12.12.16

Les listes noires du maccarthysme version Clinton

Mark, le légendaire rédac-chef d'eXile

LE DUR MÉTIER DE LA VÉRITÉ
         Je n’en ai jamais fait mystère, je tiens Mark Ames pour un des meilleurs journalistes américains vivants, en plus d’être un ami très cher, depuis les années de parano moscovite, quand Limonov était en taule. Combien de rendez-vous survoltés sur la Place Rouge — un endroit où la foule empêcherait une écoute d’être efficace — pour définir une attitude commune qui nous permettrait de ne pas se faire jeter dans un cul-de- basse-fosse sibérien. Aujourd’hui, on en parle en riant. À l’époque, on osait à peine respirer dans les locaux d’eXile, qu’on imaginait truffés de micros.
         Ce qui fait de Mark Ames un reporter hors pair, c’est son exigence absolue de transparence du travail, de sources identifiables, de raisonnements étayés, de preuves sans conteste de ce qu’on avance, de courage dans l’enquête et enfin d’honnêteté sur les zones d’ombre qui subsistent presque toujours dans n’importe quel reportage. C’est une déontologie farouche qu’il tient des grands ancêtres, de Hunter Tompson à Seymour Hersch, ceux qui donnèrent leurs lettres de noblesse à ce qu’on appelait « le journalisme à l’américaine ». Les temps ont bien changé. Le journalisme aujourd’hui consiste à fixer son écran en attendant les dépêches d’agence, et à concocter un papier au plus près des intérêts du milliardaire à qui appartient le canard — ou la chaîne de télé. On appelle « journalistes » des bonimenteurs patentés qui n’ont jamais vu le terrain. Des deux côtés de l’Atlantique.
         Et Dieu sait que cette intransigeance de Mark Ames a pu me faire râler, notamment lorsque je menais cette enquête sur la toxicomanie en Ukraine à l’époque de la Révolution Orange, et qu’il me renvoyait mes papiers de Moscou pour insuffisance de sources, tandis que je me caillais dans un café Internet en m’efforçant de maîtriser un PC en cyrillique. Et qu’il fallait repartir dans les cités dortoir autour de Kiev ou d’Odessa faire les putains de recoupements — ordre du rédac-chef. Je le maudissais. Mais je l’ai ensuite béni, en rédigeant Vint, le roman noir des drogues en Ukraine (Payot 2006), le livre-somme des reportages dans la zone ukrainienne. Grâce à Ames, mon bouquin était inattaquable. À cette époque, l’Ukraine n’intéressait pas les petits maîtres d’un bord et de l’autre, les experts en incompétence qui ont surgi depuis qu’elle est devenue un enjeu « politique ». Mais sa rigueur permit à mes amis de la Réduction des Risques de Kiev de décrocher un financement de cinq ans par la Croix-Rouge française, ce qui vaut tous les compte-rendu du monde, dans les canards aux ordres. Un ancien ambassadeur de France en Ukraine me témoigna son admiration dans une lettre élogieuse. Merci Mark Ames. Il m’en avait fait baver, mais quelle école ! La vérité à tout prix — et argumentée, s’il vous plait.
Hunter Thompson, le maître Gonzo
         Une dizaine d’années plus tard, lorsqu’éclatèrent les événements du Maïdan, nous avions tous deux la même conscience aigüe de toutes les ambiguïtés, les paradoxes que recouvre ce genre de révolte. La réalité du mouvement populaire de rejet d’un Yanoukovitch, ne pouvait faire aucun doute. Mes contacts à Kiev me l’assuraient tous les jours, et je fournis à Serge Quadruppani tous les éléments lui permettant de faire un papier documenté sur le face-à-face entre le pouvoir et le peuple pour son blog Les Contrées Magnifiques, où il doit traîner encore dans les archives. D’autre part, m’assuraient les mêmes contacts, les Ukrainiens n’avaient pas la moindre illusion sur l’Europe — la suite leur a donné raison —, brandissant l’UE dans but de virer Yanoukovitch. Celui-ci avait dépassé toutes les bornes dans le racket et la corruption, dans un pays où ils font partie de la plus élémentaire vie quotidienne. Suite à son retour au pouvoir en 2010, Yanoukovitch était certain d’une impunité éternelle. Il étranglait son peuple, qui tout à coup n’avait plus rien à perdre.
Mais, dans un monde complexe, où les enjeux de puissance sont recouverts du masque de la « démocratie », la révolte du peuple présentait l’occasion ou jamais pour l’Occident d’avancer ses pions, par l’intermédiaire de ces ONG truffées d’agents spéciaux qui sont devenus son bras armé, et de certains mouvements politiques irrédentistes. C’est dans la première page du manuel des services : s’il n’y a pas de mécontentement populaire, il est inutile d’intervenir. À l’inverse, réduire la révolte — surtout à l’origine — du Maïdan à une simple manipulation des services secrets avec l’aide d’ultranationalistes ukrainiens comme le font certains poutinolâtres, relève d’une « conception policière de l’Histoire » absurde. Néanmoins, et toujours en vertu d’une exigence de vérité, ignorer le rôle joué par les services américains et autres, c’était présenter un tableau biaisé et incomplet. Nous nous efforçâmes Mark Ames  et moi, dans des papiers d’analyse de l’époque trouvables aux archives de ce blog, de tenir compte de la totalité des facteurs à l’œuvre. Ames démontra que Yanoukovitch était loin d’être simplement « l’homme des Russes », en rappelant notamment qu’il avait bénéficié d’un gros titre du Financial Times au début des années 2010 : « Le plus grand réformateur d’Europe ». Dans le même papier (preuve trouvable en tapant sur le lien renvoyant à l’article en anglais) il donnait les papiers comptables de l’organisation « Svoboda », où s’étalaient en toutes lettres les contributions de l ‘USAID et du milliardaire Oyimar de la Silicon Valley au mouvement dont devait sortir Yatseniouk. Comme au beau temps de la Guerre Froide, la CIA et les grosses fortunes unissaient leurs forces. Ames concluait le même article en soulignant que les Ukrainiens écrasés par leurs oligarchies n’avaient d’autre recours que de soulever de temps à autre, soutenir un tyran contre un autre, passer de Charybde en Sylla, pour recommencer quelques années plus tard. Ce que prouve largement l’Ukraine présente.
De mon côté, je soulignais l’ignorance crasse des commentateurs français, et leur soudain intérêt impromptu pour un pays dont ils soupçonnaient à peine l’existence quelques années auparavant, le confondant souvent avec la Russie, ce dont j’avais eu des témoignages frappants en 2004, et ce qui indignait les Ukrainiens qui me disaient : « Nous, on sait la différence entre la France et l’Italie. ». Fin octobre 2014, un éditorialiste d’un grand journal de droite parisien, confondait en conclusion de sa colonne « informée » la date de l’indépendance ukrainienne (1991), et celle de la Révolution Orange dont j’avais été témoin (2004). De même, ce « passionné désir d’Europe » des Ukrainiens, très lucides sur la décadence de l’UE, relevait : 1) d’une propagande éhontée, 2) d’un franc mépris des Ukrainiens eux-mêmes, qui ont des yeux pour voir, et se souvenaient de la Grèce. Comme toujours, les militants divers se sont joints aux « journalistes » pour entretenir sciemment la confusion entre le mouvement spontané du peuple, et les organisations politiques radicales, entraînées, financées par les services occidentaux, qui prirent le relais sur le Maïdan. Enfin, dans « l’État captif » que constitue l’Ukraine, pas un des ignares qui nous aspergent de leur bla-bla, n’avait entendu parler, semblait-il, du facteur peut-être le plus important du pays : la pègre et ses manœuvres en coulisse. On se souvient que l'ex-président Koutchma, présent à Minsk, pour la négociation des accords, payait les parrains de Donetsk quand il était au pouvoir. On sait un peu moins que peu avant les troubles de la fin 2013, les firmes Enron et BP avait renoncé à exploiter les vastes gisements de schiste du Donbass après des sondages du terrain extrêmement prometteurs — trop de monde à payer.
"En avant camarades, vers de nouvelles victoires!"

Ici, je risquerai une hypothèse — très probable. Les Russes, qui n’étaient pas la cible première du mouvement populaire contre Yanoukovitch sur lequel ont surfé les ultranationalistes, ont fait l’erreur d’intervenir eux aussi avec leurs services spéciaux. Volodyia Mosseïev,  mon camarade des Narcotiques Anonymes de Kiev, me racontait comme ces paras athlétiques en civil étaient tout à coup apparus dans les rues de Kiev, surgis de nulle part bien avant la Crimée et le Donbass. L’affrontement russo-américain devait culminer avec le massacre sur la place par des tireurs d’élite, demeuré depuis lors une énigme, mais que le peuple du Maïdan a assimilé aux Russes, malgré bien des versions contradictoires — on sait que la commission parlementaire de la "nouvelle" Ukraine de Porochenko, a refermé l'enquête sans jamais parvenir à une conclusion définitive sur l'identité exacte des tueurs du Maïdan. Et cette présence, cette pression, ont transformé le mouvement anti-Yanoukovitch, en mouvement antirusse. Une faute dont l’effet boomerang n’a pas tardé à se faire sentir. Une fois de plus, l’Ukraine était entre le marteau euro-américain et l’enclume russe.
Aujourd’hui, où la classe dominante occidentale, abusivement appelée « élite » dans son aveuglante vulgarité, tremble sur ses bases, on élabore une nouvelle théorie du complot : tout ce qui déraille en Occident est une machination des Russes. Trump, le Brexit, Marine Le Pen. Et cela donne lieu, à une nouvelle chasse aux sorcières, dont Mark Ames relève, dans l’article ci-dessous l’hallucinante imposture (pour les lecteurs anglophones: la version originale au lien suivant, http://www.alternet.org/media/anonymous-blacklist-promoted-washington-post-has-shocking-roots-ukrainian-fascism-eugenics-and) :

LA LISTE NOIRE ANONYME DONT LE WASHINGTON POST FAIT LA PROMOTION A DES LIENS VISIBLES AVEC LE FASCISME UKRAINIEN ET LA CIA
Creuser plus profond dans la controverse PropOrnot.
De Mark Ames
(Traduit de l’Américain par TM)
Le mois dernier, le Washington Post a consacré les gros titres de sa première page à une liste noire anonyme, comportant des centaines de sites Web américains, de sites complotistes marginaux à des publications libertariennes et progressistes. Comme l’a écrit Max Blumenthal pour Alternet, ce site anonyme a avancé qu’ils devaient tous faire l’objet d’une enquête par le gouvernement fédéral, et éventuellement être poursuivis en tant qu’espions russes, pour avoir volontairement ou involontairement propagé de la propagande russe.
Ne raconte pas ta vie pas au téléphone! Un bavard est une proie pour les espions!

Mon propre magazine satirique (The eXile) a été bouclé en 2008 par le Kremlin, sous l’accusation « d’extrémisme » — semblable au terrorisme — ce qui m’a semblé alors assez sérieux pour faire mes bagages et rentrer en Amérique. Ce qu’a fait le Washington Post en mettant en avant une liste noire anonyme de journalistes américains accusé de crime de trahison, est l’un des coups les plus bas, et les plus inquiétants (d’une façon qui rappelle beaucoup le Kremlin) auxquels j’ai assisté depuis que je suis rentré. Le WP est avant tout une branche de L’État Américain des profondeurs ; son propriétaire, Jeff Bezos, est l’un des trois Américains les plus riches du pays, d’une valeur de 67 Milliards de dollars, et sa vache à lait, Amazon, est un des sous-traitants principaux de la CIA. En d’autres termes, il s’agit quasiment d’une liste noire de journalistes par le gouvernement des Etats-Unis — un avertissement sinistre avant la prochaine étape.
Il s’est écoulé maintenant quelques jours depuis sa publication, et choc et dégoût se transforment en questions sur la manière de contre-attaquer — et contre qui. Quelles étaient les sources du WP pour leur liste noire du journalisme ?

Calomnier une légende du journalisme
La diffamation du WP est l’œuvre du reporter technologie Craig Timberg, anciennement journaliste sur les questions de Sécurité Nationale, qui a fait étalage de sa gênante déférence pour le dirigeant de la plus grosse entreprise mondiale de surveillance, le milliardaire Eric Schmidt — contrastant avec son traitement de ses collègues journalistes. Certains éléments dans l’histoire personnelle de Timberg suggèrent qu’il pouvait conduire l’une des campagnes de calomnies les plus dégueulasses de ses collègues depuis des décennies. Le père de Timberg, un journaliste grand public à succès mort récemment, a écrit des hagiographies sur ses camarades de l’Académie de la Marine, notamment John McCain, le faucon principal du Sénat, et trois conjurés du scandale Iran-Contra — Oliver North, John Poindexter, et Robert McFarlane, dont les crimes sont imputés par Timberg à leur amour de la patrie, et leurs sacrifices au Vietnam.
La source-clé du WP était un groupe Internet anonyme qui se fait appeler PropOrNot (cad Propagande ou non). C’est là que la liste noire des journalistes suspects de travailler pour le Kremlin a été publiée. Le Washington Post a cité PropOrNot comme une source fiable et leur a donné le droit d’émettre des accusations anonymes de trahison contre des médias de premier plan, en recommandant qu’ils soient accusés d’espionnage et poursuivis pour trahison.
Parmi les accusés, on trouvait Thruthdig. Ce site d’actualités et d’opinions a été fondé conjointement par Zuade Kaufman et le journaliste vétéran Robert Scheer, professeur à l’université de Californie en Communication et Journalisme, ancien éditorialiste au LA Times. C’est loin d’être la première fois que Scheer fait l’objet d’attaques des forces de l‘ombre. Au milieu des années 1960, Scheer s’est taillé une réputation  comme journaliste de Ramparts, le magazine intrépide qui a changé la face du journalisme américain. Un des reportages les plus retentissants publié par la magazine de Scheer a porté sur les fonds secrets de la CIA pour la National Student Association, à l’époque une des plus grosses organisations estudiantines d’Amérique, 400 filiales sur les campus et une présence internationale. Le travail du magazine a déplu à la CIA, qui a, peu après, lancé une campagne d’espionnage domestique illégal contre Scheer et Ramparts, convaincue que c’était un sous-marin communiste. Une équipe secrète d’agents de la CIA — clandestins même pour le reste de Langley, vu la nature manifestement illégale de l’opération — a espionné Scheer et ses collègues, a fouillé dans les vies des financiers du magazine et en a harcelé certains pour qu’ils le laissent tomber. Malgré tout,  ces agents ne purent trouver la moindre preuve reliant le magazine au Kremlin. Cette enquête secrète de la CIA était une excroissance de son projet d’espionnage domestique, dont le nom de code était MH-CHAOS, qui prit des proportions monstrueuses, visant des centaines de milliers d’Américains, avant d’être révélée par Seymour Hersh à la fin de l’année 1974, ce qui mena à la création des Audiences du Church Commitee, et à des appels à la dissolution de la CIA par le Congrès.
Par une sombre ironie de l’Histoire, 50 ans plus tard, Scheer est à nouveau accusé de travailler pour les espions russes, sauf que cette fois, ses accusateurs ont le soutien de la première page du Washington Post.

Le salut fasciste ukrainien de PropOrNot
La question demeure : Qui est derrière PropOrNot ? De qui s’agit-il ? Nous devrons sans doute attendre les poursuites pour diffamation qui seront sans doute lancées par les gens calomniés par le Post, et PropOrNot. Ceux-ci se décrivent de la même façon qu’un certain nombre de groupes fantoches que les journalistes et chercheurs ont l’habitude de croiser :
« PropOrNot est une équipe indépendante de citoyens américains concernés aux origines et aux domaines d’expertise variés, y compris possédant une expérience professionnelle dans l’informatique , les statistiques, la politique, et la sécurité nationale ».
Les seuls indices spécifiques sont d’admettre qu’un de leurs membres au moins, ayant accès à leur Twitter est « ukrainien-américain ». Des twits anciens en ukrainien, singeant les slogans ultra-nationalistes, ont révélé tout ça, avant que le groupe ne se fasse connaître.
L’un des twits PropOrNot,  daté du I7 novembre, invoque un salut fasciste ukrainien « Gloire aux héros » pour saluer des hackers ukrainiens luttant contre les Russes. Cette formule vient de l’organisation OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens) au cours du congrès de mars-avril 1941, à Cracovie occupée par les nazis, lorsqu’ils se préparaient à servir d’auxiliaires à ceux-ci pour l’opération Barbarossa. Comme l’expliquait l’historien Grzgorz Rossoliinski-Liebe, auteur de la biographie finale du dirigeant fasciste et collaborateur nazi Stepan Bandera :
« L’OUN-B a introduit un nouveau salut fasciste au Second Congrès des nationalistes ukrainiens a Cracovie en mars et avril 1941. Il s’agissait du salut fasciste le plus populaire et il devait être fait selon les directives des dirigeants de l’OUN-B en levant le bras légèrement vers la droite au-dessus de la tête en criant ‘Gloire à l’Ukraine’ qui appelait la réponse ’Gloire aux héros ‘. »
Deux mois après la mise au point de ce salut fasciste, les forces nazies ont permis aux fascistes de Bandera de prendre le contrôle temporaire de Lvov, à l’époque une ville majoritairement juive et polonaise — où les « patriotes » ukrainiens devaient assassiner, torturer et violer des milliers de Juifs, au cours de l’un des pogroms les plus barbares et les plus sanglants qu’on ait jamais vu.
Depuis que la révolution du Maïdan de 2014 a ramené les néo-fascistes ukrainiens aux plus hauts échelons du pouvoir, les collaborateurs nazis de l’Ukraine ont été réhabilités comme des « héros », on a baptisé de grandes routes avec leurs noms, et ils ont été l’objet de commémorations publiques. Le porte-parole du parlement d’Ukraine, Andryi Parubyi, a fondé le parti néo-nazi « Parti Social-National d’Ukraine » et publié un manifeste suprématiste blanc « Vu de droite » qui le représentait en uniforme néo-nazi devant des drapeaux fascistes où figurait le symbole Wolfsangel. Le puissant Ministre de l’Intérieur ukrainien Arsen Azakov, soutient plusieurs milices ultranationalistes et néo-nazies telles que le bataillon Azov, et le mois dernier, il a apporté son concours à la nomination d’un autre néo-nazi, Vadim Troyan, comme chef de la police nationale d’Ukraine. (Plus tôt dans l’année, alors que Troyan n’était encore que chef de la police de Kiev, il a été accusé par beaucoup de gens d’avoir ordonné une surveillance illégale du journaliste d’investigation Pavel Chemeret juste avant que celui-ci ne soit assassiné avec une bombe dans sa voiture).

Une liste noire des services secrets ukrainiens, modèle de PropOrNot.
Depuis que la révolution du Maïdan l’a porté au pouvoir, le régime ukrainien soutenu par les Etats-Unis a mené une guerre de plus en plus surréaliste contre les journalistes en désaccord avec la ligne ukrainienne ultranationaliste, et contre les traîtres pro-kremlin, réels ou imaginaires. Depuis deux ans, l’Ukraine a établi un « Ministère de la Vérité ». Cette année, cette guerre s’est transformée : d’une paranoïa surréelle, on est passé à une terreur de plus en plus mortelle.
L’une des politiques les plus effrayantes mises en place par le régime nationaliste-oligarchique de Kiev est une liste noire en-ligne de journalistes accusés de collaborer avec les « terroristes pro-russes ». Le site web Myrotvorets ou « Gardien de la paix » a été organisé par des hackers ukrainiens en collaboration avec les services secrets et la police, qui ont tendance à partager l’idéologie ultranationaliste de Parubyi et du chef de le police néo-nazi récemment nommé.
Condamné par le Comité de protection des Journalistes et de nombreuses organisations du même type en Occident, cette liste noire en-ligne comprend les noms et des renseignements personnels sur quelque 4500 journalistes, notamment plusieurs journalistes occidentaux et des Ukrainiens travaillant pour des médias de l’Ouest . Ce site est conçu pour faire peur et faire taire les journalistes les empêcher de rapporter quoi que ce soit qui sorte de la ligne pro-nationaliste, et il jouit du soutien des officiels du gouvernement, des agents secrets et de la police — y compris le SBU (successeur ukrainien du KGB), du puissant Ministre de l’Intérieur Avakov et de son adjoint d’extrême-droite, Anton Geraschenko.
Le site web d’Ukraine de liste noire des journalistes — animé par des hackers ukrainiens en coopération avec les services secrets de l’État — a conduit à des menaces de mort contre les journalistes visés, dont les adresses –email, les numéros de téléphones et autres renseignements confidentiels ont été anonymement diffusés sur le site.
(…)
L’Ukrainien chercheur du Comité National Démocrate américain, crie à la trahison
Comme la liste noire PropOrNot de journalistes américains « traîtres » est anonyme, et que l’article en première page du Washington Post protège leur anonymat, nous ne pouvons que nous perdre en conjectures avec le peu d’information qui nous est fourni. Et cette information ne révèle qu’un fil de pensée ukrainien ultranationaliste — le salut, la paranoîa d’une violence obsessionnelle envers la Russie et les journalistes, qui, aux yeux des nationalistes ukrainiens ont toujours été des marionnettes et des dupes, voire des collaborateurs déclarés du diable russe.
L’une des sources  média principales qui a imputé le hacking du Comité National Démocrate à la Russie, alimentant les craintes d’une infiltration crypto-poutinienne, se trouve être une lobbyiste ukraino-américaine travaillant pour le Comité Démocrate. Il s’agit d’Alexandra Chalupa, apparemment dirigeante du groupe de recherche Démocrate sur la Russie et sur Trump, fondatrice et présidente du lobby ukrainien « US united with Ukraine Coalition », qui a fait pression pour un décret de 2014, augmentant les prêts et l’aide militaire à l’Ukraine, imposant les sanctions contre la Russie, dans le but de resserrer étroitement les intérêts géostratégiques des Etats-Unis et de l’Ukraine.
En octobre de cette année, Yahoo News, a nommé Chalupa, l’une des 16 personnes qui ont donné le ton à l’élection 2016,  pour son rôle dans l’attribution des fuites du Comité National Démocrate aux hackers russes, et pour avoir prétendu que la campagne Trump se déroulait sous l’égide du Kremlin. « En tant que consultante du Parti Démocrate et ukraino-américaine fière de son héritage Alexandra Chalupa s’est offusquée de voir, au printemps dernier, que Donald Trump nommait Paul Manafort gérant de sa campagne, commençait Yahoo. À ses yeux, Manafort était un personnage-clé dans l’ordre du jour (et non agenda, bande d’esclaves linguistiques de l’Amérique,  laquais du Grand frère, bordilles !!… ndt) du président Vladimir Poutine sur la terre de ses ancêtres, et elle était résolue à faire toute la lumière ».
Chalupa travaillait avec le reporter vétéran Michael Isikoff de Yahoo News pour faire la publicité de ses recherches contre Trump, la Russie et Paul Manafort. Dans un des e-mails rendus publics par Wikileaks l’année dernière, Chalupa se vantait auprès du directeur de la communication d’avoir emmené Isikoff à un événement sponsorisé par le gouvernement des Etats-Unis, où étaient invités 68 journalistes ukrainiens et où Chalupa était censée « parler spécifiquement de Paul Manafort ». Isikoff devait la désigner comme une des sources décisives « prouvant » que les Russes étaient derrière le hacking, et que la campagne de Trump était contrôlée par les espions et les sorciers du Kremlin.
(En 2008, quand j’ai cassé le morceau au sujet des liens de Manafort avec le Kremlin dans le journal The Nation avec Ari Berman, je ne me suis pas aventuré à l’accuser lui ou John McCain, dont la campagne était gérée par l’associé de Manafort, d’être des candidats mandchous  — d’après le film de Frankenheimer, où l’on programme un vétéran de la guerre de Corée d’assassiner le président des Etats-Unis sous l’égide du KGB — hypnotisés par Vladimir Poutine. Parce que ce n’était pas le cas ; il ne s’agissait que de politiciens de bas étage, corrompus et hypocrites, assujettis à l’argent et au pouvoir plutôt qu’aux principes. Une frénésie médiatique morbide a transformé Manafort — une ordure mesquine — en une taupe du Kremlin, l’obligeant à démissionner de la campagne Trump, en partie grâce aux fuites compromettantes orchestrées par le SBU, successeur ukrainien du KGB).
Entretemps, le Tweetter de Chalupa se déchaînait, accusant Trump de haute trahison, un crime passible de la peine de mort. Dans plus de 100 tweets Le Traître Trump, Chalupa demandait à des officiels puissants haut placés dans l’État d’enquêter sur Trump pour le crime de haute trahison. Dans les semaines qui ont suivi l’élection, Chalupa a accusé, et la campagne de Trump et la Russie d’avoir truqué les élections, exigeant une enquête. D’après The Guardian, Chalupa a récemment envoyé au Congrès un rapport démontrant que que la Russie a « hacké » les résultats des élections américaines, espérant provoquer une investigation du Congrès. Dans une interview avec Gothamist, Chalupa a décrit l’interférence supposée de la Russie dans les élections comme « un acte de guerre ».
Pour être tout à fait clair, je ne prétends pas que Chalupa est derrière PropOrNot.  Mais il est important de contextualiser les vantardises de PropOrNot au sujet de leurs liens avec les Ukrainiens nationalistes — dans le paysage plus vaste de la campagne Clinton et de son hystérie anti Kremlin, qui a débordé à répétition dans la xénophobie Guerre Froide, une haine anti russe partagée par les alliés nationalistes ukrainiens de Clinton. Pour moi, il s’agit d’un effet pervers tout à fait classique : un groupe ultra-nationaliste dont l’extrémisme se trouve être utile aux ambitions géopolitiques américaines qu’on nourrit pour causer des ennuis à la concurrence. Les Etats-Unis ont pris sous tutelle les nationalistes ukrainiens pour une guerre par procuration depuis des décennies, depuis la Guerre Froide.
Comme l’a exposé le journaliste Russ Bellant dans son ouvrage devenu un classique : « Vieux Nazis, Nouvelle Droite », les collabos ukrainiens ont été ramenés aux Etats-Unis et utilisés contre la Russie, durant la Guerre Froide, quel qu’ait été leur rôle dans l’Holocauste et le massacre des Polonais ethniques vivant en Ukraine. Après avoir passé tant d’années à encourager le nationalisme extrémiste ukrainien, il n’est certes pas surprenant que cette politique occasionne un retour de flamme.
L’autre source du Washington Post : Un laboratoire d’idées louftingue eugéniste et d’extrême-droite
En dehors de PropOrNot, Craig Timberg du WP ne disposait qu’une seule autre source pour démontrer l’influence de la propagande russe :The Foreign Policy Research Institute ou FPRI.
Dans l’émotion soulevée par la liste du WP, le FPRI a réussi à passer sous les périscopes. Tant et si bien que lorsque Matthew Ingram du magazine Fortune a décrit le FPRI comme « des partisans de la Guerre Froide » on l’a obligé à clarifier sa formulation, et changer sa description en « Un laboratoire d’idées connu pour ses positions faucon en matière de relations américano-russes ».
En fait le FPRI est l’un des laboratoires d’idées les plus cinglés (et les plus secrets) d’extrême-droite depuis la Guerre Froide, promouvant une guerre nucléaire « gagnable », une confrontation maximum avec la Russie, et s’en prenant à l’anticolonialisme, comme une option dangereuse. L’un des cerveaux-clés du FPRI et de ses idées est l’ancien haut fonctionnaire fasciste autrichien, qui après son émigration aux Etats-Unis, est devenu l’un des avocats les plus fervents de l’eugénisme racial et de la suprématie blanche.
Le FPRI fut fondé par Robert Strauzs-Hupe et installé sur le campus de l’université de Pennsylvanie, avec le soutien de l’entreprise chimique Vick’s, finançant de nombreuses causes réactionnaires depuis le New Deal. Et comme devait le révéler le New York Times, le FPRI fut également secrètement financé par la CIA. Ces révélations devaient mener à des manifestations d’étudiants qui chassèrent le FPRI du campus en 1970.
Le fondateur du FPRI, Strauzs-Hupe, avait émigré aux Etats-Unis, venu d’Autriche dans les années 1920. Au début de la Guerre Froide, il se fit l’avocat d’une confrontation ouverte avec l’Union Soviétique, ouvertement partisan d’une guerre nucléaire totale, plutôt que d’une reddition ou d’une cohabitation. En 1961, il écrivit un petit traité avec son plus fréquent collaborateur, l’ancien fonctionnaire fasciste Stephan Possony, partisan de l’eugénisme racial, où l’on pouvait lire :
« Même si les Etats-Unis étaient défaits, parce que, par exemple, l’Europe, l’Asie et l’Afrique avaient succombé aux communistes, une attaque nucléaire par surprise contre l’URSS vengerait ce désastre et priverait l’adversaire de son triomphe final. Si ce retournement de situation aurait presque certainement pour résultat de lourdes pertes américaines, il pourrait néanmoins réduire à rien les précédentes conquêtes soviétiques ».
(…)
Quelques années plus tard, Strauzs-Hupe du FPRI publia une attaque psychotique contre le film de Kubrick Le Docteur Folamour, l’appelant « l’assaut le plus violent contre l’armée américaine, lancé par nos mass-média ». Le fondateur du FPRI alla plus loin, accusant Kubrick d’être, sinon un agent d’influence russe, du moins dupe des soviets, sapant la démocratie américaine — le même genre d’accusations lancées aujourd’hui par le FPRI.
(…)
En lisant ça, et en sachant que l’URSS s’est effondrée sans un coup de feu — à voir les mêmes mensonges paranoïaques et mesquins vendus aujourd‘hui à nouveau à tour de bras, on reste hébété devant la stagnation de notre culture intellectuelle. Nous ne nous sommes jamais guéris de nos pathologies Guerre Froide : nous sommes toujours engoncés dans les mêmes structures mentales. Trop de carrières et de salaires en dépendent…
(…)
Aujourd’hui encore, le FPRI rend fièrement honneur à son fondateur Strauzs-Hupe, et à son héritage avec des listes noires de journalistes soi-disant traître au pays, avec des allégations frauduleuses sur une toute-puissante propagande russe menaçant nos libertés.
Voici le monde que le Washington Post ressuscite sur ses premières pages. Et le minutage est incroyable — comme si la feuille de chou de Bezos avait décidé de travailler au corps les médias américains avant que Trump passe à l’attaque. Et tout ça est fait au nom de la lutte contre les « fausses nouvelles »… et le fascisme.
Mark Ames, 7 décembre 2016.


27.11.16

L'interview Gazprom de Thierry Marignac (!).

http://www.gazprom.ru/press/journal/archive/2016/

Au lien ci-dessus, pour les lecteurs russophones, la preuve de ma collusion avec les grosses corporations capitalistes internationales, et légèrement infiltrées, avec une interview de votre serviteur, page 52, du numéro d'octobre. N'ayant jamais caché à quel point j'accueille avec plaisir toutes les propositions de corruption, malheureusement très rares (ce qui est un peu blessant, quoi, me corrompre n'intéresse personne ? Je suis un zéro, dites-le tout de suite ?…) je n'ai pas grand-chose à ajouter, sinon que ma facture de gaz n'a pas diminué, mes relations, hélas, avec le géant de l'énergie restent platoniques. Il a même fallu que je retraduise l'interview dans l'autre sens moi-même.


photo© Annie Assouline
AFFAIRES ÉTRANGÈRES
La nouvelle était tombée un soir sinistre de la fin octobre sur les crépitants télex des agences du monde entier, on s’émouvait à Washington, comment l’omniprésente NSA avait-elle pu laisser passer le scoop sous l’œil vigilant de ses antennes planétaires, encore un coup de Snowden, le bureau politique du PCF hésitait, fallait-il soutenir ou condamner, est-ce que quelqu’un avait encore le numéro de la Loubianka[1], le PS pesait les mots de sa motion de censure, faudrait pas qu’on nous coupe le gaz, les Républicains cherchaient frénétiquement des éléments de langage partout dans leurs locaux, en se demandant combien j’avais touché, putain on perd de l'oseille, au FN on attendait la réaction de Donald Trump, les Verts appelaient au boycott: 
Thierry Marignac était interviewé dans le magazine corporatif de la firme Gazprom, par Vladislav Korneytchouk du service culture !…
Au bout de quelques heures attaché au radiateur, on finit par trouver le temps long, avec pour seule compagnie les joyeux drilles de la Direction du Renseignement Militaire. Je finis par cracher le morceau en échange d’un double Blair Athol, le single malt du colonel G… et d’un mini cigarillo silver de chez Davidoff, une maison russe blanche : c’est Vladimir Kozlov, lui-même interviewé dans ce magazine à la fin août, qui m’avait plongé dans cette mouise. J’ai des excuses de m’être mis à table : Quand Kozlov a écrit Guerre récemment paru dans la Collection Zapoï de la Manufacture des Livres, fondé sur l’affaire des « Partisans du Pacifique » (un groupe d’activistes de Sibérie passé à la lutte armée en 2010, et démantelé la même année), mon dossier à la Loubianka avait gonflé de cinq pages. Oui parce que Limonov, il n’en fera jamais d’autres, avait annoncé sur son blog l’année précédente que j’écrirais un roman sur cette histoire, mettant fin à mes rêves de traduction grassement payée avec des hommes d’affaires moscovites qui n’ont plus jamais répondu à mes coups de fil. Qui pouvait croire, dans la paranoïa ambiante, sachant que Kozlov et Limonov ne se connaissent pas, que je n’y étais pour rien, que c’était, je vous jure monsieur le Procureur, une pure coïncidence ?… Ah, quand les amis s’en mêlent…
Il faut, disait feu Karl Marx « rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité ». Je vous livrerai donc de larges extraits de l’ITW Gazprom, on me pardonnera mes fautes de frappes, dues à mon bracelet électronique :


La fête qui n’existe plus
Q : Monsieur Marignac, vous avez dit dans une interview (au site russe Métropole) « …je ne vis plus en France où pratiquement tout me dégoûte », où vivez-vous donc à présent ?
R : À cette heureuse époque je vivais en Belgique. Quel soulagement de vivre à l’étranger d’où les échos du pays natal ne vous parviennent que de loin. L’américanisation assez récente de la France me l’a rendue très pénible. Je connais assez bien l’Amérique où j’ai passé pas mal de temps, j’ai traduit des dizaines de romans américains, et j’ai des relations là-bas, jusqu’à aujourd’hui… Mais pour un type de ma génération, grandi sous De Gaulle, c’est navrant de voir que des modes new-yorkaises vieilles de quelques décennies font fureur ici. Paris mon premier amour, je ne te reconnais plus, tu es une étrangère. Je vis maintenant en France, mais pas pour longtemps.
Q : En Russie, il est difficile de se représenter ce que signifie l’américanisation de Paris, et ce qui a changé en France depuis De Gaulle.
R : La mondialisation est à un certain degré une américanisation de la planète — processus à l’œuvre sur toute la terre. Entre le Paris de mon enfance et celui d’aujourd’hui, la différence est frappante, comme entre le Moscou soviet et celui d'aujourd'hui. À l’époque les Parisiens n’étaient pas tous managers, avocats ou agents immobiliers, et la ville avait son atmosphère spécifique… La ville qu’avait aimé Hemingway vivait encore. Mais comme il arrive fréquemment, on a viré la population d'origine, importé des provinciaux pleins aux as, et on a eu le Manhattan universel !… Ce qui est le cas de la plupart des capitales du monde, de nos jours. La ville à vendre a remplacé la ville à vivre. Une publicité sur deux est écrite en globbish, et un gusse sur deux glose sur la situation à Wall Street.
Q : On voit bien, en lisant Last exit to Brooklyn et Requiem for a Dream du Hubert Selby Jr. qu’aux Etats-Unis tout n’est pas rose. Et pourtant les Russes des années 1980 voulait devenir américains ! Selon moi, c’est qu’ils étaient fatigués de la propagande collectiviste et que l’individualisme transmis d’Outre-Atlantique les séduisait, chacun pour soi, et on fait ce qu’on veut. Sans compter l’emballage glamour, bien entendu…
R : J’ai publié Selby il y a vingt-cinq ans dans l’anthologie de nouvelles  Jungles d’Amérique, dont j’étais l’éditeur. Il regardait droit dans les profondeurs du cauchemar américain. Merci Mister Selby, vous nous avez donné un tableau saisissant ! On peut comparer Last Exit… avec la pièce de Gorki Les Bas-Fonds et avec le roman de Dostoïevski Crime et Châtiment. Seul le style de l’exposé diffère. Selby avait un talent rare : son style était sans fioritures, mais on le sent passer comme un crochet du gauche.
(…)
Q : Il se peut que je fasse erreur mais il me semble qu’en France on sait que peu de choses sur la Russie. J’ai séjourné dans votre pays et d’autres de l’UE assez souvent. J’ai parlé avec toutes sortes de gens. Et j’ai souvent eu l’impression que malgré notre voisinage géographique (nous somme plus proches de l’UE que l’Australie ou le Chili), l’intérêt pour la Russie est minime, beaucoup moins grand, en tout cas que pour l'Australie. Ne serait-ce pas parce que en Europe, même chez les gens qui ont lu Tolstoï et écouté Tchaïkovski domine une idée préconçue sur la Russie ? Quelque chose du genre : il ne peut rien y avoir de bien en Russie,  c’est un peuple mauvais, sauvage…
R : Le monde anglo-saxon a gagné, en se servant de tas de moyens, y compris la langue, et a obligé tout le monde à adopter ses règles et sa morale. Sans parler d'Hollywood, la plus formidable machine de propagande de toute l'Histoire. L’empire américain — c’est la victoire finale de l’empire britannique, sa domination définitive sur un continent insoumis, l'Europe, qu'il n'avait jamais réussi à conquérir. L’une des directions principales de la propagande américaine est la russophobie. La langue est complexe, sa culture est peu accessible, on peut donc facilement fabriquer des mythes bon marché sur l’instinct prédateur russe. Les Français savent peu de choses sur la Russie — les Français sont sous le robinet anglo-saxon du matin au soir.
(…)
Mais il y a de l’espoir. La Russie s’est rapprochée de nous. Enfin quelque chose de positif à dire sur la mondialisation !…
Q : Que pensez-vous de la Beat Generation de leurs œuvres, et en particulier de Kérouac ?
Publicité pour la méthamphétamine, peu avant le IIIe Reich.

R : On a beaucoup surestimé l’importance des Beat. L’époque voulait ça. Il n’y avait qu’un seul génie chez eux : William Burroughs.  Son Festin Nu est passé dans la littérature mondiale, comme une vision prophétique du cauchemar contemporain.
Je n’ai jamais aimé Kérouac. Il était bidon. Son style a beaucoup vieilli et ses maniérismes sont des trucs de mauvais prestidigitateur. Il vaut mieux lire Le Livre de Caïn d’Alexander Trocchi[2]. Voilà un véritable vagabond, à l’écriture brillante, un véritable poète maudit mort dans la misère.
Q : Selon ce que vous dites, Le Festin Nu  est un avant-goût du cauchemar contemporain. Se peut-il que les années 1950 aient été moins horribles que les années 2010 ?
R : Le début de la course aux armements entre l’URSS et les Etats-Unis, était une forme de cauchemar. Internet, une création de l’armée américaine, prolonge ce cauchemar. Concevoir le monde après les camps nazis et la bombe atomique a fait payer un lourd tribut aux écrivains. Un tel sentiment peut pousser un véritable artiste jusqu’au bord de l’abîme. Comportement asocial, habitudes destructrices, maladie mentale… D’après ce que je sais, Selby est mort dans la misère, Philip K. Dick flirtait avec la folie, et cette liste peut être rallongée.
Q : Qu’est-ce qui distingue d’après vous les véritables artistes des autres ?
R : Les premiers ne s’intéressent qu’à l’art, pas au succès commercial, qui dépend de beaucoup de choses, et fréquemment des relations qu’on entretient dans le milieu. Personnellement, je n’ai jamais pensé qu’aux livres par eux-mêmes. Seul leur contenu m’intéressait. Voilà mon défaut principal et aveuglant ! Ma naïveté ! Je suis sans doute cinglé. Mais je travaille comme traducteur dans une firme d’import-export, alors je m’en fous.
Q : Dans l’arsenal légal de la Russie et dans celui d’autres pays, on limite l’accès à certains livres par âge : interdit au moins de 16, 18 ans. Il existe aussi des textes tout simplement interdits. Vous avez parlé du Livre de Caïn, mais sa publication en Russie a rencontré certaines difficultés. Quoique cette littérature ne bénéficie que de tirages misérables. Qu’en pensez-vous, doit-on limiter l’accès à certains livres ou même les interdire ?
R : En Union Soviétique on a interdit toute une série de textes, ce qui n’a fait qu’augmenter leur popularité. La Contreculture est devenue l’arme principale des ennemis de l’URSS, bien plus efficace que l’armée américaine. Il est curieux qu’un État contemporain se serve d’un moyen aussi primitif que la censure, alors qu’à l’ère d’Internet tout est accessible.
En Occident aussi on se sert de la censure, mais en sens inverse : toute violation de l’idéologie politcorrecte est menacée de répression. Du coup, plus personne ne croit à la propagande des mass-media et de l’État. On peut donc en déduire que nous sommes dans une forme de totalitarisme moderne et que les gens, comme toujours, cherchent des sources alternatives de culture et d’information. Les tirages et les ventes d'auteurs tels que Trocchi seront toujours misérables. Comme me disait un ami éditeur dans une grande maison d'édition: "Thierry, tu es un auteur culte, ça veut dire prestigieux qui vend que dalle".
Black Dragons, gang de bikers noirs de San Francisco des années 1960 .

(…)
J’ai vécu assez tôt dans la rue au cours de mon adolescence, et ce que j’y ai vu était beaucoup plus effrayant que ce qu’on lit dans les livres.
Q : Racontez-nous pourquoi vous traduisez et faites publier tel ou tel auteur. D’après vos interviews, par exemple, vous avez traduit Racailles de Vladimir Kozlov parce que la couverture vous avait accroché. C’est vraiment si simple ?
R : Je dois m’excuser auprès des lecteurs, je suppose que je vais les décevoir, mais mon choix d’auteurs — américains ou russes — a dépendu assez souvent de mes intuitions. Couverture ou autre chose… Fidèle aux surréalistes, qui comptent bien plus pour moi que les Beat, je crois au hasard objectif.
(…).
Q : Que pensez-vous de la littérature russe contemporaine ? Y-a-t-il d’après vous de vrais artistes en Russie ?
R : Je ne suis pas expert, je déteste les experts. Comme ce qu’on aime faire devient ennuyeux dès qu’on est expert ! La littérature russe contemporaine est un sujet immense. Que je connais mal. Par nature, je n’aime pas les post-modernistes. Limonov ne compte pas, il est d’une autre génération. Je pense que Vladimir Kozlov et Zakhar Prilepine  sont de véritables artistes. Mais, une nouvelle fois, qui suis-je pour juger d’un espace aussi démesuré que la littérature russe contemporaine ? J’aime traduire les poètes, Sergueï Tchoudakov, Sergueï Essenine, Boris Ryjii, Natalia Medvedeva, Édouard Limonov, Lioubov Molodenkova, mais en tant qu’amateur, ami fortuit de leur œuvre.
Q : Quoi qu’il en soit, un recueil de vos traductions de Tchoudakov, Medvedeva et Essenine est paru en France il y a trois ans (Des Chansons pour les sirènes). Que pensez-vous de la littérature française contemporaine ? Des auteurs qui sont populaires, ici, Houellebecque et Begdeiber ?
R : La littérature française ? Qu’est-ce que c’est ? Vous l’avez vue où ? Vous pensez qu’elle est vivante ? Première nouvelle ! La plupart du temps, il s’agit d’un narcissisme débile. J’ai du respect pour mes amis, ils ne sont pas mes amis par hasard : Jérôme Leroy, Pierric Guittaut, Christopher Gérard, Gérard Guégan. Je doute que vous en ayez entendu parler. Ils ne sont pas traduits en russe, malheureusement.
En ce qui concerne les deux auteurs (créatures publicitaires de bas étage, d'une espèce cousine du coléoptère) que vous avez cité, je méprise l'étalage de leur complaisance. Les deux sont nés dans le milieu qui leur donnerait l’accès à l’édition et aux ventes, leur succès est extrêmement suspect. Ils incarnent la faiblesse de l’Occident. C’est une bonne recette pour vendre, du racolage. L’identification du lecteur : c’est un crétin faiblard, comme moi !
Q : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au poète de l’Oural Boris Ryjii que vous avez traduit ? Ses vers ? Son destin ? Y-a-t-il une édition française de ses vers ?
R : Encore une coïncidence. Mon amie écrivain, traductrice, et poétesse Kira Sapguir (veuve du grand poète Henri Sapguir) m’a fait connaître son œuvre. J’écoute toujours ce qu’elle dit. Lorsque j’ai lu les vers de Boris Ryjii sa poésie m'a frappé par sa puissance d’évocation. Ensuite, on m’a invité à Ekaterinbourg. J’ai parlé avec la sœur de Ryjii et d’autres. Comme toujours, l’hospitalité de votre peuple m’a touché profondément. Je m’efforce de faire publier en France les poèmes de Ryjii.
(…)
Q : Le trompettiste Chet Baker a répondu, soucieux, à la question : « Est-il difficile de jouer de la musique ? », « C’est un labeur épuisant ». Il me semble qu’écrire de la prose, c’est très difficile, un gros labeur. Ou bien quelqu’un de talentueux peut-il facilement créer une œuvre convaincante ?
R : En tant que véritable toxicomane, Chet Baker a toujours voulu passer pour un martyr dans tous les domaines, pour qu’on lui donne de l’argent et qu’on l’héberge, pour qu’on le prenne en pitié, susciter la compassion. Il s’était taillé une solide réputation en la matière. Je ne considère pas qu’écrire soit à proprement parler un labeur. Un effort, certes, mais pas un travail. Tout d’abord, on peut considérer qu’on a de la chance si la vie vous a permis de vous consacrer à quelque chose d’aussi grandiose. Beaucoup de gens passent leur vie à remplir des pots de yoghourt. Je considère que se plaindre d’une telle situation est indécent. Ensuite, j’éprouve un tel plaisir, en me livrant à cette occupation que je ne peux pas dire : c’est un labeur. Par ailleurs, fabriquer un style convaincant et personnel est une affaire compliquée. Ce que, sans fausse modestie, je suis certain d’avoir réussi. Mais on n’obtient pas une victoire sans combattre.
ITW réalisée par Vladislav Korneytchouk, pour Gazprom Magazine, 30 octobre 2016.




[1] Siège du KGB, aujourd’hui FSB.
[2] Cain’s Book, par un des rares amis communs de Debord et Burroughs, un des rares membres de l’Internationale Situationniste qui en ait pris sa retraite sans en être exclu.