20.5.24

Le chant des livres de Gérard Guégan

    Lettre ouverte à Gérard Guégan 

 Cher Gérard, 

    C’est mon ami Jean-François Merle, auteur, traducteur, et éditeur un certain temps aux éditions Omnibus, qui m’avait joué ce tour-là quand je lui avais demandé une critique de mon dernier livre « Photos passées », tu sais, celui qui ne t’avait pas plu. Il l’avait fait sous forme de lettre. J’ai décidé de lui piquer le procédé, qui semble si naturel après lecture d’un ouvrage comme ton « Chant des livres » dont la nature est si intime — ta passion de la littérature. Je ne sais pas très bien comment définir ce genre de bouquin bourré d’anecdotes — un domaine où tu brilles — et restituant l’écrivain en chair et en os. Pour les confrères, en tout cas, c’est inestimable. 

    Après mes emportements d’hier soir contre les neutralisations et désamorçages cinématographiques de feu mon ami l’énigmatique Limonov par la bouillie globalisante, ça fait du bien de retourner à un sujet plaisant. 

Abkhasie, avant-hier, photo © TZ.

 

     En abordant la lecture du « Chant des livres », ce qui m’avait frappé, c’était ta description du PCF à l’époque Thorez, qui traitait « Histoires d’Ô » de « livre bourgeois à condamner » et où certains directeurs de conscience te passaient en commission de remise dans la ligne pour avoir lu et aimé des « Poèmes indésirables » anarchisants parus en 1945 et que je soupçonne fortement d’être antipatriotiques… Tu n’avais, dis-tu, « finalement écopé que d’un blâme »… Et sinon ?… On te suspendait par les pieds dans les sous-sols du Colonel Fabien ?… 

     Tes hérésies littéraires reviennent souvent, ton éclectisme, et l’on revoit ces commissaires politiques te déconseillant formellement ceci ou cela. Ça ne s’oublie pas. Mais en parallèle, on voit aussi des personnages de communistes du genre qu’on aimait bien, comme ton oncle Marius, turfiste léniniste, imbattable sur les pur-sang anglo-arabes, le texte d’ « Impérialisme stade suprême du capitalisme », et fin connaisseur de la littérature. 

Votre serviteur et l'équipe du documentaire russe concurrent du mauvais film de Cannes…

 

     Mais dans l’intervalle, ce n’est pas anodin, tu nous glisses Giono, sur lequel, dans ton contexte, c’est piquant, Drieu écrivait : « Quant à Giono on nous a parlé de ses sympathies communistes dans la vie. Elles ne se lisent pas dans son œuvre. Ces grandes fables lyriques, qui nous découvrent dans une campagne de rêve, loin des lourdes atonies de la ville, des passions farouchement réfugiées, sont bien loin de la discipline abstraite des grandes années de Lénine ». Chez toi, qui l’a croisé adolescent, on apprend qu’il était amical, fumait la pipe et ne lisait que des séries noires !… 



 

     En tant que confrère lointain, assez content de voir passer le grand traducteur Armand Robin qui connut une fin tragique, et resta un poète méconnu. Dans un accès de vanité que tu voudras bien me pardonner, je te dirai tout de même que je traduis Essenine nettement mieux que lui. 

    Rassure-toi, je ne vais pas tous les énumérer, déflorant ton livre dans lequel on se balade avec plaisir. Je n’ai aucune opinion particulière sur un Paulhan, par exemple, que je ne crois pas avoir jamais lu et dont tu dresses un portrait sympathique. De Jean-Pierre Énard, je ne me souviens que d’un gros type à lunettes qui avait écrit sur Hollywood, un sujet qui m’indiffère, et m’a rappelé ton roman « Technicolor » une fresque bigarrée parue au Sagittaire — une passion commune ?…Ta conclusion, d’une brutalité exemplaire, pourrait le suggérer : « Sous l’objectif la chair jette le masque ». 

    Tu as toujours eu la gentillesse de rire quand je vomissais Bukowski, Prince de la Grandiloquence Crasseuse, piètre traduction de… Tu l’avais écrit toi-même : « Ça sue et ça grince comme dans Céline, mais avec davantage de désinvolture ». Je reconnais à Bukowski d’avoir été un bon coup d’édition, pour toi et tous les douteux complices dans cette arnaque éditoriale pour le gogo franchouillard épaté par l’Amérique : les Garnier, Bizot… En revanche, je doute que ce poivrot ait été un bagarreur si redoutable. Il avait suffi de ce vieux réac en ruine de Cavanna pour le vider du plateau d’ «Apostrophes »… Mon ami Christian Vilà, auteur de SF punk, avait commencé ainsi son interview imaginaire du pochetron de LA : « On lui a vendu un bout de shit trois fois le prix baba-cool »… 

     Puisqu’on en est aux sujets épineux, je dois te dire aussi que ton entrevue avec Sollers m’a bien fait marrer. Elle est conforme au personnage que j’avais interviewé en 82 pour une radio après son best-seller « Femmes ». Ce mec était l’illustration ambulante du mot fameux de Lautréamont : « Notable quantité d’importance nulle ». Son intelligence éblouissante était entièrement tendue vers un seul objectif : ne surtout jamais rien dire d’intelligible. Sa virtuosité dans cet exercice lui a permis d’en faire une carrière… 

    Dans un registre plus émotionnel, revoir feu mon ami Hervé Prudon dans un chapitre en compagnie de deux auteurs qui me sont inconnus, m’a fait rudement plaisir. Ça lui ressemblait : simple et sympathique. Tu avais eu, après son décès, des mots très élogieux sur son saisissant recueil de poèmes d’agonisant « Devant la mort », sur le site Vive La Culture. Décidément, il faut que je m’y fasse, tu n’as pas que des défauts. Mais tu m’as induit en erreur : je croyais que le texte de lui dont tu parles : « Fièvre », était un roman paru au Sagittaire. Daniel Mallerin vient de me préciser que c’était un texte dans une anthologie de ta revue « Subjectif ». 

     Tout au long de ton livre, on sent que la littérature inspire ta littérature, c’est le plus étonnant pour moi, férocement isolationniste. C’est le fil qui court tout au long du « Chant des livres », par exemple quand tu parles d’un roman sur une liaison entre un maoïste et une sympathisante de « Socialisme ou Barbarie », (deux sectes aux antipodes l’une de l’autre) « dans le style de Ponge, ma plus récente idole ». Je m’efforce toujours au strict contraire, dans la mesure du possible: écarter toute influence. Et pourtant, c’est le plus bluffant : un Guégan ne ressemble à aucun autre livre. 

    En conclusion, vieux roublard, il me semble que ton but est atteint avec ce livre : indissolublement acteur et témoin, tu t’inscris dans le marbre de l’histoire de notre art en désuétude. 

    Puisse le seul rimbaldien que je tolère dans mon entourage, rêver encore longtemps dans les rues de Nîmes !… 

     Thierry Marignac, mai 2024.

Ton serviteur, interviewé dans un salon du livre inavouable, sur le livre que tu n'aimais pas!


19.5.24

Le navet sur Limonov au festival de Cannes

    Les Canailles ont le pouvoir 

    Un des pires déshonneurs de l’âge est sans doute de voir les canailles se repaître des cadavres de ses amis. Un autre est de devoir se répéter. Oh oui, je sais qu’Édouard était ravi que le bouquin du fils à maman Carrère l’ait remis sur le devant de la scène en Occident. Je communiquais directement avec lui depuis toujours. De même, il ne crachait pas sur l’oseille que ça lui rapportait, directement ou indirectement. Lorsque ses anciens éditeurs français ont racheté les droits de ses livres des années 1980 — alors qu’ils le fuyaient comme la peste depuis les calomnieuses campagnes de presse menées par TéléramObsInrockMondÉration au début des années 90 — ils avaient cru trouver la poule aux œufs d’or, vu le succès international du bobo de gauche, fils de sa mère de droite académicienne. La classe dominante change de braquet sans trop de scrupules, l’essentiel est que la domination se poursuive. Manque de bol pour les éditeurs, c’était Carrère et les prix qui se succédaient pour ses bouses pleurnichardes qui vendaient, pas Édouard Limonov qui plafonna aux 5-6000 ex. Mon vieux copain, pour nourrir ses gamins, avait aussi besoin des 45 000 euros que lui versa la production du film scénarisé par Carrère. Pige versée pour se garantir des poursuites en vertu du « droit à l’image ». Au sujet de la mauvaise copie Carrère de ce qu’avait écrit Limonov sur lui-même, Édouard, avec une certaine ironie chez lui constante, devait préciser aux journalistes : « Je ne vous dirai pas ce que j’en pense ». Lorsque je lui écrivis « Tu sais, si c’était moi qui avais écrit sur toi, on aurait vendu à peine 500 ex. », il me répondit « Thierry, je sais qu’il a eu du succès parce que c’est un bourgeois ». J’ai gardé ce courriel…

    Aujourd’hui, il faut se taper le film !… Et après les états d’âme du fils à maman, qui n’ont rien à foutre là mais font les délices d’un public friand de pornographie intime, on doit se farcir ceux d’un acteur rosbif qui n’a jamais sauté un repas de sa vie et ne sait pas qu’un pain dans la gueule — c’est en trois dimensions. Limonov avait vécu autre chose. Au lien suivant pour les anglophones : https://www.vanityfair.com/hollywood/story/ben-whishaw-cannes-limonov-exclusive-first-look-awards-insider 

    Je note, évidemment, que tant cet acteur que le metteur en scène brodent dans l’antipoutinisme bobo, pour attirer l’attention des médias occidentaux aux ordres, ils savent où est la soupe. Celui de Limonov était d’une autre trempe, et lui valut notamment deux ans et demi de prison. Sur place, en Russie, pas au festival de Cannes où l’on ne risque guère que de déraper sur le tapis rouge, robe trop longue ou acteur bourré. En apprenant qu’un navet était en cours, caricature de mon vieil ami, je m’amusais à imaginer qui jouerait mon rôle, quelle farce !… Mais le fils à maman Carrère et votre serviteur… Nous ne sommes pas de la même paroisse… Je ne savais pas à l’époque que ce doré sur tranche était scénariste du navet… Nous avions entretenu de brefs rapports alors qu’il songeait à rédiger son livre sur un «sulfureux » comme l’était mon ami Édouard qu’il connaissait si mal, deux coups de fil. Puis il avait appris en quelle haute estime je tenais sa « prose » autofictionnelle pleurnicharde de nanti, et ça s’était arrêté là. Donc, personne hélas ne jouera mon rôle dans ce biopic pour les abrutis. Dommage, j’aurais bien rigolé !…

    Édouard, comme me dit à l’instant mon ami Mark Ames — ex-rédac-chef d’eXile à Moscou où j’ai travaillé — qui l’a bien connu, aurait été ravi du film et de l’attention portée sur son personnage historique, quelles que soient les approximations politcorrectes. Je n’en disconviens pas, Limonov n’était pas au-dessus de ça. Il ne me manque que ses commentaires acides en privé. Ça, c’eût été saignant. Son mépris pour tout ce cirque aurait donné lieu aux formules cinglantes qu’il affectionnait. Trop tard…              

    Dégradant, dégradant, dégradant… Mais la vieillesse est un naufrage et les nantis tiennent le haut du pavé. Pour l’instant, tout au moins. 

    Thierry Marignac, mai 2024.

1.5.24

Le dernier Premier mai d'Essenine


 


    Lors de ce dernier Premier Mai de la vie de Sergueï Essenine, le retrait du poète est sensible, sa résignation au rituel palpable, son écart de conduite déjà définitif. L’allusion à la paysannerie en butte au racket bolchevique ne lui valut certainement pas que des amis. En décembre de cette année-là, il y a bientôt 99 ans, le poète mourut dans des circonstances troubles… 
 




(Vers traduits par Thierry Marignac) 

Premier Mai 

Il y a la musique, les vers, et les danses 
Il y a mensonge et flatterie… 
Qu’ils me reprochent mes « Stances » 
En elles se trouve la vérité aussi. 

 J’ai vu la fête, la fête de mai — 
Et ébranlé. 
À être plié j’étais prêt, 
Tandis que toutes les filles et les femmes j’allais embrasser. 

 Où ira-t-on, à qui racontera-t-on, 
Sur quel « henné », 
Que se baignaient les fils ensoleillés 
Des capuchons ? 

 Comment ici le cœur l’hymne n’aurait percé, 
Comment dans un tremblement ne pas sombrer, 
Quarante mille se sont baguenaudés ont chanté 
Et aussi picolé. 

 Pas trop gauchisants ! Des vers, des vers ! 
Simples ! Élémentaires ! 
Nous avons bu au pétrole, à sa santé 
Et aux invités. 
Première loterie: Le livre au lieu de la vodka



 Et mon premier verre levant 
D’un simple hochement 
J’ai bu dans cette fête 
Au commissaire du peuple soviet. 

 Le deuxième verre, pour ne pas trop 
Me vautrer dans le chariot, 
J’ai bu aux travailleurs fièrement 
Le discours de quelqu’un entendant. 

 Mon troisième verre buvant, 
Comme un certain khan 
Pour que ne se replie pas dans un rauque raclement 
Le destin des paysans. 

 Bois mon cœur ! Mais ne sois pas à bout portant, 
La vie détruisant… 
Ainsi je bus le quatrième 
Seulement pour toi-même. 

Chachliks



 Сергей Есенин 1 мая 

Есть музыка, стихи и танцы, 
Есть ложь и лесть… 
Пускай меня бранят за стансы — 
В них правда есть. 
Я видел праздник, праздник мая — И поражен. 
Готов был сгибнуть, обнимая 
Всех дев и жен. 
Куда пойдешь, кому расскажешь 
На чье-то «хны», 
Что в солнечной купались пряже 
Балаханы? 
Ну как тут в сердце гимн не высечь, 
Не впасть как в дрожь? 
Гуляли, пели сорок тысяч И пили тож. 
Стихи! стихи! Не очень лефте! 
Простей! Простей! 
Мы пили за здоровье нефти 
И за гостей. 
И, первый мой бокал вздымая, 
Одним кивком 
Я выпил в этот праздник мая За Совнарком. 
Второй бокал, чтоб так, не очень 
Вдрезину лечь, 
Я выпил гордо за рабочих 
Под чью-то речь. 
И третий мой бокал я выпил, 
Как некий хан, 
За то, чтоб не сгибалась в хрипе 
Судьба крестьян. 
Пей, сердце! Только не в упор ты, 
Чтоб жизнь губя… 
Вот потому я пил четвертый 
Лишь за тебя. 
1925 г.