17.3.25

Mort de Limonov: 5e anniversaire.

 

        

         On parle aujourd’hui d’un sondage sur les « souvenirs du confinement », puisque la foule du Smartphone est amnésique. Parmi les nombreux souvenirs de l’enfermement chez soi (lecture de Racine, écriture de « Terminal-croisière », la superbe poésie des « Chronotes du confinement » de Philippe Gerbaud et les éclats de rire qu’elle nous arrachait), je retiendrai le premier, le jour de l’annonce de l’enfermement : la mort d’Édouard Limonov, un ami de 40 ans. Et, claquemuré, je ne pouvais lui faire mes adieux à son enterrement.

Dans l’année, mon ami Danila Doubschine fit publier ses derniers vers. Voici la postface du recueil, écrit par lui, et un poème d’Édouard à Natacha Medvedeva, qu’il n’avait jamais cessé d’aimer :

         (Traduit du russe par Thierry Marignac)  

 

Couverture du dernier recueil de Limonov

 

« J’ai horreur des avant-propos »

ou

Comment nous avons travaillé avec Limonov sur ce recueil

Danila Doubschine devant le portrait de Limonov


 

         « J’ai horreur des avant-propos » m’écrivit Édouard Limonov dans une lettre envoyée le 9 mars 2020, huit jours avant sa mort, lorsque je lui transmis la requête de l’éditeur Sandalov, de lui fournir le livre « Le Vieux voyage » tel quel.

         Il ne supportait pas l’intervention des autres dans les briques de papier de sa littérature. Avant-propos, postfaces, commentaires – tout cela agaçait Limonov au plus haut point. Surtout s’il était question d’ajouts écrits par d’autres gens.

Pour sa part, il agrémentait fréquemment ses propres livres d’avertissements de l’auteur. Parfois, il avait envie d’expliquer son livre, parfois, c’était un jeu. Un exemple remarquable en est fourni par l’avant-propos au recueil de nouvelles « Vacances américaines » publié à la fin des années 1990 (en Russie, ndt) : « C’est la septième année que nous souffrons d’une épidémie de Limonov… » ainsi commençait ce texte apologétique sur la création de E. Limonov, modestement signé « E.V. Savenko ».

         C’était son style, son sens du comique absurde : « J’ai horreur des avant-propos… »

         Rusant, j’écris non un avant-propos à son recueil, mais une postface. C’est nécessaire. En fait, vous avez devant vous le dernier recueil de poèmes d’Édouard Limonov. Et les circonstances de son apparition sont importantes. Au minimum, pour l’histoire de la poésie russe. Et personne, en dehors de moi, ne connaît ces circonstances.

         J’ai connu Limonov pendant trente ans. Depuis 1989, lorsque deux heures après son premier atterrissage de l’émigration, je vis Édouard à une soirée du journal de Julian Semenov et m’approchai pour faire connaissance. Et jusqu’à ses derniers jours au glacial mois de mars 2020. Nous nous liâmes plus étroitement après les évènements d’octobre 1993 auquel nous avions tous les deux participés, au début de l’année suivante. Nous créâmes le parti que tout le monde connaît très bien, conçûmes et réalisâmes le splendide journal Limonka.

Natalia Medvdeva et Danila Doubschine, 1994, 1ère édition du journal "Limonka".


Édouard m’intéressait prodigieusement, plus peut-être que tous ceux que j’ai croisé durant une vie riche en rencontres. Visiblement ma compagnie lui était moins ennuyeuse que celles de la plupart de son entourage. J’entrai dans le cercle des proches de Limonov, le cercle de ceux qu’il fréquentait en dehors de ses affaires. Dans les années 2000, après son séjour en prison, nous nous vîmes plus rarement à une certaine période, quelques fois par an autour d’une bouteille de vodka ou de deux bouteilles de vin. En 2010, lors d’une de ces retrouvailles (notre ami commun, l’écrivain Thierry Marignac, était à la table), il me proposa de l’assister en permanence pour ses livres. C’est ainsi que je devins son secrétaire littéraire. Les neuf années suivantes de travail commun furent pour moi une école et un bonheur. La possibilité d’être le premier lecteur de Limonov m’apparaissait comme un privilège éclatant. En riant, il appelait notre équipe « les ouvriers ». Il m’advint d’être co-auteur pour deux de ses livres.

         « La carte verte de l’épiscopat pliée en deux » le dernier recueil de poèmes d’Édouard Limonov, fut achevé par l’auteur en automne 2019. Au matin du 12 septembre je reçus un courriel de Limonov :

         Salut Danila !

         De façon inattendue pour moi-même, j’ai fini mon livre de poèmes aujourd’hui. Le titre est long « La carte verte de l’épiscopat pliée en deux ». Je considérais que ce livre ne présentait pas d’intérêt particulier. Mais je l’ai lu aujourd’hui, il en a, et il comporte de nouvelles notes. Il nous faut à présent trouver un éditeur.

         Je lui répondis aussitôt :

         Salut à vous, Édouard !

         Ravi de lire ça, je suis carrément content. Je m’occuperai de sa composition. Pour l’éditeur, je réfléchis.

Réponse de Limonov :

         Il s’avère que j’y avais fait allusion avec toi, mais mon Dieu, je n’y pensais plus. Je me suis juste souvenu que tu m’as demandé à plusieurs reprises, ce qu’il en était des vers. Eh bien, voilà.

         Dans la lettre suivante, qui portait sur tout autre chose, Édouard considéra soudain qu’il fallait qu’il s’exprime sur le recueil dont il m’avait confié la tâche :

         …il y a ici beaucoup de choses sur la mort. Mais, en tant que professionnel, j’ai pensé que ça pouvait intéresser d’autres lecteurs, en effet, nous y passerons tous.

         Bientôt, je me mis à travailler sur la composition du livre, distinguant et décollant laborieusement des lettres d’habitude compréhensibles, mais l’écriture de Limonov, son trait, avaient dramatiquement minci. Au prix de ces efforts, je lui envoyai un dossier prêt, le 8 octobre.

         Dans la lettre qui l’accompagnait, je posai la question :

         …le poème « On donne tout de même des oscars » est répété deux fois, ce qui a attiré mon attention, page 56 et page 59. Il y a juste quelques petites différences de ponctuation. C’est voulu ou c’est une maladresse ?

Limonov :

    Ça arrive. Ma mémoire est merdique, et je suis devenu inattentif. Il faut réfléchir à ce qu’on va en faire. Je vais résoudre ça.

         Finalement, le doublon du poème fut remplacé par le splendide « Portez des vêtements modestes… ». Lorsqu’en septembre 2020, nous organisâmes une soirée à la mémoire d’Édouard, je le reproduisis à l’intérieur du fac-simile de l’invitation ­– dans l’idée, il sonnait comme une adresse de Limonov aux participants à la soirée en son honneur.

         La clarification et la correction du texte se poursuivaient.

    Dans la lettre suivante je fis cette tentative :

         … Semblable à un correcteur-psychopathe, je demanderai pourquoi : « prèle » et « chiure » sont écrits avec le signe mou[1] ? Il ne se prononce pas, et d’après la prononciation habituelle, il n’est absolument pas nécessaire.

         Et puis, dans le poème « Le temps passé… » il y a le mot « momento », c’est fait exprès ? En principe, l’expression s’écrit « memento mori ».

        

 Doubschine et Limonov.

 

Limonov :

         Pour « prèle » et « chiure » – oui c’est fait exprès, pour souligner la juteuse succulence de la prèle et le caractère merdique de la chiure. Sur momento tu as tout à fait raison, c’est moi qui ai fait la faute. Corrige, s’il te plaît.

         Je ne me calmais pas :

         Sir Edward, dans le texte « Sur ce recueil », les mots : « Je ne peux rien dire de particulier. J’ai honnêtement vu le monde sens dessus dessous. Il est ainsi. » –  C’est un hommage à notre bien-aimé Khodassevitch, c’est bien ça ? (je sous-entends par là le vers de Khodassevitch « Heureux qui tombe la tête en bas : le monde est pour lui, ne fut-ce qu’un instant — différent »)

         Limonov :

         Non, c’est inconsciemment…

         La dernière correction apportée par Limonov témoigne de l’attention portée au contenu et à la composition du recueil de poèmes :

         Cher Danila ! Il faut enlever le poème « Pour la foi » il est obscur, et le remplacer par le suivant :

 

         Je ne sais pas, l’esprit va me manquer

         D’un espace de verticalité

         Pour vers le ciel m’élancer

         Là où tout est sec et ensoleillé

 

         Là où les avions volant

         Le Seigneur marche courageusement

         Ses flancs sont les nuages

         Protection camouflage…

        

Bien à toi

         E.L.

        

Bon, quoi encore ? Dans une de ces lettres très techniques envoyées pendant la préparation du recueil, je lâchai cette phrase :

         Je me suis réveillé, j’ai regardé mon courrier électronique et j’ai découvert votre lettre. Et je ne dors pas, j’écris des vers. En un mot, je déraille…

         La réponse de Limonov est remarquable en ce sens qu’il y communique les détails de sa cuisine poétique :

         Tu ne dérailles pas particulièrement.

         Il m’arrive de me réveiller, j’écris quelque chose en une demi-heure et retourne me coucher.

         À mes yeux, c’est tout à fait normal. Les vers viennent directement, évitant les filtres du jour.

         À ce moment-là le recueil « La carte verte de l’épiscopat pliée en deux » était prêt.

Limonov au Donbass


         Dans ce recueil – Limonov poète est dans une forme guerrière exceptionnelle, créateur d’étrangeté, sensuel, audacieux, sans craindre de « mal » écrire, veillant soigneusement à éviter tout enjolivement inutile.

    Tout en s’envolant vers une grande beauté des syllabes et une clarté pénétrante des sensations. Les meilleurs poèmes de « L’Épiscopat… » portent sur lui-même et ses amis disparus. Sur l’agonie.

Devant une maladie mortelle Édouard Limonov se tenait aussi bravement que devant tous les défis passés de sa vie. Sauf qu’à présent, il n’avait plus la moindre chance, « il s’était déjà transformé en squelette gelé ». Et bien que, conjurant le destin du bout des dents, Édouard laisse une lueur « et peut-être que non ? » le résultat du combat est su d’avance. Mais Limonov fait de sa mort une œuvre d’art. Dans la chronique, le texte.

        Car il savait que l’immortalité n’existe pas en dehors de l’art, du texte.

         Des semaines, des mois passèrent. Des éditeurs manifestèrent leur intérêt, mais il n’y eut pas d’instructions de Limonov pour les négociations. Édouard souffrait cruellement de sa maladie et je décidai qu’il avait peut-être oublié ce livre. Je lui rappelai, après les fêtes de fin d’année :

         … Et notre recueil ? le livre est prêt depuis deux mois, il faut le publier. Qu’en dites-vous ?

        Telle fut la réponse de Limonov :

         Sir Danila. J’ai décidé de ne pas le faire publier. Il est trop sombre. Et je suis encore vivant. Quand je ne serai plus là, tu le feras imprimer. Pour l’instant, je ne veux pas.

         Bien à toi,

         E.L.

 

         Mais non, ce n’est pas sombre.

         C’est un adieu qu’il nous adresse.

         Voici, lecteur, nous le publions à présent. Tu tiens dans tes mains le dernier livre de poèmes d’Édouard Limonov.

         « The rest is silence ».

Danila Doubschine, mars 2023.

 

N. Medvedeva dans sa jeunesse.

         Natacha

         Que je suis vite sorti de prison, elle ne sait pas

         Que j’ai eu deux enfants, elle ne sait pas

Ni les exploits des natsbols des années suivantes

Elle ne les a pas vus, elle n’était plus vivante

Le cours de ma vie se présentait à ses yeux

Comme plutôt malheureux.

 

En effet notre monde elle a quitté

Quand le procureur, 14 ans de régime sévère pour moi, a réclamé

En 2003, dans la nuit du 2 au 3 février…

 

Et je n’aurai pas dû affirmer

Là-bas rue de Turenne en parlant avec elle

Que la mort la plus facile, la plus belle

C’était d’héroine overdoser.

 

Édouard Limonov.

        

        



[1] 29e lettre de l’alphabet cyrillique, indiquant une prononciation « mouillée ».

5.3.25

3 livres le 12 mars 2025: Para-espionnage chez Th. Marignac, un témoignage bouleversant du Liban sous les bombes, un western du bon vieux temps

 

     Pour entamer ce printemps débordé, j'ai demandé à mon ami J-F Merle, éditeur, traducteur et romancier, dont on avait évoqué dans ces pages, le roman "Le Grand écrivain" (Éditions Arléa) il y a quelques années — une critique de mon bouquin. Fidèle entre les fidèles, il n'a pas osé dire non! Professionnel consommé de l'édition, il a présidé aux destinées de la maison Omnibus plusieurs années, traducteur de l'anglais, bien souvent pour 10/18, c'est un complice de toujours, avec qui nous avons partagé d'innombrables éclats de rire. Il a enseigné pendant dix ans l'histoire du roman criminel à l'université de Sorbonne-Nouvelle. En d'autres termes, quand je cherche un critique de mon œuvre, c'est pas dans les fonds de tiroir!

À PARAÎTRE LE 12 MARS


 

 

Thierry Marignac

L’Interprète

 

 

Je ne vais certainement pas médire de L’Interprète, d’une part parce que son auteur est un ami de trèèèès longue date, d’autre part parce qu’il est plus grand et plus fort que moi. En l’occurrence, pas besoin que je me montre hypocrite. Il a écrit un livre surprenant.

Surprenant, car le roman commence comme un roman policier tout ce qu’il y a de conventionnel avant de monter dans les tours à des hauteurs vertigineuses.

Dans un coin du port du Havre, on découvre un cadavre, un poignard fiché entre les côtes. De cet homme, on ne sait rien, ni son identité, ni sa provenance, ni ce qu’il fichait là. Tout juste l’a-t-on aperçu auparavant dans un bar à entraîneuses où il a dépensé sans compter livres sterling et dollars. La lame du poignard porte une inscription en cyrillique, c’est pourquoi la police – deux inspecteurs, un géant assez primaire et un dandy à lunettes tiré à quatre épingles bien plus subtil – convoque notre héros, l’interprète. Celui-ci obtempère, traduit et s’en va, mission terminée. Terminée ? Pas du tout. Les policiers, qui pataugent dans leurs investigations, ont besoin de ses services pour les aider à explorer leurs maigres pistes. Notre ami renâcle bien un peu de devoir frayer avec la flicaille, ennemi de classe de sa jeunesse turbulente, mais enfin c’est un citoyen docile, d’autant qu’il est rémunéré. Et la curiosité l’emporte, il se prête de plus en plus volontiers au jeu et participe activement à l’enquête au côté des deux flics ; le couteau se révèle une antiquité de grande valeur qui a changé de main à plusieurs reprises, ce qui le conduit auprès d’un étrange et séduisant artiste russe ayant fui son pays avant que ses provocations ne lui attirent des ennuis.

Et c’est là que le récit s’envole ; l’interprète (dont on apprend seulement page 85 qu’il s’appelle Thomas Dessaignes, personnage récurrent de précédents romans et alter ego de l’auteur) est amené par le mystérieux artiste russe à côtoyer à Londres de dangereux Jamaïcains et un marchand d’art géorgien à la dégaine de truand – normal, c’est effectivement un truand. Je n’en dirai pas plus, vous n’avez qu’à lire le roman, sinon pour révéler que l’intrigue prend sa source dans le Caucase il y a trente ans, sur les décombres fumants de l’ex-URSS, entre nationalistes et bandes criminelles – souvent les mêmes. Vendetta, coups fourrés, haine recuite.

J’ajouterai en conclusion que la météo ajoute à l’ambiance de trouble de ce livre qui n’est ni un polar ni un roman d’espionnage, mais un peu des deux tout de même : il fait froid, gris, il pleut à verse, l’océan se déchaîne, le vent hurle, le brouillard est si dense qu’on ne distingue pas ses chaussures. « Il avait provisoirement cessé de pleuvoir » nous signale-t-on page 181. Certes.

 

Jean-François Merle 

(plus connu dans les diasporas slaves sous le nom de дроздов, ou Drozdov ).

 

À PARAÎTRE LE 12 MARS

    

         Je crains que l’esprit de représailles ne l’emporte encore…

         (David Atallah, « L’Automne sous les bombes)

 

         J’entamerai ce compte-rendu du journal du Dr David Atallah « L’Automne sous les bombes » (Éditions Konfident), écrit à l’automne dernier à Beyrouth, livre douloureux et brutal, préfacé par Alain Juillet, par des souvenirs vieux d’un demi-siècle — juste avant la guerre civile qui déchira le pays pendant une décennie. Le Liban déchiré, ruiné d’aujourd’hui était encore, pour un an ou deux « la Suisse du Proche-Orient », destination des routards friands de cultures exotiques et de « libanais rouge », un haschich cinq étoiles. À cette époque d’extrême jeunesse, de dérive, de squats et de drogues, où l’argent était aussi rare que les bonnes actions, on fréquentait un café kabyle de la rue Maurice Ripoche dans le XIV e arrondissement. Les tenanciers — qui savaient certainement à qui ils avaient affaire — étaient accueillants et, miracle, nous nourrissaient à crédit sans poser de questions. Ils avaient sans doute des enfants de notre âge. Nous mettions un point d’honneur à les payer plus tard, lorsque, Dieu sait grâce à quelle combine, l’un d’entre nous était en fonds. Ce bouge où aucun Français respectable de l’époque n’aurait jamais mis les pieds, était pourvu d’un scopitone, juke-box diffusant des images. Dans les soirées fastes où on avait de l’oseille, on se tapait le couscous en regardant une fausse blonde en robe à sequins chanter « Allo, allo Beyrouth », chef-d’œuvre kitsch. Mimant une danse du ventre et dodelinant de la tête, la chanteuse décrivait les merveilles de la ville, qui défilaient à l’écran. En dépit de tous nos rires de jeunes dépravés devant ses minauderies et la mauvaise qualité de l’image, Beyrouth était belle et encore intacte.

         D’une dizaine d’années plus jeune que moi, le Dr Atallah était enfant. Mais il a gardé la mémoire de ce temps, pays de cocagne ravagé par les guerres successives. C’est ce qui donne ce ton de révolte logique à voir le Liban dépecé, martyr du poker menteur des puissances extérieures, y trouvant le terrain idéal, le champ de bataille de leurs rivalités. Le Dr Atallah a traversé et la guerre civile, et l’invasion du pays par Israël en 1982, et la guerre de 2006, et l’explosion de méthane dans le port de Beyrouth, et la crise économique.

         Son journal s’ouvre sur ce qui a été célébré comme le coup de maître du légendaire Mossad : l’opération « bipeurs ». Si les médias occidentaux dans leur ensemble ont salué l’habileté diabolique des services spéciaux israéliens décapitant le Hezbollah par un coup de vice magistral, on a peu entendu parler des victimes innocentes. Il s’agissait en premier lieu des femmes et des enfants de l’ennemi ciblé. « Va me chercher mon bipeur » disait un père à sa femme ou sa gamine. Le Dr Atallah, aux urgences de son hôpital, a reçu alors les enfants mutilés, agonisants, les a soignés. Peu suspect de sympathie pour le Hezbollah, qu’il tient pour responsable d’un certain nombre des maux de son pays, le Dr Atallah, honnête homme, est effaré par l’atrocité de ce qu’il découvre. Ça ne s’arrête pas là. L’opération « talkie-walkie », moins coûteuse en victimes innocentes mais tout de même, suit bientôt et surtout, les bombardements de Beyrouth par l’aviation de Tsahal. Son quartier, limitrophe de certains fiefs du Hezbollah, en subit les conséquences, parfois mortelles et terrifiantes pour la population. Au Liban, tout le monde vit ensemble. Et si révolté qu’il soit contre le Hezbollah qui prend son pays en otage, il s’agit tout de même pour lui de « Libanais ». Qu’on me permette une digression linguistique : les « avertissements » israéliens, précédant parfois de seulement quelques minutes les « frappes » israéliennes, le Dr Atallah les appelle des « menaces ». De même, il n’apprécie pas outre-mesure l’appellation « chrétiens d’Orient » sous laquelle lui, sa famille et tant d’autres sont regroupés. Pourquoi pas chrétiens tout court ? Il existe une catégorie spéciale ? Des sous-chrétiens ?

         Lundi 25 novembre :

         Netanyahu prend la parole et les bombardements continuent de manière « hystérique » comme le souligne M. Mitaki, notre Premier ministre. Pour Israël, les choses sont claires, ils ont atteint et même probablement détruit le Hezbollah. Nous les Libanais, nous déplorons près de 4000 morts. Nous payons un prix très lourd pour une guerre inutile.

         La femme et les filles du Dr Atallah sont terrorisées, toutefois, s’il parvient à les éloigner en province de temps en temps, elles tiennent, coûte que coûte, à rester chez elles. Le docteur, quant à lui, doit remplir son devoir à l’hôpital. Les bombes, parfois à quelques centaines de mètres, font trembler son immeuble.

         Qu’on me permette ici de citer un auteur « maudit », Drieu La Rochelle, revenant sur ses heures de gloire, la Grande Guerre, où il s’était battu pour la France, écopant de trois blessures :

         Je m’étais écrié « Guerre, fatalité du moderne. » Les termes de l’équation se retournaient. Au milieu des ruines de la guerre, je me demandais si je n’étais pas dans les ruines du moderne.

         On trouve, par moments, dans le livre du Dr Atallah, une interrogation semblable.

         Le Dr Atallah reste d’une équité et d’un sang-froid admirable, il conclut ainsi son témoignage, pourtant glaçant :

         Il y a beaucoup d’hommes de bonne volonté au Liban. Il y en a en Syrie, comme en Israël. Avec eux, et avec eux seulement, la paix est possible. À une seule condition : qu’on les retrouve de chaque côté de la frontière. Alors, peut-être, pourrais-je prendre ma voiture et traverser enfin la frontière, ce dont je rêve, pour aller prendre un verre d’arak au bord de la mer, à Tel-Aviv.

         Quoi qu’on pense de la Fédération Russe, j’ai passé un peu moins d’une semaine à Belgorod, mi-décembre 2024, en zone frontalière, où les bombardements venus d’Ukraine étaient quotidiens et appris à sprinter dans la rue en entendant les drones, voire les bombes planantes, vers le plus proche abri. En octobre 2023, ces projectiles avaient tué des dizaines d’enfants sur la place de la mairie, transformée en patinoire à l’approche de Noël. Les va-t’en-guerre qui n’iront jamais eux-mêmes et se multiplient dans tous les camps, ne soupçonnent pas cette décharge d’adrénaline, à l’aise dans leurs bureaux. Auprès de celle du Dr Atallah — qui a subi cette chiourme des « menaces » pendant des mois — mon expérience est risible. Le calme et le courage dont il a fait preuve durant les bombardements, l’impartialité remarquable de son témoignage sont dignes de la plus haute admiration. À lire d’urgence.

         Thierry Marignac, mars 2025.


À PARAÎTRE LE 12 MARS

    J'avais oublié depuis longtemps avoir traduit Bret Harte, il y a plus de trente ans. Les éditions Gingko et l'excellent Xavier Mottez ont eu la bonne idée de le rééditer dans sa collection "Les retrouvés". La biographie du personnage est un roman à elle seule: marqué par le départ de son père, il s'exila sur la Côte Ouest à l'époque de la Ruée vers l'or où, légende américaine éternelle, il fut tour à tour, mineur, professeur, journaliste, professeur et protégea les diligences de la Wells Fargo !… Sa carrière prit son essor dans les années 1860, où ses récits du Far-West (le vrai!) lui valurent la renommée pendant quelques années. Un de ses titres de gloire est d'avoir été chassé de Humbolt Bay, forcé d'abandonner un poste de rédacteur au "Northern Californian" pour avoir dénoncé un massacre d'Indiens particulièrement sordide dans un article qui fit sensation.
Il serait tentant bien sûr de le comparer à Mark Twain, mais les deux hommes qui se connaissaient, rompirent avec pertes et fracas à la suite de l'échec d'une pièce de théâtre écrite à quatre mains. Bret Harte, dit-on, avait mauvais caractère. 
Pour mettre l'eau à la bouche du lecteur, voici un extrait d'une de ses nouvelles les plus célèbres:

"

La Chance du Camp des Braillards

The Luck of Roaring Camp

Branle-bas de combat au Camp des Braillards. Ça n’était sûrement pas une bagarre, parce qu’en 1850, ce genre d’événement se produisait assez souvent pour ne pas déplacer toute la colonie. Non seulement les tranchées et les concessions avaient été désertées, mais l’épicerie Tuttle avait aussi fourni ses flambeurs qui, on s’en souviendra, avaient tranquillement continué à jouer aux cartes le jour où Frank Pete et Kanaka Joe s’étaient entretués à coups de revolver dans la salle de bar de chez Tuttle. Tout le camp était rassemblé devant une cabane grossière en bordure de la clairière. Les conversations se tenaient à voix

11

histoires de la frontière

basse, mais un nom de femme revenait souvent. C’était un nom connu de tous dans le camp — Cherokee Sal.

Il vaut peut-être mieux en dire le moins possible, sur elle. C’était une femme plutôt vulgaire et, comme il était à craindre, une pécheresse s’il en fut. Mais c’était aussi, à cette époque, la seule femme du Camp des Braillards et, allongée sur un lit de douleur, sa condition aurait certainement requis des soins prodigués par des personnes appartenant au même sexe. Cette créature irrécupérable, de mœurs dissolues, dont le laisser-aller était un trait saillant, n’en souffrait pas moins le martyre. Même si elle avait été entourée de femmes compatissantes, ses souffrances eussent été difficilement supportables ; sa solitude présente les aggravait terriblement. Les signes avant-coureurs de la malédiction qui l’accablait s’étaient manifestés dans cet isole-ment, ce qui avait certainement rendu le châtiment de la faute originelle plus redoutable encore. Peut-être le fait qu’au moment où elle aurait eu le plus besoin de la tendresse et du dévouement instinctifs de son propre sexe, son

12

la chance du camp des braillards

regard butât sur les visages à demi-méprisants de ses congénères du Camp des Braillards, faisait-il partie de l’expiation du péché. Pourtant, quelques spectateurs étaient, je crois, touchés par ce qu’elle endurait. Sandy Tipton pensait par exemple que c’était « dur pour Sal » et s’éleva un moment, en contemplant cette souffrance, au-dessus de la simple conscience d’avoir un as et deux valets dans sa manche."