16.7.23

War Nerd: Jihad, Dune, la SF américaine contre-culturelle

    

    War Nerd, alias Gary Brecher, alias John Dolan est un vieil habitué de nos pages, son regard, bourré de lucidité et d'humour, outre nous correspondre 100%, nous a toujours valu des lecteurs!… Dans cette bien morose période estivale, il paraît qu'il faut distraire… Quoi de mieux que les déraillements géniaux du War Nerd — du Jihad aux amphétamines!…
    Servez-vous!…
    

    Jihad, Frank Herbert, Trevor Bickford & Pat boute-en-train. 
     
    De War Nerd (le fou de guerre, Gary Brecher) mars 2023. 
      (Traduit de l’Américain par Thierry Marignac) 
     “Et la race ne connaissait de sûr chemin pour cela — que l’antique route éprouvée qui bousculait tout sur son passage : le Jihad » Frank Herbert, Dune. 
     La plupart des histoires de « Djihadistes occidentaux » ne font plus que passer à l’image rapidement à présent. On dirait que ces tardifs martyrs en puissance ont loupé leur heure. Il y eut une époque, vers 2015, où ils étaient en vogue, mais depuis que l’État Islamique a été effacé de la carte, ils ne tuent et ne meurent plus au nom de rien. Non que le Jihad soit terminé. Les mouvements de ce genre ne meurent pas vraiment, ils traversent des accalmies. Ils se démodent tellement que les gamins peuvent à peine croire qu’on les ait pris au sérieux. Tôt ou tard, ils reviennent au premier plan, s’ils ont été assez puissants pour entraîner de profondes allégeances, mais ça peut prendre un certain temps, susceptible d’excéder le temps d’une vie. 
     À ce stade, environ une décennie après l’effondrement de l’État Islamique, les quelques djihadistes anglo-saxons ne sont pas, comme on dit dans le Commonwealth, surgis de l’étagère du haut. Le dernier apprenti djihadiste est un gamin du Maine ! Pire encore, il s’appelle Trevor Bickford. Ce nom… Je n’arrive pas à l’assimiler, quelques soient le nombre de fois que j’ai essayé. Tout d’abord, j’entends Travis Bickle, comme le héros de Taxi Driver. Travis, Trevor, Bickle, Bickford, c’est trop proche, surtout si on ajoute que les deux ont décidé de finir sous le feu des flingues dans les rues de Manhattan. Du reste, si le Jihad avait été au menu, lorsque Travis Bickle a projeté de faire son cinéma, qui sait ? Mais le premier épisode est une épopée, tandis que le second est encore une mauvaise suite. Travis Bickle, alias Robert de Niro, flinguait un immeuble entier pleins de maquereaux, alors que l’heure de gloire de Trevor Bickford s’est produite ce dernier Nouvel An (2023), une attaque contre plusieurs policiers à Times Square à l’aide d’un poignard Gurkha. L’échec accablant de Trevor se voit dans les photos. Tous les détails sont ratés, du poignard Gurkha à la piscine, jusqu’au chien. Ces poignards Gurkha sont sans doute mortels dans les mains d’un authentique Gurkha, mais pour nous autres civils, ce sont des fauchons multiples malaisés d’usage, comme des coutelas Smurf, la pointe étant courbée vers le bas au lieu du haut. Tout ce qu’on peut faire avec, c’est trancher à un angle difficile, ce qui vous ridiculise. Raison pour laquelle aucun flic n’a été tué ou même sérieusement blessé au cours de l’attaque « frénétique » de Trevor. Il tentait de les frapper sur la tête avec son petit coutelas jusqu’à ce que l’un d’entre eux perde patience et tire dans l’épaule de Trevor. Ce qui a agacé le gars pour toujours, parce que son plan, bien sûr, était le Suicide Classique. Mais les racines de l’absurdité de Trevor étaient sensibles bien avant qu’il ne fasse le compte à rebours sous la boule rutilante de Times Square au Nouvel An. Regardez la photo ci-dessus où Trevor porte une Taqiyah ou casquette islamique… à côté d’une piscine avec un chien. La Taquiyah peut se justifier — en quelque sorte. Ce n’est en aucun cas un article requis. On connaît des tas de Musulmans dévots ne couvrant pas leur tête au cours d’une journée de travail ordinaire. Mais cela aurait tendance à vous identifier comme musulman, surtout quand vous la portez près d’une piscine dans le Maine, à genoux en train de caresser un clebs. Le chien est l’erreur dans l’étiquette. En ce qui concerne les chiens, plutôt que les couvre-chefs, il y a un précédent beaucoup plus ferme, hadith : « Le Prophète a dit qu’il sera déduit deux Qirat de ses bonnes actions, à quiconque a un chien qui n’est ni un chien de garde, ni un chien de chasse. » Là, c’est du sérieux. 
    Ça change de nos jours, mais lentement, et se balader avec un chien est un geste assez radical au Koweït, et dans d’autres endroits plus réactionnaires, les gens qui ont des chiens domestiques les gardent dans leur propriété, sinon on est la cible de regards peu amènes. Même dans le Kurdistan irakien, il y a dix ans, environnement séculier s’il en fut d’après les critères moyen-orientaux, un de nos amis qui promenait son chien — un petit chien inoffensif — fut vilipendé par une femme kurde lui disant ceci : « Ce n’est pas kurde». Ce qui était vrai autrefois, au sens où la plupart des Kurdes, il y a un siècle, étaient de dangereux nomades, peu susceptibles de promener des animaux domestiques au bout d’une laisse. 
     Dans l’imagerie photographique, chiens contre chats s’est révélé une question importante, comportant des tas d’implications sur croyance et incroyance. Ça comptait beaucoup dans la guerre entre l’État Islamique et ses adversaires en Syrie. On se souvient peut-être de photos de djihadistes caressant des chats. Moner Abou Salha a pris cette photo avant de foncer vers son martyre en 4x4. 


    Il appartenait à Jabhat Al Nousrah, et non à l’État Islamique, mais le règlement était en gros (en très gros) le même. Bien entendu, ces photos de djihadistes avec des chatons étaient, au moins en partie, de la propagande visant à montrer le côté tendre des Salafistes. Mais cette tendresse ne s’étendait pas aux chiens. Chiens contre chats n’était pas seulement un film en Irak — c’était plutôt un film de guerre. Lorsque les ennemis les plus déclarés des Salafistes en Syrie, l’armée syrienne, commencèrent à poser avec des chiens, il s’agissait d’une offensive dans la guerre médiatique en Syrie. C’est ainsi qu’on a vu des photos de combattants kurdes, la plupart du temps des femmes, jouant avec des chiots égarés. Il s’agissait de chiots manifestes, de gestes provocateurs envers les djihadistes anti-chiens. Le fait qu’il s’agisse de femmes en uniforme, souvent armées, tenant des chiens dans leurs bras, avait pour but d’enrager les Salafistes. Elles ressentaient probablement une affection réelle pour les chiots. De même que les djihadistes pour les chatons. Il existe une longue tradition de soldats, parfois des soldats très brutaux, s‘amourachant de toutes sortes d’animaux. Mais il est clair qu’un des objectifs des nombreuses photos de combattant de l’armée syrienne avec des chiens et des chiots était de démontrer leur position anti-fondamentaliste. 


    Par conséquent, lorsque ce vieux Trevor posait avec sa taqiyah, agenouillé près d’une piscine, caressant un chien, son message était très flou, comme on dit chez les ophtalmos. Pour n’importe quel Salafiste voyant cette photo, Trevor est aussi bête que les gens qui se font tatouer en thaïlandais à Bangkok, avant de rencontrer un autochtone qui doit leur expliquer ce que ça signifie : « Tu comprends ce tatouage sur ton bras ? » « Oui, ça signifie :’La Voie du Guerrier’. » « Non, c’est assez vulgaire. Si j’étais à ta place, Je porterais une chemise à manches longues ». Il est évident que se mettre à genoux près d’une piscine n’était pas non plus d’un très grand secours. De nombreux djihadistes qui sont morts en Syrie venaient de l’élite, et disposaient probablement d’une piscine quelque part, mais ils ne la mettaient pas en avant dans leur C.V.

 
    Ossama Ben Laden était le descendant (on a rarement l’occasion d’utiliser ce mot) d’une des familles les plus riches d’Arabie Saoudite, ce qui n’est pas de la petite bière, mais il n’aurait jamais posé devant une des piscines familiales à Ryad. Les photos d’Ossama étaient sélectionnées pour raconter l’histoire d’un parcours de la richesse à la pauvreté d’un enfant de milliardaire qui avait choisi la voie du combat plutôt qu’une vie facile à Ryad. Et cette histoire était vraie, plus ou moins. Ossama Ben Laden était né et avait grandi en Islam saoudien. Il suivait l’idéologie d’État, sans se rendre compte que c’était un double jeu à destination des étrangers et des pauvres, pas des familles fortunées de Ryad. Comme tant de ceux qu’on appelle fanatiques, il prenait les idéologues officiels au mot, et agissait selon ces mots — à la grande consternation de ces mêmes idéologues. Ossama n’aurait jamais posé devant une piscine en vêtements salafistes, comme Trevor l’a fait avec sa taquiyah dans le Maine. Ossama aurait pu mettre une photo de lui-même sur les réseaux sociaux, adolescent en vêtements occidentaux devant une piscine mais comme un cliché « d’avant », certainement pas pour montrer sa nouvelle allégeance salafiste. Ça n’aurait aucun sens dans la narration. Et quant à caresser un chien, jamais. Ce n’est pas seulement anti-salafiste, c’est quelque chose d’inconcevable selon les critères de millions de gens dans le monde, dont beaucoup n’ont aucune relation avec l’Islam. Si Ben Laden avait voulu poser près d’une piscine, il aurait pu le faire devant une piscine de Ryad qui aurait ridiculisé Trevor. Ce n’était pas l’arrière-plan qu’il souhaitait. 
    Bickford était un Salafiste de contrebande, l’un de ces convertis récents, choisissant la version la plus rapide, la plus dure de l’Islam qu’ils puissent dénicher, surgie d’un mélange adolescent typique de rage et de confusion. Ces types-là n’ont jamais été la majorité dans les milices salafistes. Ils ont juste été bénéficiaires du plus de publicité. Beaucoup d’autres recrues avaient étudié la théologie leur vie durant, souvent trentenaires ou quadragénaires, venus de familles musulmanes depuis des siècles. Mais ceux qui débarquaient des États-Unis étaient rarement de cette étoffe. 
    

    Il y en avait tout de même quelques-uns : Anwar Al-Awlaki vient à l’esprit, un djihadiste né aux États-Unis qui savait exactement ce qu’il faisait, et travaillait dans la tradition djihadiste. Mais Al-Awlaki était chez lui à la fois dans les cultures Unmah et celle du peuple américain, né au Nouveau-Mexique dans une famille très cultivée yéménite, élevé à la fois aux États-Unis et au Yémen. Son père était un érudit yéménite, alors il appartient aussi à la catégorie « fils du professeur ». Ces mômes étaient l’équivalent séculier du « fils du révérend » dans le folklore des ploucs : ils se sont déchaînés de façon imprévisible. La fille d’un professeur du comité présidant à mon mémoire universitaire, rejoignit, une bande appelée, je ne plaisante pas, les salopes de Berkeley, et lorsqu’elle voulut en sortir, ses anciennes camarades invoquaient la règle faire couler le sang pour adhérer, verser le sien pour quitter. Une histoire qui ne manque pas d’intérêt, mais pour le moment, il suffit de dire que les enfants de professeurs se manifestent (comme voulait l’expression d’usage dans le Berkeley New Age) de façon très intéressante.         
    Cette double origine, au Unmah et en Occident est peut-être ce qui a décidé les huiles américaines à se servir d’un drone contre Al-Awlaki. Qui voudrait de quelqu’un reliant l’idée du Jihad — assez éprouvante même dans la pensée islamique fondamentale — à une variante de culture populaire occidentale ?…
    Après chaque éruption du style Trevor, les observateurs se demandent d’où vient le Jihad et comment il influence la jeunesse. Pour l’essentiel, c’est du blabla absurde dans la mesure où notre culture, comme toutes les autres, possède une conception de la colère justifiée qui est en gros équivalente au djihad. Woodrow Wilson déclenchait-il un Jihad lorsqu’il se mit à balancer du pognon et du sang dans la boucherie de la Grande Guerre ? Ses soutiens le ressentirent comme ça. Voilà le problème : on pourrait se servir du terme Jihad pour presque chaque guerre, puisque presque chaque personne prête à tuer et mourir souhaiterait croire qu’elle participe d’une entreprise morale, et que notre culture à depuis longtemps échoué à maintenir une frontière entre morale et religion. Il est donc plus approprié, ou du moins plus gérable, d’adhérer à une définition directe et littérale, selon une culture populaire qui se sert du mot « djihad ». Commençons par le vers des sables sur le tapis du salon, Dune, le livre qui introduisit le terme Jihad en anglais courant. Dune a été publié en 1965. À quel point le terme semblait lointain et improbable à l’époque est sans doute difficile à imaginer pour les jeunes gens. Les pays musulmans étaient en pleine modernisation. S’ils risquaient d’être affectés par quelque chose, c’était par le marxisme, pas par l’Islam. Donc, lorsque Frank Herbert a décidé de dramatiser le Jihad, il n’anticipait pas le phénomène à venir, il choisissait un terme obscur, désuet, rétro.     
    La nouvelle version de Dune apparue en 2021, tandis qu’une vague d’authentiques djihadistes avait terrifié l’Occident, a voilé le fait-clé, en 1965 le Jihad ne représentait pas une menace dans l’esprit de quiconque, quoiqu’en pensent les blogueurs d’opinion sur Al Jazeera. L’idée qu’Herbert anticipait le futur est fausse et passe à côté du style sans fioritures ni notes en bas de page des écrivains pulp de SF des années 1960. Des auteurs comme Philip K. Dick, Jack Vance piquaient ce qu’ils trouvaient au cours de leurs lectures autodidactes à la bibliothèque. Ils choisissaient des termes qui deviendraient très significatifs, mais pas parce qu’ils étaient de bons élèves au sens traditionnel mais plutôt de bons chapardeurs ; ils pouvaient feuilleter une encyclopédie et repérer la lueur verte émanant dangereusement de certains mots. Ils avaient un sain mépris de la recherche, faisaient confiance à une mémoire agglutinante et aux amphétamines pour dénicher les concepts qui fonctionnent dans un roman. « Jihad » était un de ces concepts, un mot qui excitait les foules SF de San Francisco parce qu’il leur permettait de rêver d’un futur éloigné dans lequel le monothéisme, une idée assez ennuyeuse dans l’Amérique du milieu du vingtième siècle, pouvait se fondre dans une ultra-violence high tech plus séduisante que des B-52 bombardant la jungle sud-est asiatique. 




     Malgré tous les discours sur les recherches approfondies d’Herbert pour Dune, le roman ne montre pas beaucoup d’intérêt pour les discussions infinies et procédurières du concept dans les lois et traditions islamiques. Jihad n’apparait dans le livre qu’à 33 reprises, sans montrer beaucoup de familiarité avec toutes ces discussions islamiques. Le Jihad était, entre autres choses, une manière plus acceptable de ressusciter la notion de Guerre Sainte que d’autres idéologies fondées par des races que nous n’avons pas besoin de présenter ici. Herbert, Vance, Le Guin, K.Dick ne voulaient écrire pas des romans érudits. Lire la loi islamique sur la guerre juste ne les intéressait pas parce qu’ils essayaient de vendre des bouquins qui capteraient l’imagination pubère (du reste, je n’emploie pas pubère de manière péjorative, bien au contraire, mais on n’a pas le temps d’en parler ici). Ils voulaient imaginer quelque chose de moins pénible que la littérature grand public sur le divorce, ou l’ennui du succès et de la prospérité. Herbert choisit de placer son Jihad dans un futur très éloigné, parce que quelque chose de si peu probable que le Jihad ne pouvait survenir que longtemps après la fin de l’ère des romans bourgeois. Le Jihad était une partie d’un rêve qui permettait de sauter le futur proche, plein de machines technos, en particulier les ordinateurs. On a beaucoup parlé de la peur qu’éprouvaient Herbert et consorts pour les ordinateurs, mais il s’agissait plus de mépris que de peur pour les auteurs pulp pleins de speed de la Baie de San Francisco. 

    Si on avait de bonnes amphétamines bon marché sur ordonnance, on n’avait pas besoin d’ordinateur. On était un ordinateur, du moins pendant 48 heures. Le speed (s’élevant sur un fondement de formules pulp) était d’un précieux secours pour trouver des idées et les transformer en romans complets dans l’espace de quelques semaines. On abandonnait donc le monde des machines aux auteurs de la vieille école Asimov/Heinlein — on les laissait se casser la tête sur des questions désespérées du genre : « Comment voyager d’une étoile à l’autre plus vite que la lumière ? » et on démarrait sur des trucs marrants. 
    Voici les prémices du Jihad anti-butlérien de Herbert, avec son célèbre slogan : « Tu ne fabriqueras point une machine pour contrefaire l’esprit humain ». Herbert était peut-être assez conformiste pour absorber une certaine crainte des ordinateurs dont des auteurs tels Phillip K. Dick ne s’embarrassaient pas, mais il savait aussi qu’un humain chargé de suffisamment de drogue de qualité n’avait pas besoin d’ordinateur. Ce qui est la genèse des Mentats : "Par le jus de Sapu, les pensées prennent de la vitesse » ce qui signifie en réalité « Par le comprimé de speed, les pensées prennent de la vitesse ». Et un esprit humain aiguillonné par les amphétamines était bien plus excitant qu’une machine. 


    Le fond de l’histoire du Jihad anti-ordinateur de Herbert n’était que l’agacement speedé de la Baie de San Francisco devant les lentes tortues de boue qui se perdaient en réflexions sur la question des ordinateurs alors qu’on pouvait en devenir un, rien qu'en descendant Telegraph Avenue, ainsi décrite par Tom Gunn, enseignant à Berkeley à l’époque, plaçant ce monologue shakespearien dans la bouche d’un dealer adolescent : 
    Ma méthédrine, mon double soleil, 
 Te donnera deux vies dans la tienne seule, 
Cinq jours de puissance avant la descente. 
    Herbert tira d’autres bénéfices d’emprunter le mot « Jihad » : tout un ensemble de mots arabes ou pseudo-arabes, ce qui est un grand profit. La nomenclature est d’une grande importance en SF. Essayez d’inventer une planète et de la baptiser. Vous comprendrez la difficulté, et verrez comme vos premières idées sont nulles. En ayant accès au vocabulaire arabe associé à « Jihad », Herbert donnait une conviction à ses mots au prix de quelques heures dans la bibliothèque, libre de sauter par-dessus l’inintéressant proche avenir technologique, et ses lents progrès informatiques, jusqu’aux hauts plateaux d’esprits humains aux intentions malveillantes, augmentées par, euh, «L’Épice ». Et on avait bien raison de sauter ces rêves libéraux du futur proche. Il s’agissait de notions désincarnées qui s’achevaient toujours par une humanité salivant dans un champ de fleurs, « protégées par des machines à la grâce affectueuse ». Les prédictions faites par la classe dominante littéraire de l’époque Herbert sont charitablement recouvertes d’un voile d’oubli pudique. Il se trouve que j’en ai gardé quelques-unes en mémoire parce qu’elles faisaient partie des lectures recommandées quand j’ai débuté à Berkeley à l’automne 1973.             
    Voici un exemple que je n’ai jamais réussi à oublier : The Greening of America, habilement résumé par Wikipédia comme : « Une ode à la contre-culture des années 1960 et ses valeurs ». Ce livre fut écrit par un pur produit de la sensibilité New Yorker, le professeur Charles A. Reich de la faculté de droit de Yale. Cette sensibilité était l’ennemie acharnée de la SF de la Côte Ouest. Ce livre est tout d’abord apparu dans le magazine New Yorker sous la forme d’un long essai et a ensuite été distribué à des millions de jeunes gens crédules en première année de fac. La thèse de Reich aurait fait rire la clique sous-payée et ignorée d’auteurs de SF de la Baie de San Francisco. Reich avançait que puisque les États-Unis étaient devenus plus « verts» et plus hippie dans les 5 dernières années, le processus se poursuivrait jusqu’à ce qu’ils deviennent vert fluo. 


    Le système de Reich se décomposait en trois parties, ce qui est toujours un signe d’absurdité à venir : la « Conscience 1 » qui était l’ancienne manière ; ensuite, la « Conscience 2 », qui était du vernaculaire froid, venimeux, de multinationales ; et nous attendions la « Conscience 3 », qui consistait en quelques idioties sur l’accomplissement personnel, se retirer de la course à la réussite, etc. Curieusement, c’était le second succès littéraire d’un prof de Yale dans l’abêtissement de la sensibilité vaguement hippie qu’ils avaient observé dans leurs premières années entre 1965 et 1970. 
        Le premier était Love Story du professeur Erich Segal, un professeur aspirant d’Études Classiques à Yale. Le bouquin de Segal était plus drôle que celui de Reich et eut plus d’influence. Il donna naissance à l’un des dictons les plus nuls des années 1970, une décennie riche en bêtises concises : « L’amour signifie ne jamais avoir à s’excuser ». Et le succès écrasant du livre a empêché Segal d’être prof titulaire à Yale. Il avait besoin de pognon semblait-il, après qu’on ait fait un film larmoyant à partir de Love Story avec Ryan O’Neal et Ali McGraw. Il avait résolu le problème : « Ils vécurent heureux » en tuant Ali grâce à une de ces maladies cinématographiques. Mais Love Story était trop larmoyant et trop bas du front pour Berkeley, alors on nous dirigea vers l’autre produit Yale, The Greening of America, la tentative bien intentionnée du professeur Reich de lire les runes. Comme c’était sur la liste de lecture, on écrivait sa dissertation de 550 mots et on en discutait. Puis j’ai lu au début des années 1980 que James Watt venait d’être nommé comme Secrétaire à l’Intérieur de Reagan, responsable des parcs nationaux, des terres domaniales, et de toute vie sauvage survivante. Watt était une pure vermine ; sa nomination signifiait que tout serait vendu, tué, détruit. En lisant ça dans le journal, je me suis souvenu du bouquin de Reich. L’Amérique avait reverdi pendant quelques années avant de retourner à la politique des multinationales, pire encore. Véritablement pire. Les Américains avaient détesté leur instant de faiblesse verte au début des années 1970. Watt était leur revanche, sous la direction de Reagan qui nous avait dit, alors gouverneur de Californie : « Quand on a vu un seul sapin, on les a tous vus ». Ce qui fait la différence entre ces pseudo-prophètes grand public de Yale et des gens sérieux, expérimentés comme Herbert et ses confrères. Les amateurs extrapolent grossièrement : « Les temps sont plutôt hippie en ce moment, alors ça le deviendra de plus en plus. » 
    Ces extrapolations ont toujours fait ricaner les auteurs de SF. Une erreur de débutant. Ils ont toujours préféré : « La culture devient très hippie, donc il y aura un violent retour de flamme dans la direction opposée ». On voit comment la tradition salafiste, puritaine, guerrière, convenait à cette impulsion. Et les auteurs de SF ajoutaient toujours un je-ne-sais-quoi qui rendait ce futur sombre anti-plaisir plus attirant pour leur public hédoniste. Par exemple, une drogue. Une drogue sauvage et enivrante qui vous garde toujours jeune, ET a une importance religieuse au sein de ce monde guerrier puritain et sans merci. C’est ainsi qu’est née l’Épice, se diffusant dans l’imagination de ceux qui n’avaient pas de gonzesses au lycée. Le Jihad est entré dans la langue des fans anglos de SF. Le Jihad reprenait vie en Arabie au même moment, mais ça avait très peu de rapport avec le best-seller de Herbert. Contrairement à l’affirmation de Al Jazeera selon laquelle « avant même le guerre anti-terroriste, le Jihad était une affaire de malfaiteurs » le Jihad était une idée très abstraite mais très séduisante dans la pop-culture des années 1960. La plupart des gens en aurait entendu parler, s’ils en avaient entendu parler, par Lawrence d’Arabie, ce qui était très cool


    Si Herbert avait su quelque chose sur les récents exemples de Jihad comme le saccage sanglant de Karbala par des Wahhabites en 1802, il aurait été moins fan : « Les Musulmans sont entrés en ville et ont tué la majorité de la population dans les marchés et chez eux. Ils ont détruit le dôme au-dessus de la tombe de Hussein-Ibn-Ali et pris tout ce qu’ils ont trouvé dans le dôme et autour… La grille autour de la tombe, incrustée d’émeraudes, de rubis, et autres pierres précieuses… Toutes sortes de biens, d’armes, de vêtements, de tapis, d’or, d’argent, d’exemplaires précieux du Coran. » Dans ce récit fait par un historien Wahhabite, les « Musulmans » veut dire les attaquants Wahhabites. Les habitants de Karbala étaient eux aussi musulmans, mais pas de la bonne espèce. Pour les Wahhabites, ils n’étaient pas musulmans mais hérétiques, cibles légitimes de pillages et de massacre. Le saccage de Karbala s’est déroulé un siècle et demi seulement avant que Herbert n’écrive Dune, mais ça n’apparaissait pas dans l’esprit des Américains des années 1960. Ce fut déjà assez difficile d’obliger les Américains d’apprendre quoi que ce soit sur l’histoire de l’Islam après le 11 septembre. Avant ça, personne n’avait essayé. Le Jihad est donc arrivé chez Herbert sans son contexte authentique, un mot puissant autour duquel construire une intrigue. S’il en avait su plus que ça, il aurait pu l’aimer beaucoup moins — Herbert était assez conventionnel. 
        Son ami Jack Vance, un esprit bien plus large et plus sobre, aurait pu écrire un livre fondé sur le Jihad en pleine connaissance de l’Histoire, mais Herbert ? En aucun cas. Pour lui, comme le disait Yeats, les rouages de sa grande œuvre naissaient de la sensibilité ordinaire d’un écrivain pulp : 
    Ces images maîtresses puisque complètes 
Ont surgi dans un pur esprit mais sont nées de quoi ? 
Un monceau de détritus ou bien les déchets de la rue, 
De vieilles bouilloires, de vieilles bouteilles, et une boîte en miettes, De la vieille ferraille, de vieux ossements, de vieux chiffons, cette traînée hurlante, 
Qui tient la caisse. Maintenant que je n’ai plus d’échelle 
Je dois me coucher là où les échelles s’élèvent 
Dans des chiffons puants, et des ossements du cœur. 
(Les Animaux de cirque) 
    Pour la population de l’État-client des États-Unis, l’Arabie Saoudite et pour leurs compatriotes shiite brutalisés, le « Jihad » était une réalité beaucoup plus sombre. Et elle serait culminante à la fin du 20e siècle, 170 ans après le saccage de Karbala, grâce à la collusion de la dynastie saoudienne et des compagnies anglo-saxonnes pétrolières, à leur sommet, juste après l’An 2000 dans la montée de l’État Islamique. Après, lorsque cela devint assez massif pour devenir un problème, ce serait écrasé par les armes et l’argent des mêmes forces qui avaient permis sa montée en puissance avec les Saoudiens. Mais cela ne venait pas de sources étrangères ; c’était là depuis toujours, une ressource mentale prête à l’usage dès que nécessaire. Et ses itérations ne sont pas prêtes d’être terminées. Et il faudra très longtemps avant que le « Jihad » semble aussi désuet et pittoresque que pour Frank Herbert, dans le monde guilleret de la Californie de 1965. Entretemps, il y aura des pertes, des combattants de l’État Islamique et des forces syriennes qui savaient exactement pour et contre quoi ils combattaient, jusqu’à Trevor, condamné à un long séjour en prison pour avoir décidé de se servir du concept Jihad , histoire de résoudre ses problèmes d’adolescent. Ça marchait pour Frank Herbert, mais comme la plupart des idées, ça coûte très cher à l’adhérent moyen. 
    War Nerd, alias Gary Brecher, alias John Dolan, mars 2023.

9.7.23

Écrivain international

 




TRADUCTEUR TRADUIT (II) 
     S’il est un bonheur dans cette vie d’auteur qui en comporte bien peu — sauf si l’on fait partie de la bande de… de la famille de… du parti des… de la chapelle du… — en dehors de celui d’écrire, c’est bien d’être traduit. Outre que la vanité s’enflamme — Mon influence au-delà des frontières!… — l’imagination s’échauffe — Alors on m’invite… Envoyé spécial de la Littérature Française (!!!), on me soigne, on me cajole, on m’invite à dîner, force libations et les dames s’inquiètent de ma profondeur subjective !… Je pontifie sans vergogne devant des foules ébahies !… 
     Bref, on n’en est pas tout à fait là. Quoique… Lorsqu’Andreï Doronine, auteur de l’inoubliable Trainspotting à la russe TranssiberianBack2black, traduit par votre serviteur, publia en 2018 mon Morphine Monojet, traduit par feu Kira Sapguir à qui je dois tant, les conditions étaient assez… rudimentaires. Andreï traînait dans un petit appart aux environs de Moscou où, en ce mois d’août caniculaire, il arrosait les plantes pour je ne sais quels vacanciers de ses amis, loin de tout, la zone. Et mon statut de vedette internationale? 
    Limonov était en tournée quelque part, Italie ou Haut-Karabakh, tous mes copains avaient fui la mégapole, pénible en été. Pénible toute l’année, d’ailleurs, comme toutes les mégapoles, il serait temps que l’humanité s’en rende compte. 
    Un peu plus réconfortantes furent les soirées de « présentation », comme on dit en russe, de mon roman-junkie. Jeunes filles et jeunes gens, s’étant frottés à l’enfer de la came très présent en Russie, étaient curieux de mon regard de vieux punk, ce que pouvait bien être « l’enfer de la drogue » au pays de cocagne, en 1979, chez les capitalistes !… Un shoot d’énergie, à Moscou d’abord, puis à Pétersbourg, à la librairie — existe-t-elle encore ?— Farenheit 451, au fond d’une cour, avant d’aller se taper la cloche dans un vieux restau de décoration soviet, rue Maïakovski, où les babouchkas qui servent sont le plus désagréable possible parce que c’est le style maison. Qu’on était loin du tapis rouge et du festival de Cannes !… Comme j’eusse pu être mortifié, en dépit de mon humilité native !… 
Le Contemporain


     Eh bien voilà, que toutes proportions gardées — ça recommence !… L’ami Krassimir Kavaldjiev, traducteur bulgare dont j’avais fait l’éloge pour Des Âmes vagabondes, anthologie de poètes symbolistes de Bulgarie aux éditions Le Soupirail, traduits par lui en français, exploit de traduction, vient de faire publier deux de mes nouvelles dans une revue de son pays. Les racines slaves me permettent sans aucun doute d’affirmer, malgré mon ignorance de la langue bulgare, que la revue s’appelle : Le Contemporain ! Comme je suis flatté : être contemporain, je ne pense qu’à ça, en dehors d’autres obsessions d’ordre moins admissible dont mes lecteurs, du reste, se contrebalancent. Dirty old man needs love too !… C’est un dicton américain. Grâce à Krassimir, je produis donc une vaguelette en… Bulgarie !… C’est ma Sainte mémé qui serait fière de moi, elle qui me traitait toujours de vaurien. En admettant qu’elle ne lise pas les nouvelles… 


    La première, Plus belle la Mort — détournement du titre d’une série télé française disparue — raconte l’assassinat d’un lobbyiste dans la bien critiquable UE à Bruxelles pr une tueuse aussi belle que machiavélique — un film noir. La seconde, intitulée Le Mécompte — parue dans la revue littéraire alsacienne Schnaps — imagine un coup d’État manqué par les services spéciaux occidentaux dans un pays de l’Est imaginaire (…), parce que les révolutionnaires se sont tirés avec la caisse, 400 000 $, versés par l’Ouest et jamais arrivés à destination pour soutenir le soulèvement. Ça n’aurait sûrement pas plu à ma grand-mère, ces allusions… Mais ma renommée à l’étranger, grâce à Doronine et Kavaldjiev ! Elle m’aurait peut-être pardonné, dans un accès de fierté familiale. Comme le lecteur le verra sur les photos, la femme du rédac-chef — tous deux écrivains — étend des ongles effrayants sur l’en-tête de la première nouvelle, où figure ma bobine… À quoi dois-je m’attendre en Bulgarie ?… Krassimir, protège-moi !… 
    Quoi qu'il en soit, il serait temps que la Phrance se rende compte que je la représente à l'étranger. Diplomate du peuple, m' avait-on surnommé à Nijny-Novgorod au Festival Gorki en 2018, et Notre Robespierre chez les '"Narcotiques Anonymes", à Kiev, en 2005.
     Thierry Marignac, juillet 2023.

3.7.23

Le poème du territoire

     Né à Elisatbtehgrad en UkraineArsène Tarkovski, (1907-1989) vécut jusqu'à la chute du Mur. Auteur soviet, il exerça dit-on quelques métiers dans les années 1920, apprenti bottier, pécheur, avant de monter à Moscou, comme feu mon ami Limonov, pour étudier en auditeur libre à l'Université Littéraire. Membre d l'Union des Écrivains, il traduisit des poètes serbes et participa à la traduction d'auteurs caucasiens. Il se lia d'amitié avec Marina Tsvaeteva, à laquelle il rendit hommage à sa mort en 1940. Correspondant de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale, participant plusieurs fois à des opérations sur le front, il fut blessé en 1944 et amputé. Il était le père du célèbre cinéaste Andreï Tarkovski, réalisateur du film-culte Stalker,  d'après une nouvelle de Ray Bradbury (ce que j'ai toujours cru, mais aujourd'hui même, 7-07- 2023, on me dit qu'il s'agissait en réalité d'un récit des frères Strougatski, l'école russe de SF ne le cédait en rien à l'école américaine, il est vrai ) que les lecteurs me pardonnent.

    Il offre ci-dessous un énigmatique poème sur l'immense territoire soviet. Le vertige d'un espace illimité est un thème classique de la poésie russe.


(Vers traduits par Thierry Marignac)


Photos © T.Z.













Je suis un homme, je suis des mondes le milieu 
Des myriades d’infuseurs derrière moi 
Des myriades d’étoiles devant moi 
De toute ma taille, je gis entre eux — 
Deux rives qui les mers vont relier 
De deux cosmos le pont jeté 

 Je suis Nestor, chroniqueur du mésozoïque 
Des temps à venir, je suis le Jérémie 
Je tiens en main montre et calendrier critique
 Je suis entraîné vers le futur, comme la Russie 
Et comme un roi-mendiant le passé, je maudis 

 J’en sais plus sur la mort que les gisants 
De tout ce qui vit, je suis le plus vivant 
Et — mon Dieu ! — quelque papillon blanc
 Comme une petite fille se met à rire de moi 
Comme un lambeau doré de soie 
Arsène Tarkovski 



 
Я человек, я посредине мира, 
 За мною мириады инфузорий, 
 Передо мною мириады звёзд. 
 Я между ними лёг во весь свой рост — 
 Два берега связующее море, 
 Два космоса соединивший мост. 

 Я Нестор, летописец мезозоя, 
 Времён грядущих я Иеремия. 
 Держа в руках часы и календарь, 
 Я в будущее втянут, как Россия, 
 И прошлое кляну, как нищий царь.

 Я больше мертвецов о смерти знаю, 
 Я из живого самое живое. 
 И — боже мой! — какой-то мотылёк, 
 Как девочка, смеётся надо мною, 
 Как золотого шёлка лоскуток 
Арсен Тарковский