Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.
Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.
— J’avais demandé qu’on me prévienne expressément et dans l’heure ! La voix du professeur Ezra fit trembler la pièce. Ce n’était pas souvent.
Trois nouveaux bébés parking étaient arrivés à La Plage en douze heures, dont un retrouvé près d’un accès aux égouts de Dado-sur-Seine, tout près de l’hôpital. Les deux autres, à l’instar des précédents affichaient des handicaps physiques lourds ainsi que des pathologies internes engageant leur pronostic vital. Ceux envoyés par les structures médicales alentours pour les faire converger vers Ezra à Treves, conformément à la procédure tacite commandée par le professeur, furent sauvés de justesse du trafic routier du périphérique, abandonnés sous une rampe d’accès au pied d’un pont qui soutient l’autoroute surélevée.
— Professeur, sauf votre respect, on vous a prévenu seulement quelques heures après leur arrivée. On vous sait très fatigué, depuis que les deux premiers bébés sont chez nous, vous êtes pratiquement là jour et nuit, on voulait vous laisser un petit delta, déclarèrent les cadres de santé dans leurs petits souliers.
Ezra répondit sèchement — Je n’ai pas besoin de... delta ! J’ai besoin de savoir ce qui se passe dans le service que je dirige ! Particulièrement concernant ces enfants. Il faut en prendre soin. Un soin particulier. Ce sont les derniers.
L’homme de science devint évasif.
— Installez les nouveaux dans une chambre en bout de couloir, au calme, je prends le relais.
Les soignants s’exécutèrent sans piper mot, pris dans l’effet tunnel de cette ambiance explosive.
Le lendemain du bourre-pif en sous-sol, après un traitement maison fait d’eau oxygénée et de muscadet, Willy prit rendez-vous avec une vieille connaissance : Hugues Pauchard, personnage haut en couleurs et ancien propriétaire du journal Le Cradingue, délire informationnel composé de rapports sur les coulisses inavouables du gotha, de reportages axés sur le paranormal et de faits divers impossibles à publier ailleurs.
Pauchard avait, selon lui, soulevé quelques dossiers minés qui causèrent l’incendie de ses locaux en 1984, et sa perte, à lui, in fine. Services secrets de l’État, nervis du crime organisé donnant le change ou créanciers à bout de nerfs, personne ne le saura jamais, mais si sa gazette était partie en fumée, lui, non, et dans son antre où seuls quelques fous lui rendaient encore visite, au milieu de ses collages constitués de dizaine de milliers de coupures de presse du monde entier, il restait une source de renseignements précis bien qu’à la marge.
Dans le taxi qui roulait vers Pauchard, le Termite redécouvrit une portion de Paris qu’il n’avait pas visité depuis un bout : le vingtième, entre Ménilmuche et Place des Fêtes, qui changeait à
vitesse grand V, comme beaucoup de quartiers. Comme le sien, sa ville, Dado-sur-Seine.
— Hep, chauffeur, y’avait pas un marché de tout et de rien là, avant ? lança Willy presque
inquiet.
— Pour sûr ! Mais y’a que tchi maintenant, r’garde moi ça... Ils vont tout mettre sur une dalle comme partout. Des dalles, des dalles, des dalles, y’a plus que des dalles et puis que dalle après ! Pffff !
C’est vrai que tout avait sacrément changé, et pas que dans l’aspect, même si c’était encore plus criant en cette période de l’année, censée être festive. Le phénomène de cavitation sociale de ces lieux de vie, entre paupérisation constante et gentrification brutale, au gré des politiques locales, représentait de véritables tremblements de terre pour les gens qui vivaient là depuis longtemps. Le choc pétrolier de 73, l’accélération des inégalités depuis le début de la décennie 80 secouaient dramatiquement les parigots-populos pur jus. Où étaient passés tous les ni riches ni pauvres, les « juste en dessous », les moins que rien ? D’un marché aux biffins, ici, qui brassaient clodos semi-volontaires, « originaux » et artistes post-bohèmes maudits ou cinglés, là, ce Paris était devenu un truc lugubre, sale, dangereux, camé, froid et impersonnel. Les nouveaux bourges étaient planqués derrière leurs digicodes et les sans le sou étaient... où, d’ailleurs ?
Dans la pénombre de la tanière de Pauchard, un café instantané infect sous le palais, Willy en apprit de bonnes. Pour commencer, trois nouveaux chiards avaient été récupérés. Ensuite, ces mêmes chiards étaient « des putains de monstres » – du grand Hugues dans le texte – déformés et malades. Pour finir, tout ce cinéma ne datait pas d’hier.
Jab, crochet, uppercut.
Comment ce mec hirsute à la voix de crincrin savait tout ça ? Mystère et boule de gomme.
— Il ne t’a pas échappé, mon très cher Termite, que ces enfants sont, certes posés là comme
des valises oubliées, mais qu’à chaque fois, celui ou celle qui les y dépose, s’arrange pour qu’ils
soient trouvés. Et sauvés !
— Tu vois juste.
— Selon moi, ça recommence, les mauvaises herbes poussent une dernière fois au champ
d’honneur avant de faner à tout jamais.
Lorsque Pauchard devenait lyrique et hermétique, mieux valait se barrer, la pleurniche puis la violence pointeraient respectivement leur museau à la fin de l’épisode. Et inutile de penser pouvoir le travailler au corps pour qu’il justifie ses dires ou donne ses sources, il crèverait plutôt que de balancer quoi que ce soit. Vu le bonhomme, Willy n’avait jamais eu aucune envie de savoir comment il trouvait ses infos ni au cours de quelles pérégrinations il avait pu les recouper. C’était bonnard comme ça.
À tête reposée, sèche au bec, le Termite récapitula.
Près de trois semaines depuis le premier bébé. En considérant les éléments rapportés par Pauchard, chaque site sur lequel un orphelin fut trouvé communiquait avec une infrastructure plus importante. Trois parkings construits proches de la Seine, du métro, ou avec des accès directs aux égouts. Dans Paris, tout communique, c’est une ville gruyère construite sur une carrière de craie avec un réseau de catacombes et des vides sanitaires à donner le vertige ; assez de place pour vivoter en bande là-dessous, ça collait donc avec les insinuations du gardien nerveux. À proximité de la gare de l’Est, un bébé fut récupéré devant un local technique appartenant à la SNCF. Willy connaissait bien le coin pour avoir enquêter sur un réseau de partouzeurs sadomasos nommé La Membrane, il y a quelques années, se réunissant dans les souterrains de la zone, notamment un bunker datant de l’Occupation. Lors de la dernière livraison de gamins, un d’entre eux gisait près d’un vestige de fortification, aux portes de la capitale, contigu à des volumes de galeries techniques gigantesques creusées pour alimenter la ville en ressources énergétiques diverses.
Les enfants avaient pour point commun des anomalies visibles et un mauvais état de santé général. Une même cause ? Une provenance commune ?
Définitivement, le nez de Bhermitte jouait à la baguette de sourcier et piquait vers le bas.
Quelque chose de convergent semblait caché sous les pieds de tous.
Pour l’homme de presse, pas d’autres choix que d’aller fouiner à nouveau sur le terrain, et
même en dessous.
4 h du matin, dimanche. Verglas sur le sol et gel dans les naseaux. Armé de son rossignol et vêtu de sombre, Willy ouvrit une issue pénétrant dans le bloc de béton brut d’un des pylônes du boulevard périphérique. L’idée même de passer dans un endroit pareil avec un mioche qui n’a même pas encore ses dents de lait était moche, alors en profiter pour s’en débarrasser, c’était criminel. Derrière l’imposante porte rouillée : le noir. Fumet de pisse, feuilles mortes, moisissures et araignées. Cette lourde était cependant ouverte de temps à autre, ça se voyait à l’usure des gonds. Il pénétra l’obscurité non sans peur, mais avec la curiosité de celui dont la plume veut savoir, et ça prenait chaque fois le dessus.
Il descendit des escaliers, sans savoir à quoi s’attendre hormis que la place n’était pas gardée. Un premier palier éclairé par de très faibles blocs de secours servait d’embouchure à de très longs couloirs courbés, ornés d’autres entrées. Des kilomètres carrés d’installations mécaniques, hydrauliques et électriques maîtrisées uniquement par les initiés qui en assuraient la maintenance. Des marches menaient vers les ténèbres d’un deuxième palier. L’atmosphère étouffante, l’écho de chacun de ses pas et la perception irrationnelle d’une présence raidirent la nuque de l’explorateur curieux, jusqu’à sentir le besoin de stopper nette sa progression. Un souffle rauque, tout près, une pestilence soudaine puis un cri firent trembler chaque os de Willy, qui remonta l’escalier fissa ! Pas assez vite, hélas.
À la lueur bistre des néons, il aperçut un corps aux angles trop nombreux pour être humain et trop humain pour être totalement animal. Sa jambe fut agrippée fermement et tirée vers la pénombre. Au milieu de grognements sauvages, Willy se débattit avec la force que procure l’instinct de survie. Brandissant son briquet afin de remonter vers la surface, il vit clairement les visages innommables de la horde qui l’entourait. Des êtres pâles, enguenillés, aux gestes brutaux fendant l’air à sa recherche. Dans son dos, une traction soudaine l’éleva de plusieurs mètres, et il fut projeté sans ménagement au travers de l’ouverture par laquelle il était entré quelques minutes plus tôt ! Effaré, il se retourna assez rapidement pour voir la silhouette d’une femme décharnée disparaitre derrière la porte, accompagnée d’une tourmente de hurlements.
À l’extérieur, sous les lampadaires, le palpitant à cent à l’heure, il constata avec effroi une profonde lacération sur sa cheville. Le sang se répandait partout autour de lui, et le Termite tourna de l’œil avant de s’effondrer.
Trop de rouge, trop de visions de cauchemar. Trop d’un coup.
— Pau... Pauline ?
— Au moins tu me reconnais.
Double sourire.
— Qu’est-ce que ...
— Reste calme, Willy. On t’a retrouvé sur le trottoir il y a cinq jours en train de te vider de ton sang. Ton artère tibiale a été percée, tu as eu chaud. Dans quoi tu t’es encore fourré ?
Le Termite sauvé de justesse raconta tout ce qu’il savait à sa belle. Besoin de se confier.
— Il faut que je parle à ton prof là, arrange-moi le coup s’il te plait.
— Vous venez de le faire !
Image démoniaque, Aleister Crowley. |
La voix parfaitement placée du professeur Ezra retentit dans la chambre, semblable à celle
d’un maître de conférences en amphithéâtre.
Willy, le cou rigide, le regard fixé sur Pauline, n’avait pas remarqué le vieil homme assis en
retrait de son lit.
— Pauline, je pense que le service a besoin de vos talents. Veuillez nous laisser, je vous prie. L’infirmière quitta la pièce en glissant un clin d’œil faussement discret à son patient un peu
spécial.
— Elle tient à vous, vous savez ? Temporairement affectée en pédiatrie, je l’ai vu s’effondrer
lorsqu’elle a appris, par une collègue, qu’un homme venait d’arriver aux urgences presque
exsangue. Cet homme, c’était vous.
Willy écoutait attentivement. Une vague angoisse fouillait le fond de ses tripes.
— Puisque vous avez payé un tribut physique dans cette histoire, je vais vous raconter, mais
vous n’écrirez rien à ce sujet. Vous m’entendez ? RIEN. Par le passé, un de vos confrères n’a
malencontreusement pas hésité, lui, et les conséquences ont été dramatiques. Sur les cinq
enfants dont nous avions la charge, deux sont morts. C’est une catastrophe. Les exposer, c’est
les tuer, paradoxalement. Il faut les sauver comme vous avez été sauvé.
— Ils ? J’pige pas, doc.
— Monsieur Bhermitte, vous êtes né ici, à Treves, n’est-ce pas ?
— Affirmatif...
— J’ai retrouvé votre dossier suite à vos résultats d’analyses, à votre arrivée. Bhermitte,
pourquoi faites-vous ce métier ?
Cette question galvanisa Willy, qui avait un discours bien rôdé à ce sujet.
— J’ai un don pour ça. Et puis, ça paye les factures. Mon activité est ingrate, c’est vrai, mal vue
la plupart du temps. Mais passer pour le coprophage de l’information en traînant partout où
les autres ne vont pas, pour parler de ce dont les autres ne parlent pas, c’est aussi proposer
au peuple un outil pour assainir son opinion. Salubrité publique, rien de moins que ça. Comme
vous. Une limite haute, celle des autres, une limite basse, la mienne, entre les deux : des faits.
Toujours divers.
Ezra acquiesça.
— J’ai prêté serment, il y a longtemps, et je n’ai jamais manqué à ce dernier. Les bébés, là-
haut, près de mon bureau, je les connais. Ils sont les derniers spécimens d’une foule devenue
invisible. Des gens d’ici, là depuis toujours, fantômes des rues pour un système qui va trop vite
pour eux. Des gens de peu qui sont restés malgré tout sur leur terres, sous leurs terres. Toute
une population jugée à la traîne, qui n’a pas voulu, qui n’a pas pu, ou qui n’a pas su partir.
Réfugiée dans les entrailles de la ville, au contact constant de la saleté, de la toxicité des
substances qu’on met sous le tapis, dans des conditions de vie d’une rudesse extrême, cette
communauté s’est adaptée en sortant petit à petit de la civilisation, tout en profitant
paradoxalement de ses excès pour survivre. Le consanguinité et les maladies non traitées
finissent aujourd’hui de les achever. Je me dois de les aider, de les soigner. Il y a quarante-cinq ans, j’ai été confronté aux mêmes bébés apparus brutalement, bizarrement, certes un peu
moins en souffrance à l’époque, mais ils présentaient la même particularité biologique que les
actuels, un facteur sanguin très rare, résultant d’une exposition prolongée aux différents maux
qui coulent sous nos trottoirs, et dont nous sommes la cause, collectivement. Même un
hôpital rejette régulièrement des flots de matières impropres, radioactives, dangereuses.
Le cerveau du Termite traitait les informations aussi vite qu’il le pouvait.
Ezra poursuivit — Monsieur Bhermitte, ce sont les femmes de ce groupe qui déposent leurs
enfants à la surface afin que nous les aidions. Ce sont les femmes qui poussent à la vie. Par
instinct comme par raison. Nous, les mâles, préférons aborder l’existence sous une dimension
guerrière qui nous pousse à dévorer le monde, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.
Le souvenir de la femme le poussant hors de l’ombre lors de son agression, revint à Willy. — Elles veulent une chance pour l’avenir. Une chance pour leurs enfants. Mon serment m’oblige, mais j’ai failli, marmonna le professeur, le visage dans ses mains.
Ne sachant pas comment réagir, Willy chercha une banalité à dire. — Au fait, c’est bientôt Noël, professeur ?
Avant de se lever pour quitter la chambre, Ezra déposa des résultats d’analyse sur le ventre de Willy puis ajouta — Et vous faites un drôle de petit Jésus.
Écrit par Jethro Bare, 2021.