson Rouge):
I986, (éditions, Fluid Free Fly, Moscou, 2012, collection,
« romans russes pour l’Europe »), polar pur jus de Vladimir
Kozlov, colle aux canons du genre : il s’agit des investigations sur viols
et meurtres en série dans l’URSS crépusculaire de la pérestroïka, menées par
deux enquêteurs, Youri et Sergueï, de la Prokouratoura
au cœur d’une zone industrielle interlope de Biélorussie. S’agit-il d’une
ville ?… Oui, elle a un centre, où les néo-nazis de Moscou viennent
« fêter » la naissance d’Adolf Hitler, réjouissances impossibles dans
la capitale de toutes les Russies où les kaguébistes auraient vite mis un terme
au sacrilège. La cérémonie se termine du reste en échauffourée, en rixe
sauvage. Youri, le plus jeune, le moins expérimenté des enquêteurs, y prend
part, knock-outant un ou deux fervents du 3e Reich, non sans écoper
lui-même d’un mauvais coup au passage qui l’étend pour le compte.
… Mais c’est aux lisières de ce trou de province oublié de
l’empire que des collégiennes sont agressées au coin d’un bois, entre une usine
chimique qui déverse ses poisons chimiques dans le Dniepr, et un camp de
tziganes près de la voie ferrée où l’on trafique à tout-va les marchandises prohibées dans l’univers soviet : jeans, disques, pièces détachées,
chewing-gum, contrefaçon des grandes marques de vêtements occidentales. Le
Dniepr si pollué que les habitants de ce trou d’enfer ne se baignent que d’un
seul côté du fleuve. Les tziganes au trafic si florissant, que leurs voitures
rutilent et font baver d’envie nos enquêteurs. Dont l’enquête piétine, exilée
dans un secteur sinistre et sans loi, où règnent sauvagerie et brutalité sous
les slogans triomphalistes gorbatcheviens placardés au milieu de nulle part : La Pérestroïka est une nécessité impérative
surgie des profondeurs du processus de développement de la société
socialiste ! Les suspects se
suivent sans se ressembler forcément, des collégiens anti-sociaux, des
chauffeurs-livreurs qui détournent la marchandise de leurs usines, le directeur
de l’école, intouchable, car membre du parti depuis trente ans, plusieurs fois
décoré pour ses états de services pédagogiques et vétéran du travail… Si Sergueï
est décidé à obtenir une promotion grâce à des aveux arrachés aux suspects
coûte que coûte, par exemple au moyen d’une bonne vieille trempe, Youri de son
côté semble sujet aux états d’âme, revenu dans sa ville de province on ne sait
trop pourquoi, alors qu’il a fait ses études à Minsk et que sa copine était
fille du procureur et lui proposait un coup de pouce…
Comme si la chape de
plomb de la zone l’ensorcelait de son charme sinistre, de sa tristesse
cul-de-sac. Youri est fan de heavy-metal,
mordu de tous les groupes interdits d’antenne, Deep Purple, Led Zeppelin, Black Sabbath, et il fréquente les
concerts semi-clandestins de leurs imitateurs locaux, souvent ses amis
d’enfance. Et la poursuite désespérée de l’insaisissable assassin participe au
lent dérèglement de tous ses nerfs, à l’heure où la catastrophe de Tchernobyl
dépose une couche supplémentaire d’épouvante à la déchéance et au racisme d’une
société qui pourrit. Mais celle-ci est au fond si ordinaire, que la menace
radioactive ébranle à peine la forteresse d’indifférence résignée de tout un
chacun, sauf chez quelques commères. Dans ce printemps atroce, Youri entame une
liaison avec une ex-condisciple d’une des victimes.
Vladimir Kozlov a raconté dans une interview récente qu’il
était retourné aux sources du « noir » pour construire ce roman,
l’Amérique de la Grande Dépression et le roman hard-boiled des pères fondateurs du genre — peut-être pour sortir
de son minimalisme punk, ou plutôt le métamorphoser en classicisme polar. De
même, il a évoqué la nécessité de revenir sur le crépuscule des dieux soviets,
dont il est, au fil des années, et avec un remarquable sens du détail partout
présent dans 1986, un archéologue
minutieux. Au fait, la Russie d’aujourd’hui sort de là !… Et sa classe
dominante !…
Chez les enquêteurs de 1986,
l’auteur a acclimaté le désabusement des flics tordus ou justiciers cyniques
d’Amérique dans l’univers soviet en tous points aussi cruel. Spécificité
locale, ils mènent l’enquête et instruisent l’affaire tout à la fois. En
Russie, jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’instruction d’une affaire est menée par
l’accusation, ce qui a fait bramer le chœur des vertus d’Union Européenne plus
d’une fois, au nom de l’État de droit.
Au-delà des particularités « folkloriques » ou
« rétro », tout se passe, néanmoins, comme si Vladimir Kozlov avait
écrit un antipolar, forme non pas contemporaine, mais hypercontemporaine, du style noir : sous ses faux airs de céder à "l'enquêtisme" dominant chez les crétins du polar… un superbe roman aux couleurs
d’agonie collectiviste sur l’impossibilité de conclure.
Extraits de la Post-Face de 1986
de Youlia Tchtcherbinine, intitulée : Autobiographie de la réalité.
« Certains lecteurs sont captivés par l’authenticité et la netteté des
contours de la vie courante des textes de Kozlov, sa capacité à saisir les
détails quotidiens ; d’autres par la véracité et le caractère sans merci
de ce reflet du réel russe ; d’autres encore sont séduits par le naturel
des comportements et la vivacité de la langue des personnages du
romancier. »
« Cependant,
il n’y a chez Kozlov aucun copiage littéral de la réalité. Tout est
l’aboutissement d’un tri sévère et d’un filtre très précis. L’élimination de
l’inutile, de la digression, tout ce qui ‘troublerait l’image’.
Expression maximum, sous une forme minimale. »
« Ce
qu’il y a de plus effrayant dans les récits de Kozlov, ce n’est pas la violence
elle-même mais la soumission à celle-ci, ou son acception cynique. La recherche
de ses mécanismes comme quelque chose d’extérieur (dans les vices sociaux, les
circonstances objectives, les difficultés de la vie) en lieu et place d’une
reconnaissance honnête de la nature agressive de l’homme. Toute notre vie est
faite de violence et de résistance à celle-ci. Ou bien de l’absence de
résistance. Et cette dernière est bien la plus cauchemardesque. »