31.3.12

Linguistique punk 2 : littérature pour initiés

Vladimir Moysseev des Narcotiques Anonymes de Kiev figurant au ciné, dans une de ses grimaces favorites : le voyou sous tension.

L’écrivain et sa plume.
(Du dictionnaire d’argot Словарь воровского жаргона —Dictionnaire du jargon des voleurs, Folio-Presses, St-Péterbourg, 1999, traduit du russe par TM).

Écrivain est un des mots-clés des pickpockets, recouvrant trois significations : 1.Voleur tranchant les courroies de sac de femme ; 2.Voleur utilisant dans son activité un objet tranchant de taille réduite (lame de rasoir, pièce de monnaie — pièce de cinq kopecks affutée, etc). 3.Objet tranchant de taille réduite utilisé pour voler dans les poches.
         Curieusement, le tatouage représentant un chroniqueur en train d’écrire, signale également un pickpoket. En argot, écrire, c’est : « Trancher, taillader », écrivailler, « Pratiquer une castration » (…).
         L’idiotisme écrire, s’est formé sur l’argotisme du début du XXé siècle plume, c’est à dire : « Poignard, couteau ». L’apparition de ce mot vient soit de la métaphore (la plume d’oiseau évoque la forme d’un couteau ou d’un poignard) soit par métonymie, soit par recoupement, stylet — plume. (…)
         Le mot écrivain, très employé en argot, l’est très peu en littérature. Cependant, dans la fiction décrivant le monde criminel on rencontre souvent l’argotisme  plume,  exemple : « Cache-moi cette plume, espèce de sangsue ! » (P. Poliak, Cantique de la crasse). (…)

27.3.12

Linguistique punk

Volodyia Moyceev du club Narcotiques Anonymes de Kiev au ciné, jouant son rôle favori, le voyou enchristé.

         SANS LIMITES (БЕСПРЕДЕЛ)
         Extrait du dictionnaire historico-étymologique, Русский жаргон (jargon russe), АСТ–ПРЕСС КНИГА 2008, Moscou.
(Traduit du russe par TM)
         Ce mot (Biesspredel, en transcription latine) est devenu de nos jours un symbole de l’époque post-perestroïka. Il caractérise une société absolument dépourvue de loi, de droit, et chaotique. Le mot  Biesspredel est entendu comme un terme nouveau « péjoratif » dans le « Dictionnaire de la pérestroïka », avec une définition générale de « quelque chose de négatif, n’ayant aucune limite ». Cependant, il est employé depuis les années soixante dans l’argot de la jeunesse (particulièrement chez les hippies, puis chez les punks) dans trois significations distinctes : « hors-la-loi », « démesuré », «présence massive d’une foule de jeunes ». Comme de nombreuses expressions de l’argot des jeunes, ce mot est originaire de la langue de la pègre, où il avait cours depuis les années 1940-50 et signifiait «groupe de criminels professionnels ne souscrivant pas aux  habitudes, traditions et lois du milieu ». Il est apparu dans l’argot à l’époque de « La guerre des salopes » opposant les criminels de profession orthodoxes et ceux qui voulaient adopter de nouvelles lois régissant le milieu (NDT — Cette guerre fit rage dans les camps dans les années 40-50, entre les voyous ayant accepté de servir dans les bataillons disciplinaires de l’armée de Staline contre les nazis en échange d’une remise de peine, et ceux qui s’en tenaient à l’antique règle Cour des Miracles : ne jamais servir l’état — et occasionna de nombreuses victimes) . 

         En argot, Biesspredel  désigne les sans-loi, mais pas dans l’acception juridique officielle violant le code pénal, mais comme ceux qui ne respectaient pas la loi non écrite — les normes de comportement de l’univers de la pègre. C’est ainsi que le mot  Biesspredel et ses dérivés existaient depuis longtemps dans le vocabulaire du milieu — Ancien « voleur selon la loi » (équivalent russe de la Cour des Miracles) n’obéissant plus aux normes de comportement des criminels de profession, voleur ne reconnaissant pas les lois du monde du vol, prisonnier refusant de se soumettre aux normes en vigueur dans les camps.  Cette catégorie de criminels se regroupait parfois en bandes  afin de s’opposer aux Voleurs selon la loi ou « salopes ».  Ce mot donna naissance à Biesspredelny lioudi (Les gens sans limites) ou « Hooligans », au verbe Biesspredelnitchat, signifiant « faire n’importe quoi, sortir des règles » et jusqu’à  Biesspredelnik, « collaborateur de la police criminelle ».
         Dans les années 1980-90, Biesspredel devint synonyme de " Criminel ordinaire, taulard", et ensuite de « Hors-la-loi de haut vol ». À présent, il a pris aussi le sens de « une quantité incroyable de quelque chose ». L’antonyme V predeliakh (transcription latine) s’applique à un criminel emprisonné ayant une autorité de caïd au sein de son groupe.
         Dans un sens général, non spécialisé dans l’argot de la pègre, le mot Biesspredel s’emploie seulement dans les publications de l’époque de la pérestroïka. V. B. Bykov l’a immortalisé dans un numéro du journal Soverchenno Sekretno (Classé ultra-confidentiel en transcription latine) :
« C'était en réalité Kalinine qui dirigeait le Khozou MVD de l'URSS sous Chelokov (transcription latine de la Direction générale des propriétés du ministère de l’Intérieur), selon l’opinion de nombreux de ses collègues, victimes du Biesspredel (sans limites) de l’époque d’Andropov ». Il s’agit là d’un des premiers usages officialisés de ce mot. Et, comme nous le constatons elle est ornée des couleurs « camp de concentration » qui ont facilité intensivement l’argotisation de la langue russe. La plupart du temps le contexte dans lequel ce mot est employé acquiert un sens négatif dans les conditions de crise post pérestroïka, conservant ses liens avec les réalités des camps (…). 

         De tous ses dérivés, le plus actif semble être l’expression  Polnyi Biesspredel qui signifie « le chaos, l’absence totale de loi et de droit dans la société », devenu l’appellation distinctive d’une période de l’histoire de la Russie.

26.3.12

Utilité de mon chant

traduit par Vincent Deyveaux


Quand je chante avec ma guitare,

Me saute aux yeux mon infâmie :
Les mouches s'endorment d'ennui,
Et en plein vol tombent à terre.

L'ouie naturelle me trahit,
Mais mon chant offre un intérêt,
De joie ma femme a déclaré :

Presque débarrassés des mouches.
Evidente est l'économie,
J'évite l'achat d'un ruban,

Et puis le manque à dépenser
Dans le vin rouge est investi.

Польза моего пения


Когда пою я под гитару,
Наглядно вижу свой позор,-
От скуки мухи засыпая,
В полете падают на пол...

И все же польза есть от пенья,
Пусть подкачал природный слух
Жена сказала с удивленьем :
Почти избавились от мух.

Не надо покупать липучки.
Тут экономия видна,
А разницу всегда с получки
Я трачу на бутыль вина.


Vladimir Kiriliouk, 2004

22.3.12

Les égouts de la post-démocratie occidentale


Groupe de soldats américains "réprimandés" après coup, en Afghanistan

         Obscénité de la « démocratie »
         Une fois n’est pas coutume, votre bien obligé se permettra une intervention « politique ». En effet, dans le contexte nauséabond et farci de scandales politico-financiers à tiroirs multiples d’élections prochaines, un président d’un pays occidental « démocratique » vient d’annoncer en public que quiconque suivrait des sites « terroristes » sur Internet serait « puni pénalement ». Ces phrases lourdes de conséquences signifient tout d’abord que tout un chacun est surveillé quotidiennement dans ses explorations sur l’outil ultime, ainsi nous le présente-t-on, de la démocratie, puisqu’outil du savoir, dont nous étions, pauvres de nous, dépourvus il y a assez peu de temps (quinze ans ?…). Cette première révélation publique (on se doutait du flicquage, après tout Internet a été inventé par l’armée américaine…) est en elle-même assez choquante. De même, il est choquant qu’un président compromis des dizaines de fois par ses proches dans des combines dont on n’a pas encore le fin mot (et peut-être jamais, les néo-cons sont passés maîtres dans l’art de rester impunis, voir les US), mais qui, en une occasion au moins comporte mort d’homme (Karachi), ait le front d’annoncer tout de go que ses concitoyens sont surveillés pas à pas pour leur propre bien, dont cet élu du ciel est le garant — c’est un scandale. Toute cette affaire est justifiée par une bien triste occurrence, néanmoins elle aussi suspecte : le cinglé de Toulouse était dans le collimateur des services spéciaux depuis un certain temps. Pourquoi a-t-il choisi précisément ce moment pour agir, pourquoi est-ce que les services affectés à sa surveillance n’ont rien vu venir, pourquoi, au-delà de l’anecdote policière, l’a-t-on démasqué après les forfaits commis — mystère. Les images diffusées largement (à la suite du fait divers) des camps d’entraînement afghans sont des images mille fois diffusées auparavant, sans aucun rapport direct avec le criminel. Pure propagande. Elles sont loin d’être innocentes. On confectionne un 11 septembre français. Qu'il soit prémédité ou non ne change rien à l'usage qui en est fait.
Dans le même temps, les forces occidentales en Afghanistan financent plus ou moins directement, à travers la famille Karzaï, les narcotrafiquants, et au-delà, les Talibans eux-mêmes. Je n’en veux pour preuve que ce reportage du New York Times, vieux d’un an ou deux,  où le frère du président afghan, chef d’une firme de sécurité protégeant les convois de l’OTAN à partir du Pakistan était soupçonné de payer les Talibans pour laisser passer les camions vitaux aux forces occidentales, et soupçonné d’autre part de tremper dans le trafic des opiacés à destinations de l’Europe et des Etats-Unis. Comme dans toutes les guerres américaines (voir le Vietnam où les GI's camés finançaient le Vietcong trafiquant d'héro, où les sbires de Lon Nol — fantoche US au Cambodge — vendaient les armes américaines à ceux de Pol Pot !… Voir Cuba, où la CIA a commencé par soutenir Castro pour se débarrasser de Batista, un peu trop compromis avec les Familles de la Mafia new-yorkaise…), le serpent se mordait la queue. Quant à mettre en doute la corruption dans un tel pays, laissez-moi rire. On entretenait donc ce que l’on prétendait combattre, parce que cet « engagement » a la fonction précise de militariser nos sociétés plus avant.
Loukachenko, dictateur "au grand jour" de Biélorussie
On peut donc légitimement se poser la question, et exiger des éclaircissements, quant à la fonction de cet assassin miraculeux tombant à point nommé pour un parti dont les chances sont compromises. Surtout et d’autant plus lorsque les conclusions de l’équipe au pouvoir sont plus de fichage, plus de surveillance, légitimés par des gouvernants eux-mêmes apparemment au-dessus des lois, suspects au premier chef d’infractions graves au droit des gens.
Et si je suis bourré, et que j’ai envie de m’éclater avec les djihadistes ou les skins, ou les satanistes zoroastriens de gauche, que j'ai besoin de faire des recherches sur l'IRA ou l'IRGOUN pour un roman, que je vais sur les sites de mes copains Leroy ou Quadruppani qui appellent l’un à « brûler les banques », l’autre à « la furie prolétarienne balayant le vieux monde », je vais aller en taule, soupçonné d’être un assassin potentiel, moi qui ne connaît rien aux armes ?… On me mettra à l’amende ?…
On est là, dans ces ersatz de « démocraties » ?… Un changement d’équipe au pouvoir ne transformera rien. On n’a jamais vu une mesure policière abolie par les successeurs (si vertueux se disent-ils), ni un impôt, sauf pour les riches.
Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume occidental où la « liberté » affichée se change tous les jours un peu plus en son contraire.
Le psychopathe de Toulouse, éminemment suspect selon moi (combien de cinglés n’ont-ils pas été manipulés à travers l’Histoire par les services spécialisés ?…) est-il un résultat de sa propre pathologie,  de ce monde chaque jour plus glaçant d’exclusion et de solitude, ou bien un machiavélisme orchestré, je n’en sais évidemment rien. Mais dans les circonstances que je viens de décrire où ceux qui se parent de vertu ont très probablement du sang sur les mains, cette tragédie ne justifie en aucun cas une surveillance accrue de nos corps et esprits déjà filés pas à pas. Et d'autant moins quand on nous dit du même souffle que cette surveillance ne sert à rien.
Obscénité de toutes parts. Rien d’autre.
Thierry Marignac, mars 2012

P.S en forme de mise à jour :
Interview du candidat social-dème dans le Monde du 29-03-2012 :
"Yves Bonnet, l'ancien patron de la direction de la surveillance du territoire (DST, aujourd'hui remplacée par la direction centrale du renseignement intérieur, DCRI), soupçonne Mohamed Merah d'avoir été un "indic" de la DCRI. Cette thèse vous paraît-elle crédible ?
Si nous n'étions pas en campagne, il y aurait déjà, au plan parlementaire, des demandes d'information. Après l'élection, des commissions d'enquête devront nécessairement se pencher sur toutes les questions. Je m'engage, si je suis élu, à ce que toute la clarté soit faite sur les éventuelles failles. J'en tirerai toutes les conclusions."

P.P.S. À CEUX QUI M'ACCUSENT DE "COMPLOTISME":
Apparemment, un policier, et non des moindres, semble avoir des doutes. Il est hors de question de soupçonner  une guerre des polices, ce serait céder à la théorie du complot, n'est-ce pas ?
De même, c'est certainement un hasard, si l'équipe néo-con se déchaîne dans la journée sur l'affaire DSK en contrefeu. Loin de moi, du reste, l'idée de voir les sociaux-dèmes comme des enfants de chœur. L'Histoire nous a prouvé le contraire plus d'une fois.
Pour nos lecteurs qui lisent l'anglais, Haaretz, journal israelien publiait avant-hier un article relatant le séjour du cinglé de Toulouse en Israel, sous l'œil du Shin-Beth :
http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/shin-bet-security-service-confirms-toulouse-gunman-spent-time-in-israel-1.420810
Ce terroriste a eu (quelque temps) une chance folle : il est passé sous la loupe de quatre ou cinq des services de sécurité parmi les plus paranos du monde qui l'ont laissé filer, trop respectueux de l'état de droit.
En comparaison, les anarchos tralalas de Tarnac, qui faisaient pousser des légumes bios, montaient des bibliothèques, buvaient du vin sans souffre en préparant une insurrection certes invisible, se sont retrouvés en taule en une demie-journée après avoir mis deux trombones dans un aiguillage.
Ne cédons pas à la théorie du complot. Attendons les explications.
 
  

21.3.12

Les filles selon Alfred Dogbé


Hommage de Placid à Alfred Dogbé


La fille du jardin
Le jeune homme avait une jambe posée sur l'autre et dans les mains, un livre qu'il ne lisait pas. Ni le manège qui arrachait des cris de joie aux enfants, ni les chansons à la mode qui provenaient de la buvette ne retenaient son attention. Il était simplement là, à ne rien faire, à ne rien penser. Totalement indifférent à la promenade des amoureux dans les allées ombragées, au bruissement sucré de leurs serments que le vent mêlait aux promesses des manguiers en fleurs. Quelque chose heurta sa jambe. Puis une exclamation fusa. Et, il vit quelqu'un lutter pour retrouver l'équilibre. Une fille.
- Oh ! pardon !
- ...
La jeune fille ramassa son sac à main, se redressa, rajusta ses cheveux qui ruisselaient en cascade et sourit.
- Excusez-moi, je ne vous avais pas vu...
- Je vous en prie!... Rien de cassé ?
Elle sourit encore puis s’éloigna. Ce fut tout, ce samedi après-midi.
Le jeune homme ne ressentit le choc qu’au cours de la semaine qui suivit. Maintes fois, il crut reconnaître la fille du jardin à travers la vitre de la salle de cours, dans les couloirs de la faculté, dans le tumulte du restaurant universitaire, ou dans la bousculade de l'arrêt du bus. Il héla maintes étudiantes au teint métissé, au cou gracile, à la démarche ondulante et dont les tresses se répandaient sur la cambrure des reins. Chaque fois il dût se répandre en excuses sous le regard agacé puis amusé de l'importunée.
Ce fut une semaine interminable. Toutes les nuits, il se voyait avec elle dans un photo–roman, marchant la main dans la main parmi les bananiers du parc ou discutant jusqu’au petit matin dans la salle enfumée du cafétéria. Et au dénouement, elle s'élançait vers lui les bras ouverts et les lèvres fleuries d’un large sourire tandis qu'au-dessus de leurs têtes des oiseaux chantaient un air si entraînant que les nuages dansaient.

Le samedi suivant, il se posta sur un banc pour surveiller les deux entrées du jardin public.  Elle apparut comme un lever de soleil, à seize heures et trois minutes, dans la blancheur aveuglante d'un pantalon bouffant et d'un pull moulant. Le sac à main, la ceinture et les chaussures luisaient d'un noir profond. La jeune fille le reconnut, lui sourit et fit un gentil petit signe de la main. Mais il fut incapable d’obéir à la voix qui lui ordonnait de se lever, de tendre une main chaleureuse et d’engager la conversation. Il ne put même pas esquisser un sourire. C’était comme si son visage était recouvert d’un masque d’argile et ses jambes prises dans une boue marécageuse. Elle passa son chemin, ondulant comme une liane sous le vent. Et chaque pas de sa démarche résonnait comme un défi dans la poitrine du jeune homme.
Elle arrivait tous les samedi aux alentours de seize heures, le cherchait des yeux, se dirigeait vers lui, puis :
- Salut !
Au fil des semaines, le sourire devenait plus chaleureux, le petit signe de la main plus engageant, la lueur complice de ses yeux flamboyait davantage. Et la voix vibrait comme un appel :
- Salut !
Alors, le masque d’argile durcissait sur les joues du jeune homme. Et sa george s'obstruait d'une boule de feu.
- Sa... Salut ! ...
Alors elle s’éloignait à contre-coeur tandis que lui restait sur-place, inerte comme un caillou.
Un jour pourtant il osa. Ce fut très simple. Ils se promenèrent dans le jardin public, discutant comme de vieux copains. Il regretta tout le temps perdu. Mais après qu'elle eût pris congé, il réalisa avec plus de regrets encore qu'il ignorait toujours son prénom, ne savait rien d'elle. Il ne s'était même pas présenté.
Le samedi suivant, il constata qu’elle l’attendait sur le même banc qui lui avait permis de surveiller les deux entrées. Dès qu’il pénétra dans le parc, elle lui  fit signe de la main. Il s’assit à peine qu’elle dit sur un ton de reproche:
- Je commençais à me dire que tu ne viendrais pas aujourd'hui...
Le jeune homme composait encore sa réponse quand survint un perturbateur. L’homme présentait d'épais favoris grisonnants, une calvitie très avancée, et de petits yeux inquisiteurs qui semblaient partout déceler des choses amusantes. Il les salua et demanda à partager leur banc mais n'attendit pas vraiment la permission. La jeune fille se trouva prise entre l'étudiant qui ne trouvait plus rien à dire et l'arrivant qui prit la conversation en main.
- Je me présente: Moulay Séko, urbaniste. A qui ai-je l'honneur ?
Il ne regardait que la jeune fille.
- Isabel Hama, secrétaire de direction.
- Hamido Gana, étudiant sciences éco, s’entendit dire le jeune homme.
- Enchanté de faire votre connaissance, j'ai toujours pensé que...
L’instrus était un causeur intarissable. Et Isabel riait, suspendue à ses lèvres, accrochée aux petits yeux fureteurs qui ne fixaient qu'elle.
- Tu sais, Isabel... On se tutoie n’est-ce pas ?… Merci, donc je disais que …
Les oreilles du futur économiste bourdonnèrent jusqu'au moment où l’indélicat bavard se leva et lui serra la main:
- Ce fut un plaisir de faire votre connaissance. ...
Il s'était déjà retourné vers Isabel. Sourire mielleux, chaude poignée de mains, et la voix plus rauque:
- A bientôt!

Le calvaire de Hamido aurait pu cesser si seulement Isabel n’avait pas usé le temps à dire combien elle trouvait le monsieur intéressant, à répeter que ses anecdotes étaient absolument drôles, à s'étonner de les trouver instructives même. Hamido retourna à la cité universitaire avec un goût d'inachevé dans la bouche, et dans les poings une grosse envie de briser des choses. Cette nuit-là, il fit plusieurs fois un rêve qui le brisa un peu plus.
Il se vit, par une torride journée d'avril, pénétrant dans un verger par un large chemin qui montait indéfiniment. Le feuillage des fruitiers formait une voûte si touffue qu'il crut s'enfoncer dans une grotte. A mesure qu'il avançait, les arbres se desséchaient, les fruits pourrissaient, les feuilles jaunissaient. Isabel lui apparut au bout de l'allée, assise sur un banc. Une fleur sous le vent. Frémissante dans sa robe bleue. Et son sourire était une couronne de fraîcheur. Et elle tendit deux bras languides. Hamido s’élança. Mais un chien surgit en travers de son chemin. La bête aboyait hargneusement. De sa gueule énorme, une bave ruisselait sur le pavé telle une lave fumante. C'était brûlant, gluant et glissant. Hamido glissa et tomba sur le nez. Il se releva pour se retrouver à plat ventre. Puis il échoua à la renverse, les quatre fers en l'air. Isabel se tordait de rire. Près d’elle,  se tenait Moulay:
- On peut se tutoyer, n'est-ce pas chère amie?
- Mais bien sûr, cher ami, sans façon!
- Cet arbre se meurt. Crois-moi ma chère, la négligence des hommes est la pire des calamités naturelles. C'est un crime que de planter des arbres quand on ne va pas les entretenir. Tout le mal de ce pays est là: dans son incapacité à concrétiser son vouloir avec diligence et persévérance.
Hamido ne se souvint vraiment de son rêve que le samedi suivant. Depuis près d'une heure, Isabel lui parlait de ses projets professionnels. Sur le ton de la confidence. Et l’étudiant se disait que cette fois serait la bonne.
- Salut les amis! Il n'y a rien de mieux contre la poussière et la chaleur. Selon les services de la météo...
Hamido leva la tête. Il vit le bavard au crâne aride qui brandissait trois canettes de jus de fruit et un cornet de cacahuètes. Une terrible envie de brutalité propulsa le jeune homme sur ses pieds. Il se mit debout face à Moulay qui s’assit ausitôt. Exactement à sa place.
- Merci, cher ami. Alors Isabel, quoi de neuf depuis la dernière fois?
Toute l’après-midi, Hamido resta sourd à la tempête qui grondait dans sa poitrine. Les bourdonnement d’oreilles ne cessèrent que quand l’autre se leva:
- Bien mes amis, il va faire nuit.  Au plaisir…
Hamido se jura d’écarter le gêneur, d’arracher radicalement cette mauvaise herbe de son jardin dès la semaine suivante.
Le samedi vint. Isabel n’apparut pas à seize heures et trois minutes. Hamido attendit jusqu’à dix-neuf heures. Le soir tombait, Hamido s'imposa un dernier tour dans le jardin. Peut-être y était-elle ?
Ses pas nostalgiques le portèrent dans tous les recoins de l'enclos. Les promeneurs étaient presque tous rentrés. Ils avaient laissé toutes sortes de déchets que les manoeuvres ramassaient par brouettes entières.
Au milieu d’une allée bordée de manguiers, Hamido s'immobilisa brusquement. Droit devant lui, Isabel et Moulay la main dans la main. Ils venaient dans sa direction. Moulay parlait. Isabel riait. Ils passèrent tout près de lui. Hamido était foudroyé par le fracas assourdissant de leurs pas en accord. Isabel le frôla presque. Elle ne regardait que l'autre. Mais l'autre vit Hamido et lui fit un clin d'oeil qui se voulait complice. Mais c’était une flèche de feu qui percuta le jeune homme en pleine poitrine. Puis les éclats mortels du rire d'Isabel le criblèrent dans le dos. Hamido ne s’écroula pas tout de suite. Il resta sur pied, citadelle invaincue, aussi longtemps que les senteurs des manguiers ne couvrirent pas le parfum d’Isabel. Il resta ainsi jusqu’à ce que le jardinier en chef, intrigué par son immobilité de statue, l’interpellât:
- Monsieur, vous avez perdu quelque chose ?

16.3.12

Nuits de Niamey, selon Alfred Dogbé



Une soirée de rêve
Un samedi soir, Hamido éprouva le besoin de s'offrir une soirée de plaisirs. Il mit une heure à s'apprêter, sifflotant sous la douche, essayant tour à tour les plus élégantes de ses tenues, et esquissant des pas de danse face au miroir. Enfin, il enfourcha sa moto et se retrouva dans la rue.
Il se rendit au bistrot du quartier. Un petit coin bien calme. Le propriétaire savait mettre de l'ambiance. Les soirées de grande affluence et de grosse gaieté, il sortait sa guitare et vous arrachait des larmes de bonheur. Le bistrot attirait aussi pas mal de filles en quête d'aventures. Ce soir-là, une bande d’excités avaient envahi le coin. De jeunes gens qui dépensaient beaucoup d'argent, buvaient sans retenue, dansaient comme des épileptiques et parlaient sans s'écouter. Hamido ne put longtemps tolérer l'arrogance obscène qui suintait de leurs gestes et propos. il déclina l'offre du patron qui le défiat aux échecs. Ce soir-là, il voulait vraiment s'amuser! Il se retrouva de nouveau dans la rue. Mais il ne savait plus où aller.
Ce fut le début d’une longue errance. Hamido roula à petite vitesse, la tête bruissante de réflexions aigres. Depuis des mois, il avait vécu coupé du monde, occupé par la rédaction de ses travaux scientifiques. Et ce soir il constatait amèrement son absence au monde. C'était bien cela. ce ne pouvait être que cela: il ne faisait rien pour entretenir ses relations, pour les approfondir. Pourtant, il était né dans cette ville! Il avait grandi dans ces mêmes rues grouillantes d'inconnus. Il en connaissait tous les recoins, mais il  n'y avait personne! Il n'allait pas suffisamment vers les gens. Car enfin, il connaissait bien de gens! Il n'y avait qu'à aller vers eux!
Hamido fut bien mal inspiré de se rendre chez Djibick. Avachi devant son poste-téléviseur, assommé par la douzaine de canettes de bière qui jonchaient le parterre, son ancien camarade de fac l'accueillit chaleureusement mais ne leva pas les yeux de l'écran où deux hommes politiques prophétisaient le bonheur de l'humanité en échangeant des insultes. Cinq minutes plus tard, Hamido reprit son errance. Djibick n'avait pas remarqué son départ. Ils ne s'étaient rien dit.
Hamido parcourut encore plusieurs artères de la ville. Il roulait de plus en plus vite. Il ne s'arrêtait que pour boire un verre debout au comptoir de quelque bistrot. Juste le temps de constater qu'il n'y avait personne de sa connaissance. Le fait était qu'il n'avait plus personne avec qui passer un bon moment. Jamais il n'avait réussi à se faire un ami. Jamais il n'avait réussi à garder une fille qui lui avait plu.
L'idée lui vint de relancer Agnès, une étudiante en philosophie avec qui il était sorti une ou deux fois. Il trouva Agnès en compagnie de deux autres filles laides comme la mort et d'un jeune homme au regard fuyant qui parlait comme un livre. Un groupe de travail qui préparait une niaiserie d'exposé sur le principe du plaisir dans la culture occidentale. Agnès plaidait passionnément  la nécessité de d'adopter une méthode de plus critique et une démarche plus originale. Ses camarades n'étaient pas moins passionnés. La discussion s'embourba. Hamido les écouta se masturber avec Freud et ses incestueux personnages. Quand il fut rassasié de libido et de cogito, il partit sur la pointe des pieds.
Il quitta Agnès et ses camarades dans une fureur qui l'incita à martyriser sa moto. Il fonçait à toute allure hanté par le dîner qu'il aurait voulu partager avec l'étudiante. Ils seraient certainement allés dans le restaurant où ils avaient lié connaissance. Ils y auraient savouré d’exquises brochettes de mouton accompagnées d’un succulent couscous à la sauce de légumes. Le chef serait lui-même venu déboucher la bouteille de grand cru. Un vrai nectar, capiteux et profond comme un gouffre. La conversation aurait rapidement pris la tournure gaillarde qui ouvre des brèches et autorise des audaces de langage et de gestes...
Une terrible envie de vengeance montait en lui au fur et à mesure qu'il envisageait tout le plaisir qu'ils auraient pu s'offrir. Hamido se mit à effrayer les passants avec la moto. Il leur fonçait dessus. Ses victimes restaient un court moment paralysées de peur puis hurlaient à mort. Hamido attendait l’ultime instant puis les esquivait, les frôlant presque, avec la finesse de ses dix années de moto. C'était angoissant. c'était excitant. C'était délicieux. Ce petit jeu réussit chaque fois. Hamido eut plus d'audace et s’en prit aux voitures qu'il croisait. Il fonçait sur elles tous feux allumés et klaxonnant à mort. La plupart du temps, le conducteur se mettait sur le trottoir en catastrophe. Puis Hamido le voyait dans le rétroviseur qui criait des insanités. La vitesse, le danger et la panique de ses victimes lui procurèrent une excitation aussi intense que ce qu'il éprouva la seule que l’apprentie-philosophe accepta de l'accompagner en boite de nuit.
Ce soir-là, ils avaient littéralement pris racine sur la piste de danse. Deux lianes enlacées qui balançaient au rythme du blues. Agnès tremblait d’émotion dans les bras de Hamido qui murmurait son désir au creux de son oreille. Il décrivit les lames de feu qui lui mangeaient la chair, la boule d'épines qui déchirait son ventre, les laves volcaniques qui remontaient de ses tréfonds. Elle étouffa son délire d’un baiser sur la bouche. Hamido sombra dans un vertige tellurique. Tout tournait autour de lui pendant qu'il jaillissait littéralement dans son pantalon. Tétanisé par l'extase, près de s'affaisser sur la piste de danse comme un sac vide, Hamido devinait seulement le corps d'Agnès qui soutenait sa torpeur, les doigts d'Agnès qui caressaient sa chevelure, la voix d'Agnès qui déversait de l'or dans ses oreilles tandis que ses jambes à lui brûlaient du déferlement torrentiel de son incontinence. Alors, dans un bref éblouissement, Hamido se vit dans un verdoyant jardin verdoyant où couraient d'impétueux ruisseaux de lait et de miel. Un défilé de palmiers se déhanchaient sous la caresse du vent. Des enfants vêtus de blancs lançaient au soleil des cerceaux scintillant de mille feux. Des oiseaux volaient si bas et si  lentement qu'on pouvait les attraper. Assis parmi des fleurs bleues, Un vieillard fumait sa pipe, heureux.
Ce fut la même illumination que Hamido éprouva quand un conducteur aussi téméraire que lui freina brusquement et maintint le véhicule sur la voie. Hamido se vit déjà encastré dans l'avant de la voiture. Il ferma les yeux, hurla tout en essayant de dégager la voie. Il n'enregistra aucun choc.
Etait-ce parce le heurt fut d'une brutalité inouïe? Ou était-ce parce qu'il avait franchi la frontière incertaine entre le plaisir et la douleur?
Les yeux de Hamido se rouvrirent sur un égout à ciel ouvert qui béait comme un crocodile affamé. Mais il n'avait pas fait dix ans de moto pour rien. Un simple jeu d'embrayage et d'accélérateur, et hop! Il fit décoller l'engin bondit par-dessus l'obstacle. Dans la rue, les passants étaient petits. Ils avaient tous la tête levées vers le ciel et pointaient leurs doigts admirateurs sur lui. La moto fonçait dans la douceur cotonneuse des airs par-dessus la ville qui ne montrait que lui, ne voyait que lui, ne parlait que de lui, n'enviait que lui. Enfin la moto toucha terre. Un tonnerre d’applaudissements salua la maîtrise du pilote. Les badauds accouraient comme des moineaux. Mais Hamido ne perdit pas une seconde. Il fonça, les abandonnant là, dans un nuage de poussière et de fumée.
Hamido se retrouva dans une autre boite de nuit. On y accédait par un étroit et ténébreux escalier qui descendait en colimaçon jusqu'au sous-sol. Hamido eut  sentiment de s'enfoncer dans des profondeurs abyssales. Une fille était assise à sa table. Des éclairs de néon zébraient continuellement sa face de fugaces bandes colorées. Hamido entrevit successivement un nez bleu, des dents vertes, des yeux rouges et des joues jaunes. Par moments, tout le visage surgissait dans un éblouissement de lumière crue et violente. Mais Hamido clignait alors les yeux sans rien garder d'autre qu'une impression d'extrême jeunesse et de beauté intense. La fille lui racontait quelque chose de vraiment drôle. Elle ponctuait ses propos d'un petit rire provocateur et de larges gestes qui traçaient des arabesques bariolés dans l'air. A ce moment, les premières notes d'un rock endiablé se firent entendre. Elle se leva soudain et l'entraîna sur la piste de danse:
- Super! C'est mon morceau. Viens danser!
Elle fut extraordinaire de fantaisie et d'humour. Bientôt un cercle d'admirateurs se forma autour d'eux. De toute la boite de nuit, ovations et applaudissements s'élevaient pour saluer leurs prouesses. Cinq minutes époustouflantes! Puis une langoureuse salsa lui donna le loisir de goûter aux promesses de ce corps menu, souple, et incroyable nerveux. Le charmant tourbillonnement de ses petits bras, le balancement de son cou, ses poses affolantes, son rire démoniaque achevèrent d'effacer sa mélancolie. La fille lui disait s'appeler Nathalie. Ses doigts étaient d’une finesse irréelle. Ils burent encore et dansèrent encore. Encore et encore. Puis ils sombrèrent d’épuisement et d’ivresse sur la piste de danse.
Les yeux de Hamido se rouvrirent sur les murs blancs d'un chambre inconnue. Hamido vit les dents blanches d'un homme en blouse blanche debout près de son lit.
- Alors, monsieur? Déjà réveillé? Hier à deux heures du matin, on vous a emmené ici. Totalement inconscient. Un accident de la route. Votre moto s'est encastrée sous le châssis d'une voiture venant en sens inverse. Vous avez vraiment eu du pot, pour un homme qui était ivre- mort !

Alfred Dogbé, étincelant écrivain nigérien, mort le 2-03-2012

12.3.12

Les élections selon Alfred Dogbé


Le vote de Larabou
Quand Larabou parvint dans la cour de l'école primaire N°1, ses appréhensions se dissipèrent. Les électeurs de son quartier, disposés en deux files, échangeaient nouvelles et plaisanteries en attendant leur tour. Douze gendarmes en tenue de combat observaient le scrutin avec une vigilance extrême. La campagne pour les élections municipales avait été émaillée d'incidents graves et brutaux. Larabou sortait de l'hôpital: fracture de la jambe droite. Trois semaines d'immobilisation parce que les militants du camp adverse avaient essayé de saper le meeting de son cousin Djigal. Depuis, les autorités, par la voix du ministre de la loi et de l’ordre, avaient prévenu:
- Aucun désordre ne sera toléré le jour du vote.
Larabou rejoignit le rang des hommes. Un jeune homme, manifestement ivre, vint se placer derrière lui et se mit à hurler le nom de son candidat:
- Quiconque ne vote pas pour Kalangou est un âne!
Larabou se demandait encore s'il devait répliquer à l'insolent ou simplement le gifler quand deux gendarmes vinrent se saisir du provocateur. Ils l'enfermèrent dans leur fourgon. Larabou vit cela. Il devint tout à fait rassuré et confiant. Tant que le vote ne serait pas perturbé, tant que les électeurs pourraient librement choisir, son cousin Djigal l'emporterait. Forcément! Kalangou, l'autre candidat,  n'était pas un vrai fils de la commune.
Vint le tour de Larabou. Il présenta sa carte d'électeur et sa carte d'identité nationale. Le premier membre du bureau examina les documents, parcourut la liste électorale, puis se tourna vers son collègue:
- Vérifie-moi ça, s’il te plaît!
Le second membre du bureau s'exécuta puis se référa à un troisième; ainsi de suite jusqu'au septième:
- Vous n'êtes pas inscrit dans ce bureau.
- Ce n'est pas possible! J'habite en face.
- Oh! Allez donc voir dans les bureaux voisins.
Les autres électeurs s'impatientaient bruyamment derrière Larabou. Deux gendarmes s'approchèrent. Larabou n'insista pas. Le bureau de vote suivant n'était qu'à quelques pas. Larabou se dit qu'il n’aurait pas perdu une heure s’il avait suivi les recommandations de son cousin Djigal:
- Vérifiez personnellement si votre nom figure sur la liste. Faites-le bien avant le jour du scrutin! Ce petit effort vous fera gagner du temps le jour du vote. Et puis vous compliquerez ainsi la tâche aux voleurs d’urnes!
Au bureau de vote suivant, Larabou attendit encore une heure. Son nom ne figurait pas sur la liste. Les membres du bureau de vote respectaient strictement les directives. Les autres électeurs regardaient Larabou comme un animal étrange. Et les gendarmes manifestaient la même fermeté dans leur mutisme féroce. Larabou n’insista pas. Il traîna ainsi sa jambe droite de bureau de vote en bureau de vote. Chaque fois, il attendait patiemment son tour, puis on lui demandait de s'adresser ailleurs. Chaque fois il s'éloignait dès que les gendarmes commençaient à s'énerver.
En quittant le dixième bureau, il fut tenté d'abandonner la partie.
Il avait battu campagne. Il s'était battu. Sa jambe droite était encore prise dans le plâtre. Tout cela pour rien? Lors du meeting, son cousin Djigal avait mis à nu les ruses frauduleuses de l'adversaire: on cherchait à le décourager, pour attribuer son suffrage à un autre! Mais lui, Larabou, jamais il ne renoncerait à son droit de vote! Ce serait trahir le combat du cousin Djigal! Ce serait souiller la mémoire des martyrs de la démocratie. Non! Il ne sortirait pas du onzième bureau sans avoir voté!
Son tour vint.
- Allez voir ailleurs!
- Je suis passé partout ailleurs.
- Vous ne pouvez pas voter ici.
- Je vais voter!
- Monsieur, sortez du rang ou j'appelle les gendarmes!
- Je voterai ici!
Deux gendarmes prirent Larabou par les épaules. Larabou s'arc-bouta à la table, à la porte, à tout ce qui donnait prise. Le président du bureau et ses assesseurs s'enfuirent. Les douze gendarmes ne parvinrent pas à maîtriser l'électeur en colère. Quatre fourgons appelés en renfort surgirent. Quarante-huit gendarmes se déployèrent pour encercler le révolté. La mêlée ruait de la salle à la cour, elle refluait de la cour à la salle. Le rebelle avait des menottes autour de ses bras, de ses jambes, de son cou. Mais il criait toujours:
- Je voterai!
L'officier fourra son béret dans la bouche de Larabou qui l'avala, déglutit puis hurla de plus belle:
- Je suis un citoyen!
Le phénomène se défit des neuf menottes et fonça vers la table du bureau de vote en traînant douze soldats agrippés à ses bras, à ses jambes, à tout son corps. Et il rugit:
- C'est mon droit!
Larabou prit les bulletins comme l'avait prescrit le cousin Djigal:
- Un de chaque!
Puis il pénétra dans l'isoloir en traînant l'escouade. Au même moment, l'officier hurla la dernière sommation. Les gendarmes s'écartèrent de la cible. L'officier était un tireur d'élite couvert de décorations. La balle traversa l'isoloir de part en part. Larabou ressortit de l’isoloir. Il tanguait comme une pirogue éventrée. en direction de l’urne. Les gendarmes battirent en retraite. L’officier tireur d'élite médaillé interpellait son pistolet du regard pendant que Larabou glissait l’enveloppe dans la caisse cadenassée.
- J'ai voté!
L’officier leva la tête. Il vit Larabou qui souriait. Et ses dents étaient rouges. Le citoyen s'empara de la liste électorale, y inscrivit son nom, émargea en face, puis s'écroula. Raide mort.

Alfred Dogbé l'étincelant, écrivain du Niger, mort le 2-03-2012.


8.3.12

le bal d'antan

traduit par Vincent Deyveaux


Je me souviens des bals d'antan
Quand l'après-guerre s'éloignait,
J'étais un vil adolescent
Que la musique réchauffait.

On jouait le tango “Sur la baie”,
Et le fox-trott “Le nouveau mai”,
Et revenait “La valse aux fleurs”,

La triste valse d'après-guerre.

Différents disques se suivaient,

Kozine, et Strok, et Lechtchenko,
“Tatiana”, “L'ami”, tous aimaient,
“Petite fleur” sortait du pot.


Les vieilles stars jetaient leur flamme...
Et je revois les ornements:
Tamis de fleurs des sarafanes,
Nattes des filles avec ruban.


...Et sur les enclos printaniers,

Les branches de Sainte Lucie!
Au bal, quand le jour déclinait,
On se rendait en groupes amis,

On venait de tous les quartiers,
Et certains même par le train,
Et les lumières tout l'été
Brillaient, jusqu'à l'automne loin.


Et chaque nuit, se dissipant,
Finissait par le même chant :
“Pourquoi le jour vient-il si vite,
Pourquoi flanchent les Moscovites...”


Je me souviens de l'ancien temps,
Et dans ces lieux, quand je divague,
Je sens l'écume des instants,
Triste, devant le terrain vague.

A présent c'est une poubelle
Et ne résonne aucun tango,
Au lieu des valses, un corbeau

Qui tournoie, tournoie, et appelle...
liens:
“Sur la baie”
“Le nouveau mai”
“La valse aux fleurs”
“Tatiana”
“L'amitie”
“Petite fleur”

Vladimir Kozine (1905—1994)
Oscar Strok (1893-1975)
Piotr Lechtchenko (1898-1954)




Баковские танцы


Я помню Баковские танцы
Послевоенных давних лет.
Тогда подросток-оборванец,
Я был той музыкой согрет.


Звучало танго «Над заливом»,
Звучал фокстрот «Цветущий май»,
«Вальс цветов» весна кружила –
Послевоенный грустный вальс.

Пластинки разные крутили:

Был Козин, Лещенко и Строк.
«Татьяну», «Дружбу» все любили,
И цвёл там «Маленький цветок».

Пылали дальние зарницы…

А мне запомнилась кpaca:

В цветочек сарафан из ситца,
И с бантом девичья коса.

...А над заборами весною
Цвела черёмуха-сирень!
Шли к танцам дружною толпою,
Когда к концу клонился день.

Со всей округи приходили,
И приезжали в поездах.
Огни там яркие светили
Всё лето, осень допоздна.

И каждый вечер, отлетая,
Кончался песнею в ночи:
О том, как сини стали дали,
И как устали москвичи.


...Осталось в памяти то время,–

По тем местам, когда брожу,
Тех лет далёких слышу пенье
И с грустью на пустырь гляжу.

Теперь здесь мусорная свалка,
И танго больше не звучит.

А вместо танцев, только галка
Всё скачет, скачет и кричит...

Vladimir Kiriliouk, 2003

traduction et photos : Vincent Deyveaux

3.3.12

Mort d'Alfred Dogbé, étincelant écrivain nigérien

L'écrivain et poète Alfred Dogbé l'étincelant, mort le 2-03-2012 à l'hôpital.

un blog spécifique a été dédié à la mémoire d'Alfred au lien suivant:

http://pouralfreddogbe.blogspot.com/

         LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS
         La première qualité d’Alfred Dogbé qui vient de nous quitter, mort au Togo hier à l’hôpital, à la suite d’une longue maladie, était à mes yeux son amitié pour mon vieux complice et éditeur Daniel Mallerin avec qui il traînait la nuit dans les maquis, comme on appelle ces débits de boisson plus ou moins légaux, paraît-il  légion à Niamey. Daniel était assez seul au Niger, à l’époque récente où sa femme était en poste là-bas, et la communauté d’expats mentalité colons post-modernes, ne fournissait pas beaucoup d’occasions de se réjouir, de faire pleuvoir la bière, de rire et de mater les filles. Je m’inquiétais, mais bientôt apparut Alfred Dogbé qui l’entraîna à sa suite, lui fit apprécier les brasseries et le houblon local, lui donna la sensation de prendre le pouls du pays — se laisser envoûter par la Ville Noire, ses mille rumeurs contradictoires en révolution permanente, bruissement incessant comme des grillons de brousse.
Photo © Marie-Pierre Cravedi
         Alfred était écrivain dans un pays où peu de gens savent lire. Il fut le premier à en rire avec moi lors de nos entrevues, à Paris, car, bien que déjà malade, il semblait rire tout le temps, pressé de jouir de l’instant, du plaisir d’être ensemble, de goûter la bière belge que je lui fis découvrir un soir d’automne — dans l’ivresse de la plaisanterie, du paradoxe, passer du bon temps avec votre bien obligé, étiqueté « anar de droite », puisqu’il faut des étiquettes. Il absorbait les informations que je lui fournissais sur les bas-fonds noirs de New York, dont je revenais, comme un buvard. Il y reconnaissait ses marques d’instinct, déjà chez lui, dans un ailleurs que je lui évoquais, en riant moi aussi, de mes bévues, de mes surprises de Blanc. Il avait lu mon roman Renegade Boxing Club, grâce à Daniel Mallerin, alors je lui parlais de la façon dont « Big » Steve Felton, mon camarade entre tous de la Ville Noire américaine, se servait de moi pour communiquer avec son propre fils, et inversement. « Oui, répondit-il, quand je veux dire quelque chose à mon père, j’en parle à ses potes ».
         Alfred était écrivain, dans un pays de tradition orale, l’un des plus pauvres du monde. Alors il écrivait du théâtre. Un type comme Alfred était suspect sous les régimes approximatifs des post-colonies, alors il procédait par allusions, ellipses, gags. Alfred était très respecté chez lui. Alfred savait tout, constamment informé par la rumeur de Niamey. Avec la Phrance, Alfred jouait un jeu, plein de ruse et de franchise simultanées. Je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu par les pasionarias des sans-papiers — pataugas, bonne conscience et subventions — qui l’invitaient à Paris, mais pourquoi refuser la manne ?… J’étais 100% avec lui sur ce coup-là. 
Bon Voyage Don Quichotte, livre d'Alfred Dogbé

         Alfred souffrait d’un conflit interne déchirant, puisqu’écrivain, il ne pouvait s’exprimer chez lui que par l’intermédiaire d’acteurs, d’une scène, etc, une contrainte qu’il avait appris à aimer — et ses pièces étaient remarquables — mais qui lui pesait parfois. Je lui arrachais un de ses rires les plus sonores, en citant l’écrivain « libérationniste » noir américain Greg Tate dans son essai sur Jean-Michel Basquiat : « If you wanna hide something from a nigger, put it in a book ». Alfred avait l’admiration la plus pure pour la légende littéraire de Paris, ses émerveillements de jeune homme : Cendrars, Appolinaire, Soupault, Desnos, Céline, j’en oublie… À cet égard, il était d’une superbe franchise d’artiste, impossibles à nos errements de « civilisés » du troisième millénaire. J’eus le rare privilège d’être témoin de son envie de roman. Mon Renegade Boxing Club, et c’est encore un privilège, l’avait réveillée. Il avait tenté d’en écrire un, « Mais Thierry, me confia-t-il, je ne m’en sortais plus, j’avais cinquante personnages !… ». Je venais de lui dire qu’il fallait en limiter le nombre. 
Les Conquêtes du roi Zalbarou, livre d'Alfred Dogbé

         Alfred avait un humour spontané à enseigner à l’école. Lorsque je l’entraînais — après quelques Duvel — chez des amis russes bouffer un Plov plat d’Asie Centrale, riz et agneau épicés, sa seconde femme l’appela au téléphone, à l’instant même où je faisais les présentations. Devant une de mes amies d’origine turkmène, il déclara à son épouse : « Je suis avec la plus belle femme de Paris. Quel bon vent t’amène ?… » avant d’éclater de rire.
   Ensuite, comme mes amis russes — rescapés à grand peine du « communisme réel », cette machine à broyer les hommes — semblaient s’alarmer de ses idées « progressistes », Alfred raconta l’histoire suivante :
   Dans sa jeunesse idéaliste, il avait rejoint une guérilla « guévariste » quelque part en brousse. Cours de communisme sous la tente, courses dans la poussière avec des Kalachs version commando rouge. Un matin, nos « Guérilleros », apprirent par la radio que leur chef était devenu le nouveau ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement. Après un long conciliabule, les « Guérilleros » déterminèrent que ce chef, outre s’être enrichi de la manœuvre, les avait sans doute vendus. Branle-bas de combat, chacun — pour sa peau — cherchait à se tirer  sans faire de vagues, profil bas, et on verra plus tard. La ville la plus proche, d’où l’on pouvait rentrer chez soi, était quelque part, à des centaines de kilomètres à la boussole dans ce quasi désert. Les « Guérilleros » mirent le cap sur cette ville, mais chacun pour soi. Heureusement pour lui, Alfred se perdit et échoua dans un coin perdu, chez des bergers pas très amicaux, qui l’exploitèrent pour les travaux les plus difficiles, et ne revint à Niamey que plusieurs mois plus tard. Ses « camarades » s’étaient tous faits pincer par l’armée du régime dans la fameuse ville du désert, et croupissaient en prison. La conclusion d’Alfred rassura mes amis russes : « Depuis, je me méfie de l’idéalisme… ». Et puis — vais-je lasser le lecteur ? — il éclata de rire.

         Ce qu’il y a de tragique, c’est que j’entretenais pour Alfred une admiration sans mélange. Publiant ses nouvelles dans mon ex blog « Chroniques Marignac », j’étais soufflé par ses contes cruels de l’Afrique, que nous republierons bientôt ici. Je l’avais appelé « Alfred Dogbé l’étincelant » tant sa narration implacable m’avait éberlué de précision et d’intelligence, et je cherchais à le persuader qu’il en serait de même avec un roman, s’il prenait le problème à l’endroit, une très longue nouvelle, petit frère, pas plus, vas-y. Je les attends les petits apparatchiks du « noir » français et leurs constructions bâclées, leur « style » bégayant en rond — pas un qui puisse s’aligner avec Alfred, diamant brut. Peut-être grâce à  Renegade Boxing Club, la Ville Noire et la référence russe post-communiste — tant aimée dans la jeunesse d’Alfred, chez mes amis russes, il comprenait la moitié au moins de mes traductions dans la langue de Pouchkine — toutes deux omniprésentes dans ce roman, peut-être la chaîne de l’amitié à travers Daniel Mallerin , je jouissais à ses yeux du prestige du romancier de Paris. Et je m’étais juré de le suivre pas à pas dans sa réalisation du rêve romanesque. La vie, cette chienne, ne nous a pas permis d’aller plus loin. J’y croyais encore, en faisant d’Alfred un des dédicataires de  Milieu Hostile, que je n’eus même pas l’occasion de lui donner. Sa mort soudaine est encore — ils s’accumulent — un rendez-vous manqué du destin. Avec un des plus remarquables esprits créatifs qu’il m’ait été donné de croiser. Je céderai la place à Lermontov, en cette soirée de deuil, pour dire ma peine, et celle de ceux qui ont connu et aimé Alfred Dogbé.
Photo© Marie-Pierre Cravedi

         LA MORT DU POETE (extrait)
         Mikhail Lermontov
         (Traduit par TM)

         Le poète a péri — victime de l’honnêteté
         Tombé, par la rumeur calomnié
         Cœur de plomb et soif de vengeance
         Flétri, la tête pleine de fierté,
         L’âme du poète ne put tolérer
         La petite monnaie des offenses…

   Погиб поэт! — невольник чести —
 
Пал, оклеветанный молвой,

С свинцом в груди и жаждой мести,

Поникнув гордой головой!..
Не вынесла душа поэта

Позора мелочных обид…