Francis Picabia
Ce
qui nous plait le plus dans la bio de Francis Picabia, légendaire Zorro
dadaïste, fils d’une Française et d’un diplomate cubain, c’est qu’en 1944, ce
farceur à belles voitures, dut filer en Espagne au volant d’un bolide, et à
toute vibure, recherché par la Résistance et
la Milice. Si nos souvenirs sont exacts, il se planqua quelque temps chez Dali,
qui ne vivait pas très loin de la frontière, en attendant que ça se tasse. (Les
Franquistes ne lui cherchèrent pas d’embrouilles, semble-t-il, ils étaient neutres,
ou bien pas au courant).
En
effet, notre héros prenait l’humour au sérieux. Il n’avait pu s’empêcher de
provoquer tout le monde publiquement, et de se payer la tête de bandes armées en guerre — à la gâchette
ultra-sensible. Celui qui avait
écrit : Je conseille aux idées
élevées de se munir de parachutes, en avait une très haute de la
désinvolture. Prêt à se faire flinguer par passion de l’indépendance.
Tant que
cet esprit survit à la bestialité des propagandes, au dogmatisme toujours plus
prégnant d’une époque de misère, la liberté — dans ce qu’elle a de plus
inattendu — n’est pas tout à fait morte.
C’est
avec de tels exemples que nous pouvons suivre la ligne juste.
Chez Zapoï, de La Manufacture des Livres, on commence à s’ennuyer. Depuis le temps,
comme disait Gaston Gallimard à Céline, qu’on n’a pas reçu de lettres
d’insultes (en russe, pour la plupart). Nous nous inquiétons pour nos
contempteurs… Ils sont malades ?… Censurés par Facebook ?… À court
d’arguments ?… Fatigués ?… Atteints par la limite d’âge ?…Ils se
réservent pour la publication du génial Doronine ?… Du sulfureux
Limonov ?…
En
effet, dans certains milieux russes et français (à l’exception des gens
intelligents, toujours une minorité), nous avions réussi à faire une quasi-unanimité
contre nous : les néo-cons libéraux nous traitaient de suppôts tchékistes
au service de Poutine, les grandes consciences culturelles fidèles au régime en
place en FR d’agents de l’OTAN. Pour les uns et les autres, les subsides de
divers — suivant leur obédience — services spéciaux affluaient dans nos
caisses, notre cupidité sans bornes et notre soumission aux directives de Big Brother nous plaçaient au plus bas
échelon des agents d’influence. C’est classique, dès qu’il est question
d’édition, le philistin croit qu’on brasse des milliards. Alors que c’est, de
toute éternité, un métier de crève-la-faim. Mais le philistin a trois
best-sellers en tête et voit trop de films, vous savez, là où les écrivains
roulent sur l’or et les éditeurs en Rolls-Royce. L’objection n’est du reste pas
d’ordre éthique, on aimerait bien être des vendus, se payer du caviar à la
louche, des virées à Monte-Carlo et des saladiers de pure Colombienne non
coupée pour les soirées intimes au Ritz. Mais au risque de décevoir le
philistin, poutinien ou néo-con, les
services spéciaux ont d’autres chats à fouetter, des gouvernements à renverser,
à corrompre, à faire élire, des guerres à déclarer, éviter ou mener en
sous-main — bref, des tâches plus urgentes, des intérêts plus vitaux à
défendre, des agents plus fiables, des médias plus puissants auprès des masses.
Nous sommes les premiers à le déplorer.
Mais les néo-cons libéraux et les grandes consciences culturelles fidèles au
régime russe ont en commun un héritage du stalinisme : la philosophie du soupçon.
Banditsky ! du
journaliste spécialisé dans le milieu criminel Andreï Constantinov, unifia les
deux côtés : les libéraux néo-cons nous en voulaient d’avoir publié le
livre d’un ex-interprète de l’Armée Rouge,
accordant une avance qu’ils imaginaient colossale à quelqu’un qui ne pouvait
qu’être un séide du totalitarisme. Les grandes consciences culturelles fidèles
au régime, quant à elles, nous reprochaient de donner une mauvaise image de la Russie !… Bon, l’idée ne
serait jamais venue à personne si on avait publié le travail d’un journaliste
sur la pègre de Chicago. Les méfaits d’Al Capone et de Sam Giancana (parrain de Chicago dans les années 1960-70, protecteur de Sinatra et ancien partenaire de Joseph Kennedy, le père du président assassiné, dans la contrebande d'alcool à l'époque de la Prohibition) contribuent, aujourd’hui
encore, à entretenir la fascination qu’on a pour l’Amérique, à travers la
formidable machine de propagande qu’est Hollywood. L’idée, séduisante pour les
Européens, d’un espace sans limite, peuplée de foules immenses où pullulent les
grands fauves. Quant aux néo-cons libéraux, on a beau jeu de leur objecter que
s’il ne dit peut-être pas tout, Constantinov, vieux briscard du milieu criminel
et des combines raconte des histoires réelles qui courent sur un quart de
siècle, de bandes dont certaines sévissent jusqu’à maintenant et surtout qu’il
donne la structure mentale de cette délinquance de haut vol, dont le modèle est
celui du capitalisme sauvage, les lendemains qui chantent du paradis libéral.
Aux intéressés de faire les déductions ou les recherches supplémentaires.
Ensuite,
ce fut Guerre de Kozlov qui suscita
une nouvelle levée de boucliers, encore une mauvaise
image de la Russie, bien que le roman soit tiré de faits réels — alors
bonjour la transparence, le village
Potemkine qu’on devrait présenter aux lecteurs français esbaudis — mais ce
n’était pas le plus grave !… C’était de la sous-culture !… Toutes les
grandes consciences culturelles s’insurgeaient !… Où étaient donc passés
Pouchkine, Tolstoï, Tchékhov, Lermontov et Gorki ?… C’est là que les
néo-cons libéraux les rejoignirent à nouveau — décidément on ne savait pas
lire !… Ils avaient beaucoup plus lu que nous, fait des hautes études à
l’université, ils savaient reconnaître le style — surtout quand il est rasoir,
signe de qualité, n’importe quel rat de bibliothèque vous le dira !…
Enfin,
on était soulagé, chez Zapoï. Oui,
parce qu’on était à nouveau dans l’éternel malentendu entre ceux qui créent la
culture et ceux qui la contemplent du haut de vingt siècles de littérature.
Qu’on ait moins lu qu’eux, professionnels de l’édition depuis des décennies,
c’était très discutable. On n’avait pas forcément lu la même chose, pas
forcément dans le même but. En d’autres termes, on ne cherchait pas à couper
les cheveux en huit sur des classiques dans de savants séminaires pour se faire
valoir ou les recopier, voire frimer dans l’abstraction intellectuelle de la
péroraison post-moderne — on voulait créer une culture vivante, en rapport avec
le réel, et la vendre si possible. Ensuite, tant chez les néo-cons libéraux
adorateurs des pires sous-produits modernistes, que chez les grandes
consciences culturelles, figés dans des schémas vieux de deux siècles, on
savait tout, mais on ne connaissait rien !… Le style comportementaliste
adopté par Kozlov dans Guerre est
devenu classique avec Hemingway, Ring Lardner, Dashiell Hammett et bien
d’autres, il y aura bientôt un siècle. Il ne choquait le philistin que parce
c’était un auteur russe parlant d’un
sujet brûlant.
Quant à
la mauvaise image, gniark, gniark, la
MDL est une maison spécialisée dans le polar, et les documents journalistiques
sur le crime et la part maudite de la société. Elle ne publie ni de la
littérature générale, ni des méditations métaphysiques, ni des romans à l’eau
de rose, ni du post-modernisme pontifiant. C’est encore une chose que le
philistin — du haut de sa culture universitaire — a du mal à comprendre :
le créneau dans lequel on travaille. Il est au-dessus du commerce, il est prof
ou femme au foyer. La MDL avait donc donné au préalable — sur les instructions
de qui ? Avec quels subsides ?— une mauvaise image de la France et de
l’Amérique, puisqu’elle avait abordé les mêmes sujets dans ces pays.
Avec
l’époustouflant Doronine (Transsiberianbacktoblack,
à paraître le 13 avril) qui fait du cirque de la came un théâtre de l’absurde
qui en remontrerait à Beckett ou Ionesco, comme le fit en son temps un Bruce
Benderson avec New York Rage, on va
retomber — il n’y a pas d’autre mot — sur la réprobation morale. Et
l’accusation d’inculture, quoique Doronine fasse preuve d’une remarquable
connaissance de l’histoire du stalinisme dans les sombres recoins nordiques où
il a vécu, et connaisse des détails inédits
de la bio de Dostoïevski. L’adresse de l’hôpital où le grand auteur se
réfugiait, poursuivi par les créanciers, et où il devait subir les affres du
manque… de roulette pour sa toxicomanie de joueur.
Il faut
une ou deux générations au philistin pour reconnaître le génie narratif des
personnages hors-normes, et ceux qu’il a sous le nez ne sont pour lui que de
méprisables marginaux. Qui donc, chez les caciques du polar bien-pensant
supporterait Jim Thompson, gardien de nuit qui vendait de l’herbe, Goodis
l’alcoolique, Chester Himes le gangster noir ?… Qui donc, chez les grandes consciences culturelles, ou les libéraux néo-cons,
supporterait le dandy méprisant Lermontov, le cocaïnomane maniaque du coup de
boule Essenine, l’épileptique Dostoïevski, le paranoïaque Khlebnikov,
l’énigmatique Zamiatine, l’autiste Platonov dont ils nous rebattent les
oreilles ?… Et que dire de l’opiomane De Quincey, du syphilitique
Baudelaire, du schizophrène Lautréamont, de Huysmans l’éthéromane mystique, de
Georges Bataille l’érotomane ou Soupault l’anarchiste ? Ah vous voulez de
la culture ?…
Les jongleries
narratives, l’art de l’ellipse et l’humour de Doronine leur échapperont sans doute. Le philistin est
soucieux avant tout : 1) de son ordre du jour politique, 2) de sa dignité
malheureuse de petit-bourgeois planqué, avec sa morale. En ce sens, le
philistin est à l’opposé de la littérature et du style.
Ce qui
vaut tant pour les libéraux néo-cons que pour les grandes consciences
culturelles. Ils ont les uns comme les autres, comme c’est étrange, en commun
d’avoir gardé le même stalinisme de la pensée, qui force romanciers et poètes à
être des ingénieurs des âmes, selon la formule de Gorki au Congrès des écrivains 1934, coup d'envoi d'une littérature aux ordres du Parti et de la répression subséquente de tout art indépendant. Alors
que romanciers et poètes sont des artistes — mot incompréhensible au philistin.
TM, avril 2017
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