28.12.13

Manuel de poésie non-conformiste

Evguéni Kropivnitski (œuvre)
AUX YEUX DU POÈTE — TOUT EST EN ACCORD AVEC LUI-MÊME
De Kira Sapguir,
(Traduit par TM)

« Je n’aime pas beaucoup ce mot, mais le Maître avec une capitale — ça n’a rien à voir avec ce qu’on entend habituellement  par là», déclarait Henri Sapguir dans son essai à la mémoire de Evguéni Léonidovitch Kropivnitski (1893-1979) qui trouva sa place dans un livre miraculeux à la reliure bariolée, recueil des poèmes choisis de cet auteur, compositeur, artiste-peintre, se détachant nettement comme un des pères fondateurs aux sources de « L’art alternatif ».

« Je suis né le 25 juin 1893 à Moscou, écrivait  E.L. Kropivnitski. Depuis mon enfance jusqu’à mes vieux jours, toute ma vie s’est déroulée dans l’amour des arts. (…). Je dessine depuis ma plus tendre enfance. J’ai fait mes études à l’institut Stroganov. En dehors des toiles et des dessins, je me suis mis à écrire des vers à partir de 1909 et j’ai continué jusqu’à aujourd’hui.. À partir de 1914 j’ai commencé à composer de la musique —  J’ai écrit une série de pièces et de scènes de l’opéra « Kribeïevitch », que Glazoumov aimait beaucoup. (…). En tant que peintre j’étais fervent de l’art moderne depuis les bancs de l’école, et j’ai toujours su que l’art devait être complètement indépendant… ».
Evguéni Léonidovitch Kropivnitski était sans aucun doute un individu unique, exceptionnel, exerçant ses talents dans toutes les formes d’art, semblable aux maîtres universellement doués du XVIe siècle. « L’homme de la Renaissance » vivait toutefois dans des conditions spartiates — une semi cabane sans eau et sans chauffage à proximité du hameau de Dolgoproudnaïa sur la ligne de chemin de fer de Savelov. Et sa masure était un « lieu différent », qu’on ne peut comparer qu’à un « temple ». Celui-ci était plein de livres et de tableaux, de thé et de biscuits du magasin local, un réchaud sur lequel frémissait en permanence une bouilloire pour le flot ininterrompu d’invités. Le couple pilier du « temple de Dolgoproudnaïa, » se composait de sa femme, l’artiste peintre abstraite Olga AnaIevna Potapova et bien entendu, Evguéni Léonidovitch Kropivnitski lui-même. « Les visiteurs du temple » contemplaient les toiles et les feuilles éparses du maîtres des lieux, où fleurissaient de charmants gribouillages — des anges de hangar dépravés aux yeux mourants, tendres et étiolées « fleurs du mal ».
Evguéni Kropivnitski (œuvre)

On conduisait souvent des jeunes à moitié affamés vers l’antre du philosophe ascète de Dolgoproudnaïa. Oscar Rabin, artiste-peintre, et Henri Sapguir, deux amis inséparables, firent leur apparition au début des années 1950. Un troisième « mousquetaire » se joignit à eux un jour, venu du camp de prisonniers voisin pour « apprendre à écrire des vers », Igor Kholine, taulard aux yeux limpides… Vinrent encore les « faussaires » du camp, Lev Kropivnitski, et Boris Sviechnikov, tous deux artistes-peintre. Il furent suivis, dans les années 1960 par les artistes Vladimir Nemoukhine, Lidia Masterkova, Nicolaï Vetchtomov, le poète Vsievolod Nekrassov, Ian Satounovski, qui s’était baptisé lui-même « le dernier des constructivistes », et plus tard — Édouard Limonov.
« On se contentait de traîner ensemble, écrivit Henri Sapguir, on se réunissait l’hiver, on faisait du feu dans le poêle, on parlait de la vie et de l’art. En été, on prenait des volumes de Blok, Pasternak ou Khodassevitch, les mallettes de peintre et le chevalet et on s’en allait pour la journée dans les bois ou dans les champs. Les grands pins, l’ombre des noyers retentissaient de strophes au contenu totalement proscrit à l’époque : la vie des habitants des baraquements, leurs amours, leurs malheurs, leur mort. Le maître des lieux esquissait une ébauche, pendant ce temps. Parfois c’était toute une bande, qui se rassemblait, avec entre autres — c’était une fille solaire — Militrissa, dont tout le monde était amoureux. Evguéni Léonidovitch recopia ses vers en les dispersant au hasard sur une toile qu’il barbouilla de bandes bleu argentées. Il recopia aussi mes vers et les lâcha aussi au petit bonheur en les colorant de flammes cramoisies. ».
Evguéni Kropivnitski (soi-même)

Ce genre de compagnie à la Platon était bien sûr, à l’époque, dans le collimateur toujours aux aguets des autorités. En 1963, Evguéni Kropivnitski fut exclu de l’Union des Artistes pour « formalisme » (suite aux réprimandes de Kroutschev — sa crise de rage devant la peinture abstraite, un peu trop contemporaine pour le plouc du fond de l'Ukraine — au Manège de Moscou). L’une des charges contre Evguéni, était « l’organisation d’un groupe dans la région de Lianosovo». Kropivnitski s’expliqua alors auprès des instances officielles : « Ce « groupe régional de Lianosovo » se compose de ma femme Olga, de ma fille Vali, de mon fils Lev, de ma petite-fille Kati, de mon petit-fils Sacha, et de mon gendre Oscar Rabin ». Ce qui était la stricte vérité.
« Était-il plus artiste que poète ou l’inverse, et jusqu’à quel degré, c’est bien difficile à déterminer. Mais il se considérait lui-même plutôt comme un poète… », poursuivait Henri Sapguir, auquel faisait écho Lev Kropivnitski : « La poésie était visiblement un secret plus jalousement gardé par E.L. que ses talents en arts plastiques ». Quoi qu’il en soit,  Evguéni  Kropivnitski eut toute sa vie pour principe de créer, comme on disait à l’époque, une « table » — dans laquelle s’inscrivaient des textes de première catégorie, qu’il recopiait  sur des carnets en les calligraphiant, en les mélangeant avec des enluminures colorées avant de les distribuer à ses amis. Aujourd’hui, ces vers, rassemblés avec amour, d’une élégance touchante, sont classés par années, volumes, recueils et cycles. Une telle classification reflète au mieux l’édifice réel du monde poétique de Evguéni Kropivnitski.
Il n’était pas au nombre des poètes qui écrivent toute leur vie le même livre. Il n’était pas rare qu’il écrive des poèmes appartenant à des cycles différents simultanément.
Écrire d’après nature
J’aime cette fraîcheur.
La volaille en villégiature
Quel bonheur !
         Les buissons — et ceci
         Pour eux, mon cœur est en fête
         Aux yeux du poète,
         Tout est en accord avec lui.
La forme adoptée par E. Kropivnitski, d’un lyrisme dépourvu de pathos, va comme un gant à l’idée transmise.  C’est cet art que devait acquérir auprès de lui, le poète Igor Kholine, minimaliste, considérant la nudité de l’existence sans s’émouvoir :
Barrage.
Plate-bande.
Tilleul rabougri.
Baraquements.
18 appartements.
Sur le mur un slogan :
« Paix dans le monde ».
Écrivait Kholine auquel, conjointement à Sapguir, l’Américaine Olga Carlisle devait décerner le titre quelque peu parodique de « Poètes des masures » — à une époque où on n’employait pas encore l’expression : « underground ».
En une autre hypostase, Evguéni Kropivnitski inocula à Henri Sapguir le goût de la poésie raffinée de Fet, Toutchev, Fédor Sologoub.
Evguéni Kropivnitski avait hérité du disciple Sapguir par le poète Arsène Alving, lui-même élève de Innocent Annencki. En effet, Evguéni Kropivnitski était avant tout un pédagogue de génie qui n’inculquait pas à ses disciples ce qui lui était propre, mais en tirait tout ce dont ils étaient capables.
Evguéni Kropivnistki (œuvre)

Kropivnitski se servait souvent des sonnets et des triolets, à ses fins poétiques et lexicales. Et le contraste entre une forme traditionnelle et un contenu « non-conformiste » est frappant jusqu’à aujourd’hui :
Froissé, le blanc couvre-lit
Il fait chaud, chambre fiévreuse
Après la scène, la danseuse
Irina, la vétérinaire,
Malgré Paramonov
A invité Ivanov,
À présent saoul et endormi,
À la fenêtre, la nuit regarde, l’air sévère,
Une serpe affûtée comme un couteau jaillit.
(« Vengeance » 1939).
Dans les vers de E. Kropivnitski sur la vie des pauvres en ville, la description des conditions d’existence misérables soviétiques est constamment teintée d’ironie, de kitsch :
Je suis le poète des confins
Des maisonnettes des philistins.
Ô combien de secrets enfouis
Dans ce volume tout petit !
         Les lucarnes ternies,
         Aux géraniums cramoisis,
         Mitsou, le chat somnolent,
         Tania sort avec Ivan…
Parfois, on a affaire à un burlesque démoniaque :
Chez elle, point d’éclairs de rage,
Mais un regard épuisé sans âge,
Découpant son mari par jalousie
Tandis qu’il gisait endormi… 
Ces vers, tiré du cycle « Gîte terrestre », crient en sourdine la misère de l’existence que ressentait le poète de toute son âme — comme on devine les sables mouvants mortels sous le nénuphar des marais.

Son credo :
« Lorsque le poète commence à réciter ses vers — les auditeurs s’attendent à ce qu’il leur parle de lui. Quelle n’est pas leur surprise lorsque (…) ils entendent parler d’eux-mêmes ! (…) Dans les vers que leur récite le poète, ils se reconnaissent et la rudesse des philistins de cette terre, qu’on voit partout. (…) Et certains des « amateurs » de poésie disent : la poésie ne doit pas être grossière, c’est le lieu des roses, des rêves et des larmes. (…) Et d’autres disent alors : la poésie doit être patriotique et poétique. (…) Et ils s’écrient tous en chœur : Vous nous fourrez sous le nez le banditisme, le suicide, la perversion féminine, l’infirmière pleine de puces, le saoulard et ses harengs. (…) Mais l’auteur n’a rien à objecter. Simplement, il ignore la pose, l’affectation et la fausseté. Il s’intéresse à la chair et au sang. Il vous montre à vous-mêmes, dans la mesure de ses forces et de ses capacités. »
Je souhaite terminer mon récit par une strophe du poème dédié par l’élève, Henri Sapguir, au Maître :
Impossible de rêver pire cauchemar,
Evguéni Léonidovitch.
Et pourtant nous sommes restés
À vos paroles accrochés.
Bon Dieu, on n’en avait jamais marre !
Quel courage, traverser ce siècle en Russie !
Alors que comme un faible on vous décrivit.


Le poète et ses proches



22.12.13

À la mémoire de Micheline Aknin (1950-2013), la plus belle beatnick du 18e arrdt, quelques vers d'Igor Bielov, poète de Kaliningrad, échoué sur la Seine…

Igor Bielov
PASSAGE NOCTURNE
(Traduit par TM) 
Je ne me souviens ni des rues, ni du quartier
Ni des anges, s’envolant au loin sans moufter,
Mais à la gorge du microphone brûlant
La nuit s’enroule déjà totale, nœud coulant

Jusqu’à moi (une partie du public a mis les bouts déjà
Pendant le solo piège-à-rats)
La voix noire a vogué
Sans en chemin ses paroles éparpiller.
Le lourd rideau à peine a frémi
La brume voile une aube allaitée
D’une voix à peine audible, l’enchanteresse de ma nuit
Chante des contrées étrangères mais pas si éloignées.

« D’ici jusqu’au noir firmament
Avec dans le sac à dos la défonce réglementaire
En tout deux passages nocturnes seulement
Sur le cours d’une  égarée rivière.
On capture la vague, et l’emporte aussitôt,
Sans regrets, à la redresse, sur la rive
Où le passé sent le jazz et l’herbe lascive,
Et la culpabilité dégouline comme de l’eau.
Il y aura de la vodka, faite de baies lycanthropes
Et de la gnôle de pharmacie aux feux psychotropes,
Nos ombres reposeront sur les cheminées,
Et nous irons plus loin, mon frère en amitié ».
Micheline Aknin et son chien Zouc, 1983, photo Arnaud Bauman.


Au matin ignorant le mal au crâne de la veille
Pendant qu’il fait jour, il faudra s’arracher
Lire ton télégramme sur la bouteille,
D’une manche fluviale la vitre essuyer,
Après, il faudra les berges ordonner
Et l’écho des ponts sautés
Remplira la mémoire de nuages de fumée,
Car ma mémoire de contenu est vidée.
Comme un Nikon, elle peut encore jeter des éclairs,
Mais juste si je l’implore — je veux que tu me baratines,
Dis-moi que comme un livre, le monde est ouvert,
Publié sans prévenir par la fac intestine.

Une nuit aussi brève,
Laisse un arrière-goût de glace,
Mais comme un hors-bord, l’étincelant midi s’élève,
 Sur le silence incendiaire, propulsé en surface.
Et devant toi et moi luira sans condition
De la terre la prochaine révolution,
En réponse, comme d’habitude,
Tes cocktails et tes vaisseaux,
Ta liberté, ta solitude,
Il faudra être capable de supporter les flots,
D’au moins deux passages de nuit encore,
Voguant de la vie vers la mort.
Igor Bielov,  Paris.
Igor Bielov et la poétesse ukrainienne Galina Krouk, à la bibliothèque Tchékhov de Kaliningrad


Не помню ни улицы, ни района,
ни ангелов, молча летящих прочь,
а к горлу сгоревшего микрофона
уже вовсю подступает ночь.
Ко мне (часть публики откололась,
пока солировал крысолов)
доплыл ее чернокожий голос,
не растеряв по дороге слов.
Глухая штора едва шевелится,
на белом свете стоит туман,
поет чуть слышно моя волшебница
чужих, но не очень далеких стран:

«Отсюда до черного небосвода,
с правильной химией в рюкзаке,
всего лишь два ночных перехода
по заблудившейся здесь реке.
Поймаешь волну, и выносит сразу
на берег, безжалостный и крутой,
где прошлое пахнет травой и джазом,
а чувство вины — дождевой водой.
Там будет водка из волчьих ягод
и спирта технического ожог,
и наши тени на камни лягут,
а мы с тобой дальше пойдем, дружок».

С утра, игнорируя боль в затылке,
придется отчалить, пока светло,
прочесть телеграмму твою в бутылке,
речным рукавом протерев стекло,
потом берега по местам расставить,
а эхо взорванного моста
клубами дыма заполнит память,
поскольку память моя пуста.
Она еще вспыхивает, как Nikon,
но если я попрошу — солги,
что мир открыт, словно чья-то книга,
внезапно вышедшая в ОГИ.

От этой ночи, такой короткой,
привкус останется ледяной,
но ясный полдень моторной лодкой
взлетает над огненной тишиной.
И нам с тобой, безусловно, светит
очередной поворот земли,
а за него, как всегда, в ответе
твои коктейли и корабли,
твои одиночество и свобода,
но надо еще пережить суметь
каких-то два ночных перехода,
переплывая из жизни в смерть.
    Current Location:Париж
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6.12.13

La culture a horreur du vide

CIEL DE GUERRE SUR LA BOHÈME ÉPIDERMIQUE
249 pages, 19€


« Il fit dans sa tête la revue de ses amis et décida que, désormais, il n’aimerait et ne haïrait qu’à mort. Avant, il avait accepté qu’on s’arrange.
Il décida de bannir de ses habitudes toutes les qualités mineures(…).
Sa passion pour les narcotiques et l’alcool devait être renforcée. L’opium : excellent. Le feu : excellent. Voilà ce qu’il lui fallait ».
Hugo Ball, Flametti ou Du dandysme des pauvres, éditions Vagabonde, traduit de l’allemand par Pierre Galissaires.


 La proximité qu’on croit ressentir avec des esprits vieux d’un siècle est-elle suspecte ?… Sans doute. Mais si l’héritage s’est perpétué à travers tant de lignées controversées digérées une à une par le Grand Objet Extérieur décervelant de la culture grand public — pourtant toujours en retard d’une métamorphose, d’une extravagance, d’une mutation irréductible ?… À balancer par-dessus bord dès que les transgressions d’hier sont devenues les conventions d’aujourd’hui, pour ne garder que l’étincelle à défaut de la flamme ?
Hugo Ball (1886-1927) à la cigarette

L’éditeur, critique, grand voyageur et très cher ami Benoît Laudier, l’homme (avec quelques autres) des éditions Vagabonde, m’a joué un bien sale tour : bombardant dans ma boîte aux lettres le Flametti de Hugo Ball qu’il vient de publier, il savait bien qu’il semait la panique dans mes affaires courantes — multiples travaux de traduction et autres déjà en retard, garde-robe en déliquescence chronique, kafkaïenne paperasse accumulée dans mes duels par correspondance avec trois ou quatre administrations, réapprovisionnement urgent d’une armoire à alcools souffrant d’une endémique rupture de stock. Ce n’était pas un service à me rendre. Ce ne sont pas des choses à faire. Je le retiens, celui-là, encore.
En effet, Hugo Ball est un de mes maîtres à penser, inventeur de Dada, et mari d’une danseuse, la belle Emma Hennings, comme notre cher Essenine le fut quelque temps de la sublime Isadora Duncan. Benoît Laudier est parfaitement au courant, depuis le temps qu’on se connaît. Il y a donc circonstance aggravante, crime prémédité. Benoît Laudier, avec tout le respect que je lui dois en tant qu’éditeur émérite — notamment du chef-d’œuvre de mon ami Carl Watson Sous l’Empire des oiseaux —  ne perd rien pour attendre. Le chien de ma chienne sera un pitbull altéré de sang sous méthamphétamine.
Emma Hennings

Dans ce Flametti dévoré en quelques nuits fiévreuses, Hugo Ball parle d’art tel qu’il se fait au jour le jour, fleur épanouie au milieu des contingences. Flametti, géant tantôt débonnaire, tantôt furibond, nourrit tant bien que mal sa troupe de saltimbanques — un couple de yodeleurs spécialistes de la tyrolienne, un travesti-contorsionniste roi de l’évasion, un harem de soubrettes, un mélancolique pianiste,  une épouse voluptueuse mais très portée sur le tiroir-caisse qu’elle tient elle-même, etc — grâce à la pêche à la ligne où il excelle, et d’autres moyens plus louches, dans le Zurich de la Grande Guerre (où vivait Lénine, tandis que Gorki se dorait la pilule à Capri, tout en essayant de réconcilier le bolchévisme avec la théorie des monades, dans son cercle de moustachus débauchés, en draguant les torrides serveuses italiennes et buvant du vin gorgé de soleil, ce qui enragea le Guide du Prolétariat Mondial en train de se les geler dans les montagnes suisses, au point qu'il écrivit en réponse à Gorki qui l'accusait de compromission avec le pouvoir tsariste, Matérialisme et Empiriocriticisme, le plus indigeste des pensums léninistes, mais c'est une autre, ô combien désopilante, histoire). 
   Notre héros Flametti a fort à faire pour maintenir l’ordre au sein de son équipe. Il a beau les nourrir, leur payer leurs cachets rubis sur ongle, honorer ces dames, et trouver des tauliers accueillants leurs numéros de bateleurs, les rivalités et jalousies vont bon train. Flametti, qui a charge de toutes ces âmes, ne s’embarrasse pas toujours de préjugés moraux-légalistes. Il a un faible pour les soubrettes, qui lui vaudra des ennuis (avec sa femme, mais aussi avec la justice zurichoise et ses pandores), et échappe de justesse au couperet de la loi lorsque son commanditaire Mémhet le Turc est arrêté pour contrebande de cocaïne, haschich, opium — commerce auquel notre géant patron de la troupe souhaitait prendre une part active, et dont il espérait des bénéfices. Flametti, dandy urbain, est le roi des bas-quartiers. Nul ne sait comme lui, convaincre les patrons de caboulets  d’engager sa troupe pour un nouveau spectacle, persuader les poètes de l’écrire, et attirer la foule. Flametti, urbain dandy, c’est au fond un traine-lattes et un naïf, émerveillé par le pavé du quartier zurichois Pré-au-Renard :
« Oui on avait le choix ! Oui on en avait pour son argent ! Et le véritable dandy, celui qui comprenait quelque chose au monde, décidait de n’entrer nulle part, mais de jouir platoniquement de la chose, comme d’un spectacle en quelque sorte, comme d’une consonance, avec l’intelligence supérieure de celui que la réalité comme pure et simple contradiction ne peut plus décevoir.
Mais le Pré-au-Renard n’y était pas encore allé de sa dernière séduction : l’authenticité au milieu d’un monde de l’apparence ; la merveille résultant de perversités inouïes. Mais de qui pouvait-on attendre un tel tour de force, sinon de Flametti ? ».

Les mésaventures et flamboyants succès de la troupe de Flametti doivent beaucoup, on s’en doute, aux péripéties du Cabaret Voltaire, microcosme où s’inventa l’art moderne né de Dada, à force de pitreries, à l’aube du vingtième siècle. De même la malédiction finale de Flametti préfigure le décès prématuré d’Hugo Ball, âgé d’une quarantaine d’années, en 1927. Ici, le lecteur pardonnera à son humble serviteur de se citer lui-même (Des Chansons pour les sirènes) :
« Mais l’Histoire n’est rien qu’un éternel choc de paradoxes. Dada avait produit l’anticulture (et l’antipoésie) en broyant les vieux langages artistiques pour les fondre dans la bande-son heavy-metal de la Grande Guerre, syncopés d’incantations lancinantes d’Afrique Noire ».
En effet, la guerre environnante, celle dont on inaugure ces temps-ci, à grands renforts de complaisance, le centième anniversaire, pèse sur ce paysage de bohème (une guerre en elle-même, comme le savent tous les artistes authentiques) protégé par la Suisse. Flametti ou Du dandysme des pauvres, est une lecture à recommander en des temps serviles où le non-conformisme officiel n’est que le pendant de la plus plate réaction de toujours (encore vivace, côté pile de l’idiotie).
Enfin, on ne pourra résister à citer une phrase de La Fuite hors du temps, journal 1910-1921 d’Hugo Ball (éditions du Rocher), fondatrice de n’importe quelle, selon nous, expression réellement artistique :
« Tout art véritablement vivant sera irrationnel, primitif et complexe. Il utilisera un langage secret et léguera non pas des documents édifiants, mais des documents paradoxaux ». Novembre 1915.
Combien d’esclaves présents de l’encadrement culturel, et de confortables révoltés à prébende contemporains, condamne-t-elle à l’insignifiance éternelle.

TM, décembre 2013.