24.4.17

Dead Presidents

Alright dude now how many dead presidents do I owe you for these?
Dans l'argot noir américain, Président mort, signifie billets de banque. Cette phrase se traduirait donc:
—Combien de biffetons j'te dois?…
La formule argotique a le mérite de rappeler ce que sont par essence les présidents: des effigies à oublier le plus vite possible, dont la fonction la plus utile est en liasse au fond des poches. Lorsque l'euro sera à parité avec le dollar, et que les deux monnaies fusionneront, il sera temps de s'en souvenir plus précisément encore.
Il y eut un film en 1995 qui portait ce titre, plus ou moins hip-hop, dont Jay-Z fit la bande-son avec un morceau éponyme.
On pourrait ajouter que selon la courbe exponentielle de la valeur d'échange, on a aujourd'hui même en France, un président potentiel vivant, strictement identique à un billet de banque…
"…Et l'insatisfaction est seulement suspendue jusqu'au prochain inaccomplissement dans le consommable…" (Guy Debord, La Société du spectacle).
Enfin, rappelons que l'expression est née dans un pays où le tir au président est un sport national depuis deux siècles.

12.4.17

La bestialité des propagandes selon Philippe Soupault

Philippe Soupault et Vítězslav NezvalPrague1927
"Dès qu'un poète veut faire de la politique, il est perdu, il doit s'affilier à un parti, et doit dire adieu à sa liberté d'esprit, à l'impartialité de son coup d'œil."

Gœthe, Conversations avec Eckerman, cité par Philippe Soupault peu avant sa mort.


4.4.17

ZAPOÏ contre les philistins, Doronine superstar

Francis Picabia

         Ce qui nous plait le plus dans la bio de Francis Picabia, légendaire Zorro dadaïste, fils d’une Française et d’un diplomate cubain, c’est qu’en 1944, ce farceur à belles voitures, dut filer en Espagne au volant d’un bolide, et à toute vibure, recherché par la Résistance et la Milice. Si nos souvenirs sont exacts, il se planqua quelque temps chez Dali, qui ne vivait pas très loin de la frontière, en attendant que ça se tasse. (Les Franquistes ne lui cherchèrent pas d’embrouilles, semble-t-il, ils étaient neutres, ou bien pas au courant).
En effet, notre héros prenait l’humour au sérieux. Il n’avait pu s’empêcher de provoquer tout le monde publiquement, et de se payer la tête  de bandes armées en guerre — à la gâchette ultra-sensible.  Celui qui avait écrit : Je conseille aux idées élevées de se munir de parachutes, en avait une très haute de la désinvolture. Prêt à se faire flinguer par passion de l’indépendance.
Tant que cet esprit survit à la bestialité des propagandes, au dogmatisme toujours plus prégnant d’une époque de misère, la liberté — dans ce qu’elle a de plus inattendu — n’est pas tout à fait morte.
C’est avec de tels exemples que nous pouvons suivre la ligne juste.

Chez Zapoï, de La Manufacture des Livres, on commence à s’ennuyer. Depuis le temps, comme disait Gaston Gallimard à Céline, qu’on n’a pas reçu de lettres d’insultes (en russe, pour la plupart). Nous nous inquiétons pour nos contempteurs… Ils sont malades ?… Censurés par Facebook ?… À court d’arguments ?… Fatigués ?… Atteints par la limite d’âge ?…Ils se réservent pour la publication du génial Doronine ?… Du sulfureux Limonov ?…
En effet, dans certains milieux russes et français (à l’exception des gens intelligents, toujours une minorité), nous avions réussi à faire une quasi-unanimité contre nous : les néo-cons libéraux nous traitaient de suppôts tchékistes au service de Poutine, les grandes consciences culturelles fidèles au régime en place en FR d’agents de l’OTAN. Pour les uns et les autres, les subsides de divers — suivant leur obédience — services spéciaux affluaient dans nos caisses, notre cupidité sans bornes et notre soumission aux directives de Big Brother nous plaçaient au plus bas échelon des agents d’influence. C’est classique, dès qu’il est question d’édition, le philistin croit qu’on brasse des milliards. Alors que c’est, de toute éternité, un métier de crève-la-faim. Mais le philistin a trois best-sellers en tête et voit trop de films, vous savez, là où les écrivains roulent sur l’or et les éditeurs en Rolls-Royce. L’objection n’est du reste pas d’ordre éthique, on aimerait bien être des vendus, se payer du caviar à la louche, des virées à Monte-Carlo et des saladiers de pure Colombienne non coupée pour les soirées intimes au Ritz. Mais au risque de décevoir le philistin, poutinien ou néo-con,  les services spéciaux ont d’autres chats à fouetter, des gouvernements à renverser, à corrompre, à faire élire, des guerres à déclarer, éviter ou mener en sous-main — bref, des tâches plus urgentes, des intérêts plus vitaux à défendre, des agents plus fiables, des médias plus puissants auprès des masses.  Nous sommes les premiers à le déplorer. Mais les néo-cons libéraux et les grandes consciences culturelles fidèles au régime russe ont en commun un héritage du stalinisme : la philosophie du soupçon.


Banditsky ! du journaliste spécialisé dans le milieu criminel Andreï Constantinov, unifia les deux côtés : les libéraux néo-cons nous en voulaient d’avoir publié le livre d’un ex-interprète de l’Armée Rouge, accordant une avance qu’ils imaginaient colossale à quelqu’un qui ne pouvait qu’être un séide du totalitarisme. Les grandes consciences culturelles fidèles au régime, quant à elles, nous reprochaient de donner une mauvaise image de la Russie !… Bon, l’idée ne serait jamais venue à personne si on avait publié le travail d’un journaliste sur la pègre de Chicago. Les méfaits d’Al Capone et de Sam Giancana (parrain de Chicago dans les années 1960-70, protecteur de Sinatra et ancien partenaire de Joseph Kennedy, le père du président assassiné, dans la contrebande d'alcool à l'époque de la Prohibition) contribuent, aujourd’hui encore, à entretenir la fascination qu’on a pour l’Amérique, à travers la formidable machine de propagande qu’est Hollywood. L’idée, séduisante pour les Européens, d’un espace sans limite, peuplée de foules immenses où pullulent les grands fauves. Quant aux néo-cons libéraux, on a beau jeu de leur objecter que s’il ne dit peut-être pas tout, Constantinov, vieux briscard du milieu criminel et des combines raconte des histoires réelles qui courent sur un quart de siècle, de bandes dont certaines sévissent jusqu’à maintenant et surtout qu’il donne la structure mentale de cette délinquance de haut vol, dont le modèle est celui du capitalisme sauvage, les lendemains qui chantent du paradis libéral. Aux intéressés de faire les déductions ou les recherches supplémentaires.

Ensuite, ce fut Guerre de Kozlov qui suscita une nouvelle levée de boucliers, encore une mauvaise image de la Russie, bien que le roman soit tiré de faits réels — alors bonjour la transparence, le village Potemkine qu’on devrait présenter aux lecteurs français esbaudis — mais ce n’était pas le plus grave !… C’était de la sous-culture !… Toutes les grandes consciences culturelles s’insurgeaient !… Où étaient donc passés Pouchkine, Tolstoï, Tchékhov, Lermontov et Gorki ?… C’est là que les néo-cons libéraux les rejoignirent à nouveau — décidément on ne savait pas lire !… Ils avaient beaucoup plus lu que nous, fait des hautes études à l’université, ils savaient reconnaître le style — surtout quand il est rasoir, signe de qualité, n’importe quel rat de bibliothèque vous le dira !…
Enfin, on était soulagé, chez Zapoï. Oui, parce qu’on était à nouveau dans l’éternel malentendu entre ceux qui créent la culture et ceux qui la contemplent du haut de vingt siècles de littérature. Qu’on ait moins lu qu’eux, professionnels de l’édition depuis des décennies, c’était très discutable. On n’avait pas forcément lu la même chose, pas forcément dans le même but. En d’autres termes, on ne cherchait pas à couper les cheveux en huit sur des classiques dans de savants séminaires pour se faire valoir ou les recopier, voire frimer dans l’abstraction intellectuelle de la péroraison post-moderne — on voulait créer une culture vivante, en rapport avec le réel, et la vendre si possible. Ensuite, tant chez les néo-cons libéraux adorateurs des pires sous-produits modernistes, que chez les grandes consciences culturelles, figés dans des schémas vieux de deux siècles, on savait tout, mais on ne connaissait rien !… Le style comportementaliste adopté par Kozlov dans Guerre est devenu classique avec Hemingway, Ring Lardner, Dashiell Hammett et bien d’autres, il y aura bientôt un siècle. Il ne choquait le philistin que parce c’était un auteur russe parlant d’un sujet brûlant.

Quant à la mauvaise image, gniark, gniark, la MDL est une maison spécialisée dans le polar, et les documents journalistiques sur le crime et la part maudite de la société. Elle ne publie ni de la littérature générale, ni des méditations métaphysiques, ni des romans à l’eau de rose, ni du post-modernisme pontifiant. C’est encore une chose que le philistin — du haut de sa culture universitaire — a du mal à comprendre : le créneau dans lequel on travaille. Il est au-dessus du commerce, il est prof ou femme au foyer. La MDL avait donc donné au préalable — sur les instructions de qui ? Avec quels subsides ?— une mauvaise image de la France et de l’Amérique, puisqu’elle avait abordé les mêmes sujets dans ces pays.
Avec l’époustouflant Doronine (Transsiberianbacktoblack, à paraître le 13 avril) qui fait du cirque de la came un théâtre de l’absurde qui en remontrerait à Beckett ou Ionesco, comme le fit en son temps un Bruce Benderson avec New York Rage, on va retomber — il n’y a pas d’autre mot — sur la réprobation morale. Et l’accusation d’inculture, quoique Doronine fasse preuve d’une remarquable connaissance de l’histoire du stalinisme dans les sombres recoins nordiques où il a vécu, et connaisse des détails inédits de la bio de Dostoïevski. L’adresse de l’hôpital où le grand auteur se réfugiait, poursuivi par les créanciers, et où il devait subir les affres du manque… de roulette pour sa toxicomanie de joueur.
Il faut une ou deux générations au philistin pour reconnaître le génie narratif des personnages hors-normes, et ceux qu’il a sous le nez ne sont pour lui que de méprisables marginaux. Qui donc, chez les caciques du polar bien-pensant supporterait Jim Thompson, gardien de nuit qui vendait de l’herbe, Goodis l’alcoolique, Chester Himes le gangster noir ?… Qui donc, chez les grandes consciences culturelles, ou les libéraux néo-cons, supporterait le dandy méprisant Lermontov, le cocaïnomane maniaque du coup de boule Essenine, l’épileptique Dostoïevski, le paranoïaque Khlebnikov, l’énigmatique Zamiatine, l’autiste Platonov dont ils nous rebattent les oreilles ?… Et que dire de l’opiomane De Quincey, du syphilitique Baudelaire, du schizophrène Lautréamont, de Huysmans l’éthéromane mystique, de Georges Bataille l’érotomane ou Soupault l’anarchiste ? Ah vous voulez de la culture ?…
Les jongleries narratives, l’art de l’ellipse et l’humour de Doronine  leur échapperont sans doute. Le philistin est soucieux avant tout : 1) de son ordre du jour politique, 2) de sa dignité malheureuse de petit-bourgeois planqué, avec sa morale. En ce sens, le philistin est à l’opposé de la littérature et du style.
Ce qui vaut tant pour les libéraux néo-cons que pour les grandes consciences culturelles. Ils ont les uns comme les autres, comme c’est étrange, en commun d’avoir gardé le même stalinisme de la pensée, qui force romanciers et poètes à être des ingénieurs des âmes, selon la formule de Gorki au Congrès des écrivains 1934, coup d'envoi d'une littérature aux ordres du Parti et de la répression subséquente de tout art indépendant. Alors que romanciers et poètes sont des artistes — mot incompréhensible au philistin.
TM, avril 2017