19.12.22

Corruption à l'UE: système de la turpitude

 


        LA BOUSSOLE DU CONFINEMENT

         La clarté du printemps 2020, sous la chape du diktat mondial, était couleur de plomb. Ce furent deux mois de dérive immobile au fil du temps, parenthèse de l’absurde, où chaque entrevue à distance imposée dévoilait chez l’interlocuteur, un navire glissant sur des gouffres amers…  On naviguait sur l’abîme, flux et reflux de cette mort dont on nous rabâchait l’omniprésence, en nous amarrant à l’interdit qui nous bloquait dans notre écluse.

         Si, dans la ville septentrionale où j’avais trouvé refuge hors de Phrance, on circulait à peu près librement, sans ausweis auto-signé, sans masque et sans contredanse, les rues largement désertes et les commerces fermés, le silence, la méfiance des passants, évoquaient comme ailleurs le vaisseau fantôme d’une vie suspendue. Le contraste de cette lenteur spectrale sur des eaux stagnantes avec le bouillonnement de l’hystérie officielle, l’hystérie devenue seule parole permise, reprise par tout un chacun à de rares exceptions près, était d’une violence traumatisante, suscitant le déni à chaque surenchère des braillards. La mort rôdait-elle vraiment, à quelques encablures ? Plus tard, cette purée de pois de mots, de thèses et d’antithèses, d’expertise et d’ignorance, d’injonctions contradictoires, fut dissipée, un matin brutal de fin d’hiver, par les canons de l’armée russe. La mort reprenait son allure habituelle et les masques tombèrent.

          Pourquoi revenir là-dessus ? Parce qu’en ces temps déjà lointains de l’avis de tempête pandémique, réglés par les vents contraires du doute et de l’incertitude, quelques-uns avaient retrouvé, ou peut-être découvert, la boussole du désir, l’appel du grand large.

          À l’heure actuelle, où les furies soufflent à nouveau de toutes parts la folie guerrière sur des océans d’ignorance, il n’est pas inutile de s’en souvenir. Petit changement de cap vers l’œil du cyclone, où les eaux sont plus calmes et la vue plus dégagée.

         C’était une initiative du dessinateur-graphiste Philippe Gerbaud, qui eut le coup de génie de réveiller l’instinct, l’humour du naufragé qu’était chacun d’entre nous au cours de cette escale forcée, arrimé à son port d’attache. Il avait baptisé son entreprise Chronotes du confinement. Certes, nous n’avions plus que la chronologie, le mouvement était passible des fers à fond de cale, les quartiers-maîtres de tous les pouvoirs le vociféraient quotidiennement. Je n’en publierai ci-dessous que quelques-unes, que les autres contributeurs me pardonnent…




         




    Pour ma part, si je contribuais activement au rétablissement de l’immunité naturelle par la fantaisie, la rêverie des Chronotes, j’avais, gardant un brin de santé mentale, trouvé un autre stratagème, une autre Croix du Sud, pour traverser cette pause contrainte sans virer louftingue. Ce fut un roman, publié l’année suivante chez Auda Isarn, intitulé Terminal-Croisière. En partie histoire d’amour malheureuse sur un paquebot, en partie interrogatoire policier au port d’Anvers, ses personnages et notamment l’évanescente beauté qui tournait la tête du héros, traducteur comme votre serviteur, me tenaient compagnie, lors de ce confinement prolongé. J’aurais souhaité m’abstenir de claironner ma clairvoyance, confinant, dirais-je sans modestie aucune, parfois à la double-vue et de confirmer la malédiction du romancier-poète Jérôme Leroy à mon encontre — Tu écris tes bouquins trop tôt — mais il s’agissait d’un scandale de corruption à l’UE, d’une enquête menée par des flics belges, sur fond d’hostilité à la Russie…

         Je n’aurais bien sûr pas imaginé qu’on trouve des sacs de biffetons chez des parlementaires européens, des dirigeants d’ONG, des syndicalistes, et mon intrigue, l’arnaque décrite était plus sophistiquée. Si j’avais évoqué des valises de billets, on m’aurait jugé partisan et grossier. C’est le genre de choses qu’on ne pardonne pas à un romancier… Mais tous ces personnages étaient là. Je les croyais juste plus raffinés dans la combine.

         Quoi qu’il en soit, deux ans et demi plus tard, l’actualité paraît prouver que ma boussole de confinement m’avait bien indiqué le Nord.

         En ces temps difficiles, où il importe de retrouver un chemin vers la paix et l’intégrité, ces rappels à la nécessité de l’ironie et du scepticisme s’imposent.  Si on vire tous tocbombes — nucléaires — ça n’arrangera rien.

         Thierry Marignac, décembre 2022.

18.11.22

In Memoriam Kira Sapguir









La mort de Kira Sapguir 
    

     Verser de l’encre sur les tombes est une regrettable habitude dont on se passerait volontiers, si le Grand Fabricateur n’avait, au mépris des lois de la République Française, programmé l’obsolescence dans la machine humaine. 
     Aujourd’hui, Antifixion est en deuil, comme une certaine partie de la diaspora russo-française : Kira Sapguir, membre permanent du Comité Central Blogueur, nous a quitté, dans la nuit du 15 au 16 novembre, indique la nécrologie de L’Observateur Russe
     
    Il y a tout juste 4 ans, elle m’invitait un soir de novembre 2018, à fêter les 40 ans de son installation à Paris, en 1978. Nous étions en terrasse d’un café de cette place Beaubourg hideusement défigurée par la muséographie moderne. Kira fumait comme un sapeur et bien que frigorifiée par un vent déferlant à son aise sur la dalle de béton, elle tenait à rester dehors. Elle était d’humeur extatique au fil des petits verres de vin rouge en rappelant des épisodes de sa métamorphose en Parisienne. Assez rapidement, je suggérai un changement de place stratégique à la table que nous occupions, sentant une migraine pointer sous mon crâne exposé aux résistances électriques qui « chauffaient » la terrasse, à une vingtaine de centimètres de ma calvitie. Grelottante, elle accepta mon offre avec enthousiasme. 
    
     Si j’étais l’unique participant convié à cette célébration solennelle, je ne le devais ni à ma profondeur subjective, ni à mon sex-appeal. Ce n’était non plus dû à cette solitude progressive qui finissait par peser sur cette fantaisiste de tous les instants. En effet, me disait-elle, c’est au fil de notre collaboration et dans ces pages d’Antifixion et dans l’aventure du recueil de poèmes en bilingue Des Chansons pour les Sirènes et dans d’autres entreprises encore, qu’elle avait eu pour la première fois l’impression de briser le mur de verre, qui séparait la diaspora russe de la France. C’était chez elle une expression récurrente, cachant avec élégance et discrétion certainement pas mal de rage et de déception : Le mur de verre. Elle me calmait moi-même avec humour dans mes mouvements d’humeur contre la nation qui n’a aboli les privilèges que pour mieux les rétablir : Mais enfin, Thierry, tu n’es pas un cas particulier !… En France, on traite tout le monde mal !… 
    
    Si elle ne détestait pas briller dans le demi-monde russe, elle était sans illusions sur celui-ci dont les luttes intestines qui sont le lot de toutes les émigrations lui semblaient surtout comiques. Et elle aspirait à la reconnaissance en France d’une œuvre assez considérable de nouvelliste, romancière, journaliste et poétesse. Mais elle collaborait surtout aux publications émigrées notamment La Pensée russe, hebdomadaire où elle publiait des articles par intermittences, dont l’une avait été assez longue… 

    En effet, elle avait débarqué à la rédaction du journal quasiment à son arrivée en France et son esprit caustique s’était délecté du cirque de la « dissidence », à l’époque fort à la mode, de ses personnages, de sa part d’ombre et de ses impostures. Épouse du grand poète Henri Sapguir, elle avait été adoptée d’entrée, puisqu’ils se connaissent tous, et qu’elle avait joué un rôle non négligeable dans la scène bohème, underground, du Moscou des années 1960-70. Elle le raconte quelque part dans nos pages qui lui sont consacrées, c’est chez elle et son mari qu’Edouard Limonov s’était réfugié après s’être tranché les veines dans le but de faire flancher la belle Elena Shapova, pour qui le poète se languissait d’amour… Kira avec la joie qui la caractérisait, avait déclaré à Édouard : Tu peux te réjouir, avec Elena, tu as trouvé une partenaire de jeu pour ta vie entière… 

     Du cirque de la dissidence, de la nébuleuse de La Pensée russe, Kira avait tiré un roman satirique n’épargnant personne : Tissu de mensonges (non traduit en français, malgré toutes mes recherches d’éditeur). Les acteurs en étaient reconnaissables dans le milieu, bien qu’ils fussent tous affublés de surnoms farfelus, dérivés de leurs caractéristiques les plus saillantes. Toujours à la limite de la caricature, mais sans y sombrer, Kira décrivait ce petit monde comme un théâtre de l’absurde, aux appétits démesurés, à l’inflation verbale constante, aux volontés de puissance à peine déguisées, aux jalousies féroces. Je crois qu’elle ambitionnait la place de la grande romancière satirique Teffi émigrée des années 1930, dont les textes sur des coalitions rivales de Russes Blancs montant des gouvernements en exil au fond de chambres de bonne pour se trahir aussitôt avaient la même ambiance de tempête dans un verre d’eau. Dans Tissu de mensonges, mon personnage préféré était un faux agent du KGB se faisant passer pour tel dans le but d’escroquer tout le monde. Kira faisait preuve d’une virtuosité et d’une férocité éblouissante, ce qui ne lui valut pas que des amis. Elle fut écartée un temps, après la publication de ce roman, de la rédaction de La Pensée russe. Si elle me racontait tout ça en riant, il lui en était resté une pointe d’amertume à double tranchant : lors de sa mise au placard, ostracisée, elle s’était tournée vers la France terre d’accueil qui ne lui avait strictement rien accordé… 



     La traduction lui avait alors fourni une issue, ainsi que la cartomancie. Moscovite de la bohème, Kira vivait en équilibriste. C’était une traductrice brillante et inspirée. Ses chansons de Brassens en russe sont aussi farfelues que l’original. Lorsqu’elle traduisit mon roman Morphine Monojet pour le romancier éditeur de Pétersbourg Andreï Doronine, elle fit des prodiges avec mon argot de camé parigot 1979, grâce au jargon des rues de Moscou qu’elle possédait sur le bout des doigts. Et puis elle tirait les cartes, faisait tourner les guéridons, lisait dans le marc de café, prédisait l’avenir. Je crois me souvenir que ce personnage haut en couleurs m’avait confié un jour qu’après son bannissement provisoire de la diaspora, elle avait survécu quelque temps en jouant les voyantes. J’ai beaucoup jonglé dans la vie, mais ça, ça m’avait bluffé. 



     Quand Kira souffrait des crises de désespoir qui sont le lot des fantaisistes, c’était en général que son ordinateur antédiluvien était brusquement en panne, que le brave moujik qui lui réparait était en vacances ou qu’il avait la gueule de bois. Nous eûmes des dialogues épiques au téléphone, puisque je m’y connais autant en informatique qu’en chirurgie du cerveau. Plus tristement, ces dernières années, quand la maladie la frappait. Mais sa crise de désespoir la plus spectaculaire — et je ne peux refermer ce chapitre funèbre qu’avec la note d’humour qui convient à cette grande farceuse — l’avait ramenée dans un bureau que je louais il y a vingt ans et où j’hébergeais provisoirement le grand écrivain américain Carl Watson. J’étais sur le point de quitter les lieux lorsque Kira survint, en larmes. Elle ne voulait même pas rentrer chez elle. Elle pleurait comme une gamine. Elle avait pas mal picolé, ses propos étaient embrouillés et je les traduisais au fur et à mesure en anglais à Carl Watson, peinant à contenir mon hilarité. Je finis par déterminer que lors d’une séance de guéridon en compagnie d’autres dames, elle avait tenté de communiquer avec feu son mari, mais que celui-ci s’était intéressé à une autre. Ce soir-là son désespoir était sincère, c’était une adolescente de 14 ans, trahie par son premier amour. Lorsque je la revis ensuite, me moquant légèrement d’elle, elle finit par rire elle aussi de sa jalousie posthume… 

     Sinon, c’était une Grande Dame d’une générosité impeccable. Je lui dois d’avoir eu accès à la poésie de deux monuments : Sergueï Tchoudakov et Boris Rijy. Je lui dois d'avoir traduit le poète kazhak, Bakhytjan Kanapianov. Elle m’envoyait leurs vers au cas où ça me plairait, avec une intuition redoutable et un goût jamais démenti. Si elle s’intéresse à quelqu’un d’autre que moi ce soir en séance spirite, je lui fais une scène ! 

    On peut retrouver de nombreux, articles, récits, nouvelles de Kira Sapguir dans nos archives, aux pages qui lui sont consacrées.

     Thierry Marignac, 18-11-2022

3.11.22

Sonia Mossé, reine sans couronne de Gérard Guégan

     



    Le nouveau livre de Gérard Guégan s’ouvre sur un ciel aussi désespérément gris que celui du matin où j’écris ces lignes, il y a 80 ans presque jour pour jour, à la Toussaint 1942. Je pourrais pousser le parallèle un peu plus loin, d’une guerre lointaine aux échos assourdis de boucherie bien réelle, puisque Sonia Mossé, l’héroïne de Guégan, rédige une lettre à la brasserie Lipp, parmi les trafiquants du marché noir, tandis que c’est en novembre 1942 que se déroulent les combats les plus acharnés de la bataille de Stalingrad. Il y a quelques jours — en déjeunant avec une amie russe dans une brasserie de St-Germain — j’ai eu le même sentiment d’insouciance grossière et de danger imminent par rapport aux évènements si mal connus, mal rapportés et mal compris se déroulant au versant oriental de l’Europe. Mais, en 1942, tandis que la plume de Sonia court sur le papier à lettres à en-tête, il y a un autre acteur dans l’ombre et la différence est de taille : la mort qui rôde dans les trenchs de cuir noir de la Gestapo, flanquée de la police française. Sonia Mossé qui est juive, a conscience alors de s’exposer, mais elle provoque Paris depuis presque une décennie avec ses apparitions sur les scènes de cabaret et la liberté de ses mœurs d’homosexuelle. De surcroît, son ami Paul Éluard, en bon surréaliste, lui a conseillé le paradoxe, se montrer pour passer inaperçue…



         Depuis une quinzaine d’années, Guégan poursuit une guérilla au gré des éditeurs, pour sa passion de l’entre-deux-guerres, de l’anticulture et du document. Le cycle commençait je crois, par Fontenoy, l’opiomane de la LVF. Il aura donc abordé, affronté son thème de bien des manières, sans craindre le paradoxe, puisqu’au cœur de cette modernité en marche il y a un siècle, on trouve le pire et le meilleur, que Guégan aura décliné sans faillir, avec Drieu, Boukharine, Hemingway, Fraenkel… composant ainsi un tableau débridé rappelant Le Sabbat de Maurice Sachs — la comparaison est irrésistible. On retrouve en effet une plume envolée et acide pour décrire la fulgurance, le passage rapide, de la « reine sans couronne » de Gérard Guégan.

         Je note que l’album Man Ray édité par le Centre Pompidou semble différer de Gérard sur un point anecdotique : ce dernier n’attribue à Sonia la lesbienne qu’un seul homme — Paul Éluard, le mari de la belle Nush dont elle s’était tout de suite éprise, et qui avait assisté aux ébats des deux femmes. L’album Man Ray la présente comme « amante d’Artaud ». Gérard ne fait mention nulle part d'une telle liaison. Le seul lien charnel entre ces deux personnages — c'est la morphine, dit Guégan. Il faut souligner cependant que c'est grâce au vieux cinglé qu'on découvre sur scène la belle Sonia qui éconduit les hommes. Au milieu des années 1930, l’homme du théâtre et son double lui confiera un rôle dans sa pièce Cenci après s’y être tout d’abord refusé. À travers toutes ses incarnations d’actrice, modiste, graphiste, jusqu'à sa fin atroce à Sobibor, Sonia ne cessera plus de briller au firmament du ciel bohème de Paris.

         Il reste à évoquer ce talent singulier  de Guégan à nous forcer l’intimité, les coulisses d’Aragon, Cocteau, Nizan, Derain ou Breton, comme si on les écoutait, par le biais de dialogues vifs et limpides, la description d’une vie de strass et de frivolité, d’instants sans importance recelant le sens de l’époque. Puis à remarquer que son héroïne a quelque chose en commun avec Fraenkel, héros du précédent opus : elle se refuse à écrire. Mais contrairement au médecin du Normandie-Niémen, qui ne cherche qu’à disparaître jusque dans la tombe, elle aime les feux de la rampe, attirer l’attention, resplendir dans l’antimondanité où elle règne sans couronne et sans partage.

         De ce dernier volume de la saga des années 1920-30, Guégan a su faire un véritable roman, au sens de cette ancienne définition du roman aujourd’hui oubliée : C’est l’histoire d’une reine qui avait du malheur…


    Thierry Marignac, 3-11-2022.

19.10.22

Les fruits positifs du cafard d'Édouard Limonov


 Édouard confiait plutôt ses chagrins dans ses livres ou ses poèmes. En public, avec ses amis, il était énergique et gouailleur. Du cafard qui l’avait accablé dans le New York de l’exil dans les années 1970, de la « désillusion », titre de l’article lui ayant valu d’être viré de « La Nouvelle Parole Russe », il ne parlait jamais, bien qu’à mon sens, celui-ci ne l’ait jamais quitté. Il l’avait transformé en vision du monde, le « désespoir positif » dont parlait Blaise Cendrars. Celui-ci le poussa à s’enflammer dans l’activisme plus tard. Dans les « hôtels-cages » comme disait Carl Watson, il s’était trouvé au cœur de la pire solitude, émargeant au « Welfare » et bien plus tard, même les prisons russes ne pouvaient plus le briser.

(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)

 

 

Tout dans ce monde, ah !, est inutile

Le costume noir du roi

La petite fille en blanches bottines graciles

Les livres dans d’horribles tableaux de l’effroi

Les champs de la joie

Est-ce  — est-ce cette terre

Ce que du navire je vais crier

Quelle forêt dans des toiles d’araignée

 

Tout dans ce monde à se péter la sous-ventrière

Le poisson dans les eaux côtières

La baleine sur le plateau montagneux

Aux fenêtres de l’hôtel noirs sont les cieux

Que tu aimes ça ou pas tant

Ta vie tu détruis

Mais tu as perdu il y a déjà longtemps

 

Je m’éveille en mélancolie

Le tic-tac de la montre au poignet

Le vent en filets

Les fenêtres expient

Comme une balle dans le tympan

Je suis allongé tout seul ici

Le ciel tombe de son point culminant

Bonjour Editchka

De la passion les mystères

Notre fils — tu éprouvas

 

Tout n’est rien sur cette terre

Tu te lèves et enfile ton manteau

Ta casquette tu inclines

De ta chambre tu te débines

Poisson du monde de Cousteau

Les cheveux en brosse coupés

Je sors en beauté

Personne ne peut me rattraper

Édouard Limonov, Mon héros négatif, poèmes, 1976-1982.

 

18:58 Все в этом мире эх зря

Черный наряд короля Девочка в белых ботинках

Книжки в ужасных картинках

Радостные поля

Эта ли — та ли земля

Что я кричу с корабля

 Лес ли какой в паутинках

 

Все в этом мире смешно

Дождик впадает в окно

Рыба на взморье

Кит в плоскогорье

В окнах отеля темно

Любишь не любишь

Жизнь свою губишь

Но проиграл ты давно

 

Я просыпаюсь в тоске

Бьются часы на руке

Ветер кудлатый

Окна в расплату

Пуля как будто в виске

Вот я лежу здесь один

Падает небо с вершин Эдичка здрасьте

Тайные страсти

Вы испытали — наш сын

Все в этом мире ничто

 

 Встанешь наденешь пальто

Шляпу надвинешь

Номер покинешь

Рыба из мира Кусто

Волосы щеткой

Выйду красоткой

Нас не догонит никто

Стихотворения Эдуард Лимонов


3.10.22

Conflit Est-Ouest: la pub du voyou



    Farces et fariboles à la foire aux filous 

    (Thierry Marignac)
    
     Si, d’un doigt désinvolte, j’enclenche le mouvement giratoire du barillet à la roulette russe des offenses, inévitablement une viendra se placer en face de la bouche à feu. Dans L’Adieu à Gonzague, Drieu, qui évoquait Jacques Rigaut, parlait d’offenses-breloques. Mais la métaphore ne tient plus debout. Il faudrait une breloque de calibre 7,65. 

     Dans le tintamarre actuel autour de la guerre d’Ukraine, le plus frappant, c’est la notable quantité d’ignorance pilonnée jour après jour sur un sujet que les bavards ont à peine eu le temps d’étudier, puisqu’hier encore, il n’existait pas pour eux. Au fil du temps, et dans divers organes de presse, j’ai pris plusieurs journalistes en flagrant délit : ils racontaient n’importe quoi. J’ai épinglé dans ces pages, il y a quelques mois, un article de Libération sur les drogues en Ukraine, un sujet sur lequel personne ne peut mettre mes compétences en doute. Au second paragraphe, l’auteur démontrait sa totale méconnaissance de la question puisqu’il donnait à la politique de Réduction des Risques (échange de seringues, etc.) une dizaine d’années d’existence, alors qu’elle était déjà officielle depuis deux ans, quand je suis arrivé à Kiev en décembre 2004 pour commencer mon long reportage sur la toxicomanie dans le pays. J’avais épinglé, il y a plus longtemps, un journaliste du … un grand quotidien français, qui au bout d’un laborieux éditorial, confondait la date de l’indépendance de l’Ukraine (1991) et celle de la Révolution Orange (2004). Si ces détails peuvent sembler véniels, ils prouvent concrètement que l’auteur vous enfume, il est lui-même dans une épaisse purée de pois. Je pourrais multiplier les exemples de ce genre.  En réalité, comme les langues et la culture sont d’un abord difficile, que les « spécialistes » ne foisonnent soudainement que lorsque ça commence à rapporter, le tâcheron moyen d’une rédaction boucle un dossier avec Wikipédia et deux articles parcourus, un de la BBC, l’autre du NYT. D’ailleurs, c’est parfois la secrétaire qui se charge de lui mâcher les infos dans un dossier bâclé. Ce qui ouvre des perspectives. Si c’est le cas dans un dossier que je connais et peux repérer, qu’est-ce que ça doit être, dans ceux que je ne connais pas : je ne sais pas, moi, la bande de Gaza, ou les pirates de Somalie. Il faut s’y faire, c’est l’information en démocratie éclairée. Les complotistes diraient que cette incompétence est voulue, mais je n’en jurerais pas, elle est peut-être inhérente au système, à son économie. Sans doute moins innocente est la tendance des médias à écarter les compétences, fussent-elles élevées, de quiconque est mal vu dans leur sérail. 
     Un ami analyste du renseignement économique me confiait à son tour la distance en années lumière séparant les faits de la version qu’en donnent les organes d’actualité, dans des dossiers qu’il avait traités. 
    

    Dans un récent discours, le président russe faisait remonter à la fin de l’URSS les origines du conflit fratricide en cours. On peut penser ce qu’on veut du personnage et de sa rhétorique — c’est néanmoins indéniable. C’est dans cet indémêlable nœud gordien d’une fin précipitée, que trente ans de conflits dans l’ex-empire ont vu le jour. Il faut beaucoup de travail et d’acharnement, d’études, de connaissances, de voyages et de rencontres pour y comprendre quelque chose, avoir considéré l’affaire sous des angles multiples et pas toujours du même endroit. Formatés pour donner un message calibré, et dans l’ensemble le même sur tout l’éventail disponible, les journalistes n’ont ni le temps, ni l’argent, ni l’envie. Comme le faisait remarquer John Le Carré en 2003, il en est ainsi depuis la fin de la Guerre Froide, où curieux renversement de l’Histoire, l’information occidentale est devenue soviétique, c’est à dire l’information d’un bloc. Il n’est pas toujours inutile d’écouter les romanciers. 

    Pour revenir aux offenses, et ne pas succomber à une rage pourtant justifiée contre les « experts » de toutes obédiences, j’en retiendrai quelques-unes qui me piquent encore, que je porte en breloque. Dans mon histoire littéraire, la Russie, puis l’Ukraine ont marqué un tournant, débuté un cycle. Celui-ci a commencé avec le roman Fuyards, paru en 2003 aux éditions Rivages, écrit après un long séjour en Moscovie, qui au travers d’une histoire policière, évoquait en détail la Russie de Eltsine — ruine, sarabande des hyènes, et orgueil blessé. Poliment ignoré, le monde du polar ne s’intéressait qu’à Los Angeles. La Russie n’existait que dans les caricatures de mafieux des romans de Dantec ou les James Bond. Il se vendit tout de même à peu près. 


    
    Ensuite, plus vexant, ma longue enquête en Ukraine Vint, le roman noir des drogues en Ukraine parue en 2006 aux éditions Payot, fut accueillie par un silence assourdissant si l’on excepte le magazine Géo, la radio RFI et l’ex-ambassadeur de France en Ukraine, Philippe de Suremain, qui m’écrivit une longue lettre. À l’époque, selon le cliché en cours en ce moment, personne ne savait où ça se trouvait. Avant mon départ pour Kiev, tout le monde commettait l’erreur : « Tu pars en Russie ». Sur l’Ukraine et bien souvent sur la Russie, l’ignorance est la règle. Mes amis des Narcotiques Anonymes de Kiev étaient furieux: "Nous, on sait faire la différence entre la France et l'Espagne!…"



    Plus récemment, ce qui prête à rire aujourd’hui, par une de mes sacrées inspirations prématurées, je revins sur la fin de l’URSS dans le roman L’Icône, paru en 2019 aux éditions des Arènes. L’originalité du livre tenait au fait que cette histoire était vue à deux époques différentes : de Paris au travers d'un mouvement de dissidents dans les années 80-90, puis vingt ans plus tard du quartier russe de Brighton Beach, où j’ai parfois invité des amis de passage à déjeuner au bord de la mer quand je fréquentais encore New York. À l’exception d’un article de Sébastien Lapaque pour Le Figaro, la réaction générale était l’incompréhension : Qu’est-ce que tu t’intéresse encore à cette vieille histoire ?… Incidemment, la seule séquence ne se déroulant pas en Occident se passait en Ukraine — une vilaine affaire de spéculation immobilière où s’affrontaient Anglais et autochtones au moment où le monde basculait — la victoire définitive de la marchandise pure. À l’heure actuelle, sujet devenu brûlant, les « experts » surgis comme des champignons après la pluie, nous refont le film sans en avoir suivi les épisodes, ou bien avec un ordre du jour partisan. Aucune réflexion sérieuse et de longue haleine, informée. Seuls, temps et concentration appliqués à l’étude d’une histoire aussi complexe imposent une forme d’objectivité au regard. 
    Tu écris tes bouquins trop tôt, m'a dit un jour le romancier et poète Jérôme Leroy avec humour et à-propos. 

    Mais : 
    Ce domaine, plat et froid, inculte et sec, celui des choses possibles, ne m’a jamais tenté comme but de promenade
    Philippe Soupault, Les dernières Nuits de Paris.

24.9.22

Chansons d'URSS

 

Lightnin' Hopkins, dans les années 1940_50



Extrait du Vieux Voyage, d'Édouard Limonov.
(traduit du russe par Thierry Marignac)
URSS/ Ce qu’on chantait chez nous —II
 
         Qu’est-ce qu’on chantait dans les cours à la fin des années 1950-début des années 1960 ?
 
         Dors, fiston, dors fiston, bye-bye.
         C’est la faute au mois de mai
         Le garçon avec une fille dans le brouillard
         Le cœur de la fille est trompé
         Dors, fiston, endors-toi profondément !
 
         Il s’agissait des relations entre les sexes.  La jeune mère berce son nourrisson.
         Ou bien on chantait « La belle Florida ».
         Dans cette chanson, il est question de la rivalité  originale opposant les plus remarquées jeunes filles de Madrid : « Dona Clara, Dona Retz, et Florida la beauté ».
         D’après mes souvenirs, c’est un jeune et beau mendiant qui jouait le rôle d’arbitre.
         (Les chansons de cette époque, il faut le dire, étaient remplies de héros — des orphelins mendiants, des matelots, des soldats).
         Ainsi pour gagner le cœur du jeune mendiant :
         Dona Clara s’approcha et un real lui donna…
         Mais Florida s’approcha et elle l’embrassa !
 
         La rumeur court depuis lors
         Qu’il n’y a dans les rues de Madrid
         Qu’une seule beauté encore
         Et qu’elle s’appelle Floride
 
         Cette chanson nous emportait dans les rues ensoleillées de Madrid. Il y avait aussi « Pour une paire d’épaisses nattes ». Elle commençait comme ça :
        
         Pour une paire d’épaisses nattes,
         Emprisonnant sa beauté,
         Avec un polisson, le matelot s’est bagarré
         Poussé par une foule scélérate.
 
         Et… deux corps, tremblants,
         Jaillirent deux couteaux tranchants,
         Une lutte désespérée annonçant…
         Le polisson était adroit et audacieux,
         Son cœur brûlait d’amour en mille feux,
         Le matelot était plus faible que lui,
         À sa gorge coula un sang cramoisi…
 
         Lorsque le polisson se dressa,
         Et sa victime contempla
         Son propre frère il reconnut —
         Tant d’années qu’il ne l’avait vu.
 
         Et la foule se mit à hurler
         Comme le ressac d’une mer démontée.
         Seule, elle rit cristallinement
         Avec ses blondes tresses jouant.
 
         Un ravissement, pas une chanson !
         Et celle-là encore — je l’appelle « Raciste ». Sur la rivalité d’un Arménien et un Géorgien au sujet d’une fille.
        
         La fille était comme un oiseau de paradis
         L’arménien violemment s’en éprit,
         Pour son beau et blanc minois
         Cœur et âme il lui donna.
 
         Eh, mes frères d’Arménie
         Je vais vous faire un récit,
         Comment de Erevan mon ami
         Creva l’œil de l’homme de Géorgie.
 
         An dancing vint l’Arménien
         Vit la jeune fille pleurant,
         Sur l’épaule lui posa la main
         Et ces paroles prononçant :
 
         —Aimable amie, qui t’a offensée ?
         Un tel esclandre, je n’avais pas anticipé
         Montre-le moi, que j’attrape ce gredin,
         Je lui casserai les côtes, sur mon âme d’Arménien.
 
         La jeune fille répond :
         —C’est un grand nigaud géorgien qui m’a offensée…
 
         Je ne me souviens ensuite que de bribes :
        
L’âme arménienne serra le poing et cogna
L’âme géorgienne s’effraya, se recroquevilla
Le poing de l’Arménien à l’œil géorgien frappa…
Je me souviens de la fin :
 
Ainsi perdit un œil un Géorgien,
À son amie fit ses adieux l’Arménien.
Maintenant sous les verrous, il épaissit.
À cause de l’amour, il en est ainsi mes amis.
À cause de l’amour, il en est ainsi, mes amis.
 
Je pense que « Raciste » a été composée à Minvoda.
Il y avait peu de chansons sur le crime, elles étaient sévères et écrasantes. Ne venez pas me parler de Mikhaïl Kroug ! Kroug, c’est de la variété par comparaison avec ces grincements de dents !
Ça commence sombrement :
 
On voyait, le rideau se balançait,
On entendait dès qu’une mouche volait.
 
Cependant :
 
Je vois, le défenseur nous souriait,
En sortant de sa poche un pistolet.
Je vois, la cour nous confondant,
Le chef risque cinq ans…
 
Les mères pleuraient de joie,
Nous souriait même le convoi.
Pourquoi n’es-tu pas venue fille aux yeux bleus,
Et ne m’as-tu pas fait tes adieux ?
 
Et un peu plus loin, il en marmonne la raison entre ses dents :
 
On raconte que toi, fille aux yeux bleus,
Tu t’es mise à fréquenter les restaurants…
 
Et la célèbre, mais qu’on chantait encore plus sombrement :
 
Sur la toundra, la voie ferrée,
Où fonce de Vorkouta-Leningrad le courrier,
On courait toi et moi les galonnés attendant,
Les galonnés et les chiens aboyant !
 
Les galonnés les rattrapent en vitesse :
La pluie tombait sur le canon et la crosse des armes…
 
Dans une rafle on est tombés,
Sous nos yeux les pistolets,
On nous a encerclés,
Pas d’autre voie il n’y avait
Mais ils ont mal calculé
La rafle on a percé
Et maintenant on se souvient
Des jours anciens !
 
Ou celle-là, d’heureux voleurs braquent une banque :
 
Les liasses égales de biffetons soviets
Sur les rayons nous contemplaient…
 
Adolescent, je voulais devenir le plus grand bandit d’URSS.
Je me souviens de Tolik Tolmatchev, de son fragile nez aquilin — mon ami-voleur, qui se maria ensuite avec Macha la Tsigane — il me chantait tout ça, et comme je t’aime Saltovka, mon quartier natal !
 Édouard Limonov, Le Vieux voyage, 2020.