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TIREUR LONGUE DISTANCE
de Jethro Bare
Une gorgée d'eau.
Encore quelques gouttes sur la langue. Une vague fraîcheur sur le palais. De quoi lubrifier le fond du gosier. Déglutir sans difficulté avant le moment fatidique, au cas où, que l'élément qui déconcentre n'existe pas.
Coudes de pierre. Il faut les décoller avant de peser une tonne. Par un mouvement lent et régulier, j’irrigue l'extrémité de mes membres supérieurs. L’index, c'est ma vie et celle des autres. Si mon sens du toucher est altéré, je serais perdu dans les quelques millimètres qui me séparent de cette libération tant attendue.
Je me retiens. Je me retiens de tout. Je suis un être de retenue. Je bois peu mais je pisse tout de même. Plus tôt, je pouvais me relever pour faire plus loin. Plus tard, j'ai pu remplir deux bouteilles d'un demi-litre, en chien de fusil. Ironie quand tu nous tiens. Je repense à la scène du film l'Étoffe des Héros dans laquelle un astronaute mouille sa combinaison, et la chaleur liquide alourdit mon pantalon cargo.
Les degrés ne cessent de monter, la fatigue s'accumule, l'immobilité favorise mon ennemi numéro un : le sommeil. Si je pique du nez, si je cède, je risque de ne jamais plus me réveiller. Ou alors, dans des champs trop clairs. Ceux que je fuis, ceux que j'espère.
Je vois loin. Œil propre, lunette propre. Je suis équipé. Les indispensables, les choses utiles et les grigris, à leur place. Dans ma poche arrière gauche, j'ai toujours un petit paquet de lingettes nettoyantes, si possible au lait. C'est devenu une obsession. Dans tous les cloaques que je visite, c'est mon lien avec la civilisation. Dans la même poche, il me reste une pipette de Dacryoserum en spare de mon IFAK*. Je ne clignerai pas.
Je me suis remis à cloper durant le dernier tour. Je n'ai pas envie d'arrêter à nouveau. Le goût du tabac me rappelle de bons moments hors du merdier. Je cours toujours. Mon amplitude pulmonaire est intacte, je gère encore. Je suis le plus dangereux apnéiste de surface que ces épouvantails de chair et de chiffons aient connu. C’est ma force.
Mathieu est en bas de l'escalier. En vingt-quatre heures, je ne suis allé le voir qu'une fois, sans le toucher. Il est en boule, sur la dernière marche, la tête à l'envers dans son casque. Une drôle de position d'enfant maltraité pour ce fortiche qui me battait sportivement en tout. L'odeur de géranium de son sang est collée dans mes narines, plus que celle de mon urine séchée. J'aimais ce mec, et je l'aimerai longtemps.
Ça bouge en face. Les enfoirés vont changer de position. Moment de vérité. Les leçons apprises deviennent une seconde nature à force de faire le turf, l'émotion laisse place à la routine mécanique. Je n'ai plus de spotter mais je vais trouer leur chef en plein milieu. C'est toujours la même balle. C'est toujours une balle différente. Expiration... feu... bang ! C'est lui qui expire maintenant.
Toute mon attention, toute mon intention, tout mon être suit le projectile le temps d'un souffle. Le prochain est déjà chambré, j'inspire et tout devient blanc. Les champs clairs ? Déjà ? Je suis emporté par le haut, léger comme une plume. La pesanteur revient d'un coup. J'ouvre les yeux, toujours aussi calme. Le doc’ me dit que j'ai eu de la chance car la balle a traversé. J'ai touché l'inconnu d'en face et un autre inconnu d'en face, plus loin m’a touché aussi, pareil. La vie en apnée. Combien de temps aurai-je encore assez de souffle ?
Vivement les champs clairs.
*Individual First Aid Kit