Lettre ouverte à Gérard Guégan
Cher Gérard,
C’est mon ami Jean-François Merle, auteur, traducteur, et éditeur un certain temps aux éditions Omnibus, qui m’avait joué ce tour-là quand je lui avais demandé une critique de mon dernier livre « Photos passées », tu sais, celui qui ne t’avait pas plu. Il l’avait fait sous forme de lettre. J’ai décidé de lui piquer le procédé, qui semble si naturel après lecture d’un ouvrage comme ton « Chant des livres » dont la nature est si intime — ta passion de la littérature. Je ne sais pas très bien comment définir ce genre de bouquin bourré d’anecdotes — un domaine où tu brilles — et restituant l’écrivain en chair et en os. Pour les confrères, en tout cas, c’est inestimable.
Après mes emportements d’hier soir contre les neutralisations et désamorçages cinématographiques de feu mon ami l’énigmatique Limonov par la bouillie globalisante, ça fait du bien de retourner à un sujet plaisant.
Abkhasie, avant-hier, photo © TZ. |
En abordant la lecture du « Chant des livres », ce qui m’avait frappé, c’était ta description du PCF à l’époque Thorez, qui traitait « Histoires d’Ô » de « livre bourgeois à condamner » et où certains directeurs de conscience te passaient en commission de remise dans la ligne pour avoir lu et aimé des « Poèmes indésirables » anarchisants parus en 1945 et que je soupçonne fortement d’être antipatriotiques… Tu n’avais, dis-tu, « finalement écopé que d’un blâme »… Et sinon ?… On te suspendait par les pieds dans les sous-sols du Colonel Fabien ?…
Tes hérésies littéraires reviennent souvent, ton éclectisme, et l’on revoit ces commissaires politiques te déconseillant formellement ceci ou cela. Ça ne s’oublie pas. Mais en parallèle, on voit aussi des personnages de communistes du genre qu’on aimait bien, comme ton oncle Marius, turfiste léniniste, imbattable sur les pur-sang anglo-arabes, le texte d’ « Impérialisme stade suprême du capitalisme », et fin connaisseur de la littérature.
Votre serviteur et l'équipe du documentaire russe concurrent du mauvais film de Cannes… |
Mais dans l’intervalle, ce n’est pas anodin, tu nous glisses Giono, sur lequel, dans ton contexte, c’est piquant, Drieu écrivait : « Quant à Giono on nous a parlé de ses sympathies communistes dans la vie. Elles ne se lisent pas dans son œuvre. Ces grandes fables lyriques, qui nous découvrent dans une campagne de rêve, loin des lourdes atonies de la ville, des passions farouchement réfugiées, sont bien loin de la discipline abstraite des grandes années de Lénine ». Chez toi, qui l’a croisé adolescent, on apprend qu’il était amical, fumait la pipe et ne lisait que des séries noires !…
En tant que confrère lointain, assez content de voir passer le grand traducteur Armand Robin qui connut une fin tragique, et resta un poète méconnu. Dans un accès de vanité que tu voudras bien me pardonner, je te dirai tout de même que je traduis Essenine nettement mieux que lui.
Rassure-toi, je ne vais pas tous les énumérer, déflorant ton livre dans lequel on se balade avec plaisir. Je n’ai aucune opinion particulière sur un Paulhan, par exemple, que je ne crois pas avoir jamais lu et dont tu dresses un portrait sympathique. De Jean-Pierre Énard, je ne me souviens que d’un gros type à lunettes qui avait écrit sur Hollywood, un sujet qui m’indiffère, et m’a rappelé ton roman « Technicolor » une fresque bigarrée parue au Sagittaire — une passion commune ?…Ta conclusion, d’une brutalité exemplaire, pourrait le suggérer : « Sous l’objectif la chair jette le masque ».
Tu as toujours eu la gentillesse de rire quand je vomissais Bukowski, Prince de la Grandiloquence Crasseuse, piètre traduction de… Tu l’avais écrit toi-même : « Ça sue et ça grince comme dans Céline, mais avec davantage de désinvolture ». Je reconnais à Bukowski d’avoir été un bon coup d’édition, pour toi et tous les douteux complices dans cette arnaque éditoriale pour le gogo franchouillard épaté par l’Amérique : les Garnier, Bizot… En revanche, je doute que ce poivrot ait été un bagarreur si redoutable. Il avait suffi de ce vieux réac en ruine de Cavanna pour le vider du plateau d’ «Apostrophes »… Mon ami Christian Vilà, auteur de SF punk, avait commencé ainsi son interview imaginaire du pochetron de LA : « On lui a vendu un bout de shit trois fois le prix baba-cool »…
Puisqu’on en est aux sujets épineux, je dois te dire aussi que ton entrevue avec Sollers m’a bien fait marrer. Elle est conforme au personnage que j’avais interviewé en 82 pour une radio après son best-seller « Femmes ». Ce mec était l’illustration ambulante du mot fameux de Lautréamont : « Notable quantité d’importance nulle ». Son intelligence éblouissante était entièrement tendue vers un seul objectif : ne surtout jamais rien dire d’intelligible. Sa virtuosité dans cet exercice lui a permis d’en faire une carrière…
Dans un registre plus émotionnel, revoir feu mon ami Hervé Prudon dans un chapitre en compagnie de deux auteurs qui me sont inconnus, m’a fait rudement plaisir. Ça lui ressemblait : simple et sympathique. Tu avais eu, après son décès, des mots très élogieux sur son saisissant recueil de poèmes d’agonisant « Devant la mort », sur le site Vive La Culture. Décidément, il faut que je m’y fasse, tu n’as pas que des défauts. Mais tu m’as induit en erreur : je croyais que le texte de lui dont tu parles : « Fièvre », était un roman paru au Sagittaire. Daniel Mallerin vient de me préciser que c’était un texte dans une anthologie de ta revue « Subjectif ».
Tout au long de ton livre, on sent que la littérature inspire ta littérature, c’est le plus étonnant pour moi, férocement isolationniste. C’est le fil qui court tout au long du « Chant des livres », par exemple quand tu parles d’un roman sur une liaison entre un maoïste et une sympathisante de « Socialisme ou Barbarie », (deux sectes aux antipodes l’une de l’autre) « dans le style de Ponge, ma plus récente idole ». Je m’efforce toujours au strict contraire, dans la mesure du possible: écarter toute influence. Et pourtant, c’est le plus bluffant : un Guégan ne ressemble à aucun autre livre.
En conclusion, vieux roublard, il me semble que ton but est atteint avec ce livre : indissolublement acteur et témoin, tu t’inscris dans le marbre de l’histoire de notre art en désuétude.
Puisse le seul rimbaldien que je tolère dans mon entourage, rêver encore longtemps dans les rues de Nîmes !…
Thierry Marignac, mai 2024.
Ton serviteur, interviewé dans un salon du livre inavouable, sur le livre que tu n'aimais pas! |