30.6.14
27.6.14
Gares
21.6.14
L'EIIL en Irak, par le Fou de guerre
The War Nerd, alias le Fou de Guerre, alias Gary Brecher, nous a baladé sur tous les fronts du monde depuis son apparition dans la revue eXile, à Moscou, au début des années 2000. Depuis lors, on est accro à sa précision "chirurgicale" (comme les frappes) à sa vision globale des conflits, et à son humour macabre. Voici son compte-rendu des avancées djihadistes en Irak des derniers jours. Les lecteurs anglophones pourront le retrouver au lien suivant:
LE FOU DE GUERRE : TOUT CE QU’IL FAUT SAVOIR SUR L’EIIL « TROP EXTRÉMISTE POUR
AL-QUAÏDA ».
Par
Gary Brecher
Le
16-06-2014
(Traduit par TM)
Comme nous le rappellent les Saintes Écritures « Ne
croyez pas la pub ou l’hyperbole ». L’hyperbole du moment concerne l’EIIL,
la milice sunnite qui vient de repousser la soi-disant armée irakienne hors des
limites de Mossoul, Tikrit, et d’autres villes d’Irak.
Il s’agit là d’un de ces coups de théâtre militaire qui sont
beaucoup moins significatifs qu’ils n’en donnent l’impression. « L’armée
irakienne » mise en déroute par l’EIIL n’est pas vraiment une armée
nationale, et l’EIIL elle-même n’est pas vraiment une force militaire
dominatrice. Elle a réussi à occuper ces villes en profitant des vides laissés
par une troupe sectaire et assez faible. Occuper les vides de ce genre, c’est
le talent de l’EIIL. Et c’est la seule chose qu’ils savent faire.
L’EIIL est une milice sunnite sectaire — rien de plus. Assez
importante, pour une milice — 10 000 combattants. La plupart sont Irakiens, on
compte quelques Syriens, et il y a quelques centaines de ces « Djihadistes
européens » qui font couler tant d’encre, en dépit d’une valeur militaire
négligeable sur le terrain. La véritable force de l’EIIL ce sont les combattants
tchétchènes, environ un millier. Mille Tchétchènes, c’est une troupe à prendre
au sérieux, et, si elle descend sur votre quartier, terrifiante. Les
Tchétchènes sont les combattants les plus effrayants toutes catégories
confondues, sur la planète.
Mais enfin, il n’est tout de même question que d’une force
militaire conventionnelle ne s’élevant même pas à une division. C’est une
puissance combattante réelle, mais très limitée. Ce qui signifie, qu’en dépit
de tous les gros titres effrayants que vous pourrez découvrir dans la presse,
l’EIIL ne prendra jamais Bagdad, et ne parlons même pas des villes shiites du
Sud comme Karbala. Ils n’ont aucune chance non plus de s’emparer des
territoires kurdes au Nord. Tout ce qu’ils parviendront à réaliser — tout ce
qu’ils ont déjà fait, en entrant dans des villes sunnites comme Mossoul et
Tikrit — est d’achever la partition de l’Irak entamée par notre cher
ex-président Bush en 2003. En écrasant l’Irak sunnite dirigé par Saddam, les
Américains ont rendu cette partition inévitable. En réalité, l’Irak est déjà
morcelé depuis l’invasion ; mais la partition est mal faite, le pays est
scindé en deux au lieu des trois parties qui lui seraient naturelles : le
nord kurde, et le reste occupé par une force faible et sectaire shiite, baptisée
« Armée Irakienne ». Le centre du pays, appelé « Triangle
Sunnite », n’avait pas droit à l’existence et subissait la férule inepte
et impuissante de l’armée shiite.
En occupant les villes sunnites, l’EIIL a simplement opéré
une partition plus rationnelle, en créant un troisième territoire, en ramenant
un pouvoir sunnite dans le Triangle Sunnite. Les troupes shiites, qui ont reflué
dès qu’elles ont entendu dire que l’EIIL était en marche, soupçonnaient sans doute
que les Sunnites chercheraient à récupérer leur terre un jour ou l’autre. C’est
pourquoi elles ont foutu le camp sans même faire mine de se battre.
Grâce à l’EIIL, la partition de l’Irak suit donc un partage
plus naturel et plus raisonnable. La transition va faire des dégâts, ce qui est
la règle en Irak, avec des exécutions massives de collaborateurs, comme celles
qui sont actuellement en cours à Mossoul et Tikrit.
Mais au bout du compte, l’EIIL s’est simplement engouffré
dans une vacance du pouvoir, un vide, ce qu’ils font depuis le début.
L’EIIL a toujours su engendrer des histoires à faire peur
sur son propre compte. Par exemple, l’idée qu’on les avait expulsé d’Al-Quaïda,
parce qu’ils étaient « trop extrémistes ». Il est vrai que l’EIIL a
des comptes à régler avec Zawahiri, le chef en titre d’Al-Quaïda, mais ça n’a
rien à voir avec l’extrémisme. Il s’agissait d’une querelle de clocher pour
savoir qui obtiendrait la licence Al-Quaïda en Syrie, et cela a démontré la
caractéristique la plus saillante de l’EIIL en action : un don inné pour
s’emparer des points faibles.
En réalité, la querelle de l’EIIL avec Zawahiri ressemble
beaucoup à une chicane de bureau. Il est toujours utile de se souvenir que les
Djihadistes sont des gens comme les autres, et que leurs désaccords ont
tendance à survenir au sujet de questions organisationnelles très ordinaires.
Il est certes parfois un peu plus difficile de s’en rendre compte lorsque les
querelles sont résolues par des décapitations et ce genre de rituels assez
cinématographiques, mais il ne s’agit au fond que d’un comportement humain
classique : les primates s’affrontant pour la prééminence en termes de
rang et de pouvoir, Game Of Thrones
avec une bande-son islamique.
Le nom du groupe lui-même résulte d’une suite de disputes
intestines et de guerres locales. EIIL signifie « État Islamique d’Irak et
du Levant ». Les Arabes n’emploient pas cet acronyme, lui préférant
« Daash », qu'on a vu employé dans le gros titre décrivant les
conséquences de la conquête de Mossoul par l’EIIL : « Daash a exécuté
12 imams (sic) qui ont refusé de lui prêter allégeance ».
Le plus important, c’est que ce nom est lumineux en ce qui
concerne sa politique — État
Islamique » — et très souple en termes de territoire. L’État Islamique est
censé conquérir la terre entière, peu importe donc quel est sa base de départ.
Les frontières du Moyen-Orient arabe — Irak, Syrie, Jordanie — n’ont pas grande
signification si l’on croit en un Califat qui englobe tous les croyants du
monde. L’EIIL a donc toujours été assez vague sur les notions territoriales.
C’est un groupe assez fluide, qui s’éloigne des lieux où il est en péril et
s’avance vers les zones chaotiques, les régions où les autorités ne disposent
que d’un pouvoir affaibli et où il y a de la place pour s’étendre. Il faut
penser à l’EIIL comme à une matière intermédiaire entre le gaz et le liquide,
qui s’immisce dans les creux.
Il a été fondé au début des années 2000 par un groupe de
militants sunnites désireux de renverser la monarchie jordanienne. Vous vous
souvenez peut-être d’une figure évanescente appelée « Al Zarqawi »
dont les haut-parleurs américains de relations publiques avaient fait le Grand
Moufti de l’insurrection sunnite en Irak . Il s’appelait « Al
Zarqawi » parce qu’il venait de la ville de Zarqa, fondée par les
réfugiés tchétchènes en Irak qui avaient injecté une bonne dose de férocité
tchétchène à des Arabes plutôt pacifiques.
Le groupe de Zarqawi n’eut pas grand succès en Jordanie. La
Légion Bédouine (une création coloniale britannique) et les organes de sécurité
du royaume hachémite sont loin d’être des rigolos, comme l’avait découvert en
son temps (automne 1970) l’OLP, au cours de ce qu’on appela par la suite
« Septembre Noir ».
En 2002, Zarqawi était dans la mouise, en cavale avec une
balle dans la jambe. Les Sunnites n’avaient guère le vent en poupe dans tout le
Moyen-Orient, jusqu’à ce que deux gusses appelés Bush et Cheney leur donnent
une nouvelle vie en envahissant l’Irak, écrasant l’État sunnite dirigé par
Saddam et poussant des millions d’irakiens sunnites à l’insurrection armée.
En quelques mois, des groupes d’insurgés virent le jour dans
tous les secteurs sunnites. C’est ainsi que naissent les insurrections :
les mecs (soyons honnêtes, les soulèvements sunnites sont dominés par les
hommes, je ne vais pas m’encombrer de pronoms émasculés) rassemblent leurs
cousins, choisissent un nom sunnite repérable et préparent leur premier coup.
L’épreuve du feu est assez brutale pour ces groupes.
Certains sont infiltrés et trahis avant même de passer à l’action — tel ou tel
cousin n’était pas aussi digne de confiance qu’on l’avait supposé. Certains se
font massacrer à leur première attaque contre une patrouille de l’armée, ou
bien y laissent le chef qui faisait l’unité du groupe. Certains éclatent pour
des questions d’ego, et le perdant balance le vainqueur aux autorités. Le
nombre de victimes est accablant au cours de ce processus de sélection
artificielle, et ne survivent que ceux qui ont assez d’agilité pour s’éloigner
des zones de péril, vers le chaos, plutôt que de combattre jusqu’au dernier.
La carrière de Zarqawi est un exemple de cette fluidité.
Plutôt que de s’installer immédiatement en territoire sunnite, juste après
avoir fui la Jordanie pour l’Irak, il débuta avec un groupe djihadiste kurde
Ansar al-Islam, qui se terrait à Halabja, un village montagnard à quelques
kilomètres de Souleimaniya, où j’enseignais. À l’époque où je me trouvais sur
les lieux, en 2010, les indigènes se vantaient encore de la bataille qui avait
chassé Ansar al-Islam de Halabja, tuant presque tous ses militants.
Zarqawi réussit à échapper au massacre et atterrit dans le
Triangle Sunnite, collaborant avec une myriade de groupes djihadistes qui
changent de nom plus souvent qu’un groupe de rock accro au speed. (…).
Le groupe de Zarqawi, parmi les nombreux du genre qui se
formaient dans le Triangle Sunnite, changea souvent de nom avant de se décider
pour celui de : « État Islamique d’Irak » qui avait le
mérite d’être clair, à l’automne 2006. Zarqawi lui-même n’était plus de ce
monde, vaporisé par un raid aérien américain en juin 2006.
À l’époque, les journalistes américains avaient célébré
cette mort, plébiscitant la théorie du Leader Suprême de l’insurrection qui
n’est jamais exacte. Les groupes d’insurgés changent de dirigeants plus souvent
que le groupe Spinal Tap ne change
de batteur, et cette perte les rend souvent plus forts, parce que chaque
nouvelle génération élit le plus impitoyable et le plus malin des survivants du
groupe. Les martyrs volontaires meurent vite. Les idiots machistes plus vite encore.
Seuls les gestionnaires les plus coriaces, prudents, et efficaces vivent assez
longtemps pour progresser dans la hiérarchie.
Le combat est une épreuve de sélection stupéfiante. Le
talent n’est jamais aussi mal récompensé que dans l’armée d’un pays en paix, et
il n’est jamais reconnu plus vite que dans une armée engagée dans un combat. Et
les forces irrégulières, qui subissent des pertes à dix contre un contre les
forces conventionnelles de l’occupant, passent par un processus de sélection
d’une rapidité cauchemardesque.
L’EIIL connut beaucoup de chefs avant que l’un d’entre eux
ne s’impose. C’était le produit des écoles islamiques et des camps de
prisonniers américains. Il se faisait appeler Abou Bakr al Baghdadi, ce qui ne
veut rien dire, sinon qu’il se prétendait originaire de Baghdad. Il sortit de
prison en 2009, prit une place de chef vacante depuis un raid aérien qui avait
tué son prédécesseur — rien de tel que les raids aériens pour libérer les
postes de commandement — et supervisa le décrochage de l’EIIL de la zone de
danger vers les déserts de la province d’Anbar où les sheikhs sunnites
entretenaient des réseaux claniques très étroitement liés. Ce n’était pas
grand-chose, mais c’était un sanctuaire, ce dont une milice/ guérilla a besoin
avant toute chose.
La seconde chance de l’EIIL survint en 2012 avec la guerre
civile en Syrie. Vers l’Ouest, au-delà du désert d’Anbar, s’ouvrait en Syrie
une occasion unique de s’organiser. Les troupes d’Assad avaient évacué
l’essentiel de la Syrie orientale pour défendre les terres alaouites le long de
la côte. Beaucoup de gens profitèrent de cette vacance : les Kurdes
syriens qui occupèrent la coursive située le long de de la frontière turque au
nord-est ; des douzaines de groupes mafieux/résistants qui se mobilisèrent
pour profiter des frontières grandes ouvertes ; et le noyau dur de l’EIIL,
qui vit une occasion de créer un petit émirat dans le no man’s land à l’est de
la Syrie, le long des frontières jouxtant Anbar.
Voilà le point-clé : l’EIIL est une expérience de
physique sous la forme d’un groupe de guérilla. Il a commencé comme un groupe
d’insurgés en Jordanie. Ce pays s’est révélé trop coriace, et le groupe était
en danger de mort jusqu’à ce que Bush et Cheney le ressuscite en envahissant
l’Irak. L’EIIL s’installa en Irak, d’abord au nord, au Kurdistan, et ensuite,
lorsque la pression commença à être insupportable, vers le sud et l’ouest,
finissant à Anbar. Et lorsqu’un nouveau territoire vierge s’ouvrit à l’ouest de
la Syrie, l’EIIL s’y infiltra comme un nuage de pluie — suivant une voie de
communication naturelle, l’Euphrate, qui s’écoule vers l’est de Syrie en Anbar.
La Syrie aurait du voir le triomphe de l’EIIL, mais ça
tourna mal pour eux. Non pas qu’ils soient trop « extrêmes », mais
parce qu’ils s’efforcèrent de conquérir le marché face à des concurrents
expérimentés. La Syrie était un terrain grand ouvert pour les Djihadistes,
libres d’agir comme bon leur semblait après des décennies d’une répression très
efficace.
Les Djihadistes de salon gras à lard du Koweït, d’Arabie
Saoudite et des Émirats y déversaient de l’argent — de quoi fournir un salaire
occidental à un combattant : 1500 $ par mois. Si vous aviez de la tchatche
et que vous étiez capables de vous souvenir de quelques passages du Coran, vous
pouviez rafler des investissements. Les entrepreneurs militaires affluèrent
pour profiter de l’aubaine ; tant, qu’en 2013, on ne recensa pas moins de
1200 groupes de Djihadistes en Syrie.
Ces milices embryonnaires fleurissaient, prospéraient avant
de disparaître aussi vite que des restaurants éthiopiens. Dans ce paysage
chaotique, l’EIIL s’apprêtait à s’imposer, disposant d’une expérience de
guérilla vieille d’une décennie, acquise à la dure en Irak. L’EIIL connut des
débuts prometteurs, s’emparant de la ville stratégique de ar-Raqqah au centre de la Syrie, le long
de l’Euphrate, au-dessus de sa base d’Anbar, de l’autre côté de la frontière.
L’EIIL disposait dorénavant d’un sanctuaire pour ses opérations. La milice
n’avait jamais encore joui d’un tel luxe.
Du coup, Abou Bakr a commencé à s’affirmer en Syrie. Un peu
trop, en fait. Le Djihad est peut-être universel, mais la politique, comme on
dit, est toujours locale — et les autochtones n’appréciaient pas beaucoup que
des combattants étrangers leur dictent la façon dont ils devaient mener leur
guerre. Il ne s’agissait pas d’être trop « extrême », ou
« Islamistes ». Toutes les milices Sunnites de Syrie sont Islamistes.
Il n’y a pas de combattants laïques en Syrie, en tout cas personne n’est prêt à
admettre un truc pareil. C’est pas très bon pour la santé. Chacun des 1200
groupes de guérilla est « extrême » et « islamiste ». À
quoi bon être Djihadiste, si on ne croit pas au Djihad ?
La vraie question, c’était le pouvoir. Qui dominait la
Résistance ? Bien sûr, il y avait des groupes fantoches tels que
« L’Armée Syrienne Libre » (une pause pour rigoler), organisés pour
convaincre l’Occident de fournir des armes conséquentes en jouant les modérés.
Mais de combien de divisions disposait-elle ? Aucune, en fait, quelques
officiers déserteurs de l’armée d’Assad, mais très peu de combattants prêts à
mourir pour la cause.
Il n’existait en réalité que deux prétendants au titre,
l’EIIL et Jabhat al-Nusra, chacune de ces milices aussi extrêmes et islamistes
qu’on puisse l’être. JaN était plus enraciné en Syrie, mais l’EIIL avait mené
le Djihad pendant dix longues années et Abou Bakr se sentait le droit de se
proclamer l’émir de la guerre en Syrie. En bon PDG, il se déplaça vers l’ouest
pour prendre la tête de l’opération syrienne en plein essor, et prit le nom
d’EIIL pour montrer qu’on se focalisait sur la Syrie.
Mais lorsqu’on a 1200 factions en présence, on a 1200 egos à
conforter et chacun d’eux disposent de dizaines, voire de centaines d’hommes
prêts à tuer et à mourir sous ses ordres. Ceux-ci n’étaient pas d’humeur à laisser des Irakiens prendre le contrôle de
la révolution syrienne, et insistait pour que la gestion du conflit soit
locale, alors que l’EIIL se jugeait garante d’un mandat universel de Djihad.
Les contradictions locales/ universelles sont profondes en Islam, qui a
emprunté l’universel au christianisme. En théorie, un Tchétchène qui connaît le
Coran a le droit de dire à un Syrien ce qu’il doit faire. En pratique, c’est un
abruti, et s’il vous dit de faire différemment
que ce que votre famille a fait d’une certaine manière depuis des
générations, peu importe le nombre de vers qu’il peut vous citer. Vous avez les
glandes.
Les troupes syriennes de l’EIIL étaient bourrées de pédants
islamiques grandes gueules, tous armés jusqu’aux dents, et prétendant apprendre
à vivre aux autochtones. Ce qui passait mal. Il ne s’agissait pas tant
« d’extrémisme » que de « localisme ». L’EIIL fut
finalement chassé d’Alep au profit de JaN et du Front Islamique — tous les deux
aussi extrêmes que l’EIIL, mais disposant de plus de recrues localement, plus en phase avec la population du lieu. Zawahiri se fit entendre de sa cachette
au Pakistan, manifestant sa réprobation pour l’EIIL : « Vous allez
tout foutre en l’air en Syrie comme Zarqawi en Irak ! ». D’après son
verdict, l’EIIL devait rentrer en Irak et JaN serait la boutique franchisée
d’Al-Quaïda en Syrie.
Abou Bakr n’apprécia pas beaucoup ce provincialisme. Quand
on s’est battu pendant dix ans et qu’on a vu tous ses proches abattus, la
plupart du temps de façon assez cruelle, on se soucie peu de froisser les
sensibilités locales, sans parler des ordres du QG, dans les montagnes du
Pakistan.
L’EIIL réagit avec un programme d’assassinats dirigé contre
les Djihadistes dissidents, qui débuta en janvier 2014. Lorsqu’ils abattirent
al-Suri (dit « Le Syrien ») l’envoyé de Zawahiri qui devait calmer
les esprits, en février 2014, la guerre était déclarée entre l’EIIL et toutes
les autres factions syriennes. Plus de 2000 victimes plus tard, on ne voit pas
la fin de cette guerre intestine.
Mais, tandis que la tension montait en Syrie, un nouvel
espace vulnérable s’ouvrait en Irak. Depuis le départ des Américains à la fin
2011, l’EIIL avait tâté les défenses des Shiites qui les avait remplacé,
cherchant les points faibles. Ils en trouvèrent des tas. En juillet 2013, ils
forcèrent les portes de la prison d’Abou Ghraïb — oui, la même — et libérèrent des centaines de leurs camarades qui
rejoignirent la guerre contre les Shiites irakiens. Les services de sécurité
shiites montraient des faiblesses, et dans cette gigantesque prison haute
sécurité qu’on appelle l’Irak, les autres prisonniers ne mettent pas longtemps
à les identifier et à vous tomber dessus.
L’EIIL n’avait plus qu’à s’orienter vers l’est, le long de
l’Euphrate. Ce fleuve délimite le territoire de l’insurrection sunnite. Il a sa
source en Syrie, passe par ar-Raqqah, le QG syrien de l’EIIL, et traverse
l’Irak, s’écoulant dans des places de l’EIIL telles que Ramadi et Fallujah
avant de bifurquer vers le Golfe. L’Euphrate délimite l’insurrection, non parce
que les combattants de l’EIIL en auraient besoin pour se déplacer, mais parce
qu’avant le XXe siècle, il n’était possible de s’installer que sur ses rives,
du coup les Arabes sunnites y ont construit leurs villes.
Au début de 2014, l’EIIL confronté à un affrontement sans
merci avec ses rivaux djihadistes syriens s’est contenté de descendre le
courant, le long de l’Euphrate, retournant au point faible flairé en Irak. Il
faut voir l’Euphrate comme une glissière ; lorsque la tension est devenue
intolérable à l’ouest, l’EIIL a glissé de l’autre côté, la ville de Fallujah,
prise par la milice au début 2014.
Ce qui n’était pas un tel choc. Fallujah a toujours été une
ville sunnite assez combative comme l’armée américaine a eu l’occasion de s’en
apercevoir une ou deux fois durant l’occupation de l’Irak. De nombreuses forces
irrégulières s’emparent de certaines pour de courtes périodes dans des
démonstrations de force, avant de battre en retraite lorsque l’armée régulière
avance. Mais, à Fallujah, ce ne fut pas le cas, et c’est désastreux pour Maliki
et la coalition shiite qui gouverne (plus ou moins) l’Irak. Leur armée
entraînée par les Américains s’est révélée incapable de reprendre Fallujah,
toujours aux mains de l’EIIL.
Ce qui était un signe de faiblesse à l’échelle des panneaux
publicitaires de Las Vegas, et d’autres places-fortes sunnites n’ont pas manqué
de s’en apercevoir très vite, en particulier Mossoul, où le corps des anciens
officiers de Saddam est bouillonnant depuis que les préjugés des occupants
américains les ont mis à la retraite. Mossoul est tombé aux mains de l’EIIL
durant la deuxième semaine de juin 2014.
L’EIIL contrôle à présent de larges portions de la Syrie
orientale et du centre ainsi que l’essentiel du désert d’Anbar. Il s’agit, ipso facto, d’un état sunnite,
s’étendant sur les frontières irako-syrienne, entre territoire kurde et shiite.
Et ça n’ira pas plus loin. L’EIIL s’est bien débrouillé pour
reprendre le centre sunnite d’Irak, son secteur naturel. La milice s’élancera
vers le sud contre les shiites, mais ceux-ci se battront bien mieux sur leur
territoire. S’ils ont deux sous de bon sens, ils n’essaieront pas de se frotter
au Pesh Merga kurdes. Je voyais les Pesh Merga quotidiennement, et, croyez-moi,
ce ne sont pas des gens qu’on a envie de contredire.
Donc, une sorte de confirmation des lois de la physique s’exprime
dans tout ce sang et ce chaos, exprimés dans les guerres ethniques de
territoire. Avec une variante, toutefois : certains phénomènes naturels n’ont
pas horreur du vide, notamment les milices ethniques transnationales.
Gary
Brecher (The War Nerd).
4.6.14
Les chants des bagnes soviets
(Traduit par TM)
L’époque
des chansons de voyous des rues est arrivée. Lentement, au fur et à mesure,
elles ont ratissé de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-nord, elles ont culminé
dans les buffets de gare des points de correspondance ferroviaires. Entre des
dents serrées, elles chantaient les décrets d’amnistie. Comme les pelotons
d’une armée à l’offensive, ces chansons tournoyaient autour des grandes villes,
et résonnaient avec tact dans les trains de grande banlieue, et puis enfin, à
l’épaule des réhabilités de 1958, elles entrèrent en ville. L’intelligentsia
les entonna à son tour ; il y avait quelque chose de piquant à constater
que les conversations aisées sur la Comédie Française se changeaient en
grossièreté mélancolique de prisonniers des camps, que les jeunes philologues évoquaient les
allitérations et les assonances d’un genre maudit. C’était devenu de la
littérature.
Youri Daniel
« Blatniak »
(chansons de voyous)
Le genre de la chanson de voyou
soviet possède une particularité remarquable : ses succès les plus
retentissants étaient liés à sa faculté de refléter l’époque contemporaine. Les
premières chansons populaires était
l’hymne de bagnard : « À travers la toundra, sur le chemin de
fer… », « Soit maudite, oh, Kolyma[1] »
chantaient les gens simples dans les arrière-cours d’après-guerre et les
bas-fonds tout autant que des tubes à la mode à l’époque tels que « Les
courtes nuits du mois de mai », « Le reste de bougie se
consume », « De Moscou à Brest », etc. Que l’époque
contemporaine traite les chansons des camps d’un point de vue monolithique si
ça lui chante, mais le dénouement des conflits correspondait à des situations
réelles de la vie de tous les jours. Ces chansons racontaient des problèmes de
la vie quotidienne. Elles en parlaient dans leur langage, dénué de tout vernis social. Des
gens, à tous les niveaux de l’échelle sociale, les écoutaient et les
chantaient, les larmes aux yeux. Et ceux qui revenaient du front, et ceux qui
avaient été libérés récemment, tous dans notre cour d’immeuble dansaient la valse
après le boulot, que je jouais, gamin, sur un accordéon pris aux boches, et
chantais en imitant Outiossov : « La nuit est courte, les nuages
dorment, et votre main inconnue repose sur mon épaulette… » (Je chantais
ça, « sur l’épaulette », c’était interdit, et Outiossov, de son
propre aveu, devait chanter « sur ma paume »). Mais, à nouveau, après avoir vidé leurs
verres, les hommes demandaient, « Joue la nôtre ! » et ils
entonnaient « Mourka »[2].
TCHISTIAKOV EN ARTISTE |
Le terme « Blatniak » s’est un peu obscurci dans
son acception contemporaine. Du reste toute définition de « genre »
serait à présent fallacieuse, parce que la conception de la pureté d’un genre a
disparu de nos jours. Les chansons de voyous sont primitives, fondées sur
quelques accords de base, mineurs, plus rarement majeurs. Dans les camps, j’ai
vu des cahiers entiers emplis de chansons écrites sur la mélodie de « Le
Temps du muguet ». Mais ça ne les rendait pas plus mauvaises pour autant
et n’amoindrissait leur dignité en rien.
(…)
Aujourd’hui on commence à comprendre que les chansons du
bagne sont un souvenir vivant de décennies entières sous le joug, que le peuple
a passé derrière les barbelés dans les casemates soviets. Mais le plus
surprenant est qu’elles sont dépourvues du ressentiment universel dont elles
pourraient être chargées. Qui plus est des chef-d’œuvre tels que « Camarade
Staline, vous êtes un grand savant », « Mini-mégot » de Youz
Aleckovski nous apprennent que l’humour noir du poète lui a permis de survivre
pendant ces années-là. Cet invraisemblable filon de poèmes nous donnait la
force et la constitution pour supporter d’un cœur léger le fardeau quotidien.
Oleg Tchistiakov, emprisonné pour violation de l'article 58-10 (sur la censure) dans les camps staliniens
3.6.14
Les descendants d'Al Capone, dans la banlieue de Moscou
À Antifixe, finalement, on est deux :
votre serviteur TM, et Vincent Deyveaux, l’expat de « Lettres de
Moscou ». Notre chère Kira ne fait que de rares apparitions. Combien de disparus… on dirait un bataillon de paras retour
d’une guerre coloniale. Vincent n’en fout pas une rame ces temps-ci, mais je le
comprends, ses vagabondages dans les coins perdus de l’Empire, dont il rapporte
des images stupéfiantes, sont tellement plus vitaux, que la tentative
fragmentaire, foutraque, et fumeuse de communiquer (avec qui, N de D, avec qui ?)
grâce à Antifixe. Ce matin, il a envoyé à votre serviteur un article sur un
incident ordinaire du monde du crime, le meurtre d’un des derniers lieutenants
de « Iapontchik » (lui-même liquidé quelques années après son retour en Russie quand il fut libéré des pénitenciers américains), dont les lecteurs russophones pourront lire l’original
au lien suivant :
Je soupçonne très fort que Vincent se
souvient que « Iapontchik » dont j’ai raconté les exploits américains
dans « Renegade Boxing Club » (Série Noire, Gallimard) était mon
parrain préféré, le patron, le seul, de Moscou à Brighton Beach, ou « Little Odessa ».
LE TRUAND REPENTI FLINGUÉ APRÈS AVOIR
COMMUNIÉ À L’ÉGLISE
(Traduit par TM)
(Traduit par TM)
TIMOKHA
GOMELSKI ABATTU AUX ENVIRONS DE MOSCOU
02-06-2014
Samedi dernier, un des plus anciens leaders
du monde criminel de Russie a été tué aux environs de Moscou : Alexandre
Timochenko (Timokha Gomeslski). D’après la première version des faits, Timokha
serait la dernière victime en date d’une guerre entre clans opposés qui se
poursuit déjà depuis plusieurs années.
Âgé de soixante ans, le caïd
de la pègre est tombé dans une embuscade le 31 mai, vers neuf heures du matin.
Après les prières matinales, il est sorti de l’église de la Mère de Dieu du
village de Zamienskoe et se dirigeait vers sa voiture. C’est le moment qu’a choisi un assassin non
identifié pour s’approcher et lui tirer dans le dos à sept reprises. Alexandre
Timochenko est mort sur place de ses blessures. Le tueur a fui les lieux du
crime sur la moto d’un complice. Tous deux portaient un casque de moto et leurs
visages n’ont pu être identifiés. Au moment même de l’agression on installait
une caméra de surveillance dans le magasin situé en face de l’église.
Comme
le suggèrent les enquêteurs, le lieu d’embuscade d’Alexandre Timochenko n’a pas
été choisi par hasard. Celui-ci menait une vie d’ermite depuis quelques années
derrière une palissade de quatre mètres de haut dans son domicile bien protégé
de Maslo, et ne faisait d’apparitions régulières qu’à l’église du village
voisin. D’après le père Mikhaïl, Alexandre Timochenko venait le vendredi soir
pour se confesser, et le samedi matin pour communier.
Les
policiers ont ouvert une enquête pour infraction à l’article 105 (meurtre) et à
l’article 222 (détention illégale d’armes à feu) du code pénal de la Fédération
Russe. La police examine toutes les variantes possibles concernant ce crime,
mais prioritairement la version selon laquelle l’une des figures les plus anciennes
de la pègre russe aurait été une cible de la guerre entre clans opposés du
milieu, qui se poursuit sans trêve depuis sept ans déjà. Parmi les victimes de
cette guerre, on compte Viatcheslav Ivankov (Iapontchik), Aslan Ouçoian (Tonton
Hassan) et d’autres figures connues du milieu.
La
biographie d’Alexandre Timochenko est inhabituelle pour un « voleur selon
la loi ». Il est né en Biélorussie, rejeton du secrétaire régional du
parti communiste, mais a été condamné pour viol en réunion dans son
adolescence. Son père n’a pu lui épargner une peine de prison, ce crime avait
fait grand bruit à l’époque. Il fut condamné ensuite pour houliganisme,
agression, et cambriolage. C’est dans les lieux de détention qu’il devait se
lier à des figures du milieu et c’est à l’initiative de Viatcheslav Ivankov
qu’il fut admis dans les rangs des « voleurs selon la loi », sous le
surnom de Timokha Gomelski.
Au
début des années 1990, Timokha s’installa en Europe, où, en tant que représentant
de Iapontchik il prit contact avec l’élite de la mafia russe émigrée.
Cependant, en 1998, il fut arrêté par la police allemande, sous l’accusation de
racket, prise d’otage et meurtres — en particulier celui de Efim Laskine (Fima
Jid), alors le leader de la diaspora du milieu russe en Allemagne. Timochenko
fut condamné à 12 ans de réclusion criminelle mais bénéficia d’une libération
anticipée pour bonne conduite en 2006, et retourna en Russie.
D’après
les policiers spécialistes de la lutte contre le crime organisé, Timochenko
s’est longtemps efforcé de rester à l’écart des règlements de comptes. Mais
après la mort de Viatcheslav Ivankov, il devait, contre toute attente, prendre
le parti du clan adverse, dont le chef était Tariel Onian.
En
dehors de ça, Alexandre Timochenko commit encore une erreur, jugée très
sévèrement dans les milieux criminels. Le 29 janvier de l’année en cours, il
fut arrêté par la police à la sortie du restaurant « Solo » sur le
boulevard Riazan. Les policiers menèrent ensuite une conversation
« prophylactique » avec lui dans les locaux du
service de la lutte contre le crime
organisé, où, en échange de la promesse d’être libéré, il renonça à son titre
de truand, déclarant devant les caméras vidéo, qu’il n’était pas un « voleur
selon la loi » et ne l’avait jamais été.
avant de se rendre à l'enterrement de Yaponshik. |
Alexandre Jeglov.
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