23.11.15

Fuyards

Nous exigeons la paix, mais si vous nous touchez… V. Maïakovski

         C’était il y a longtemps, et c’est pas vrai… dit une phrase cliché russe ironique, lorsqu’une vieille connaissance déterre en public une histoire de jeunesse qu’on préfèrerait six pieds sous terre, voire au crématorium, les cendres dispersées. De même, la mémoire collective voudrait effacer certains souvenirs. Les tueries quotidiennes, les effusions de sang dans la pègre et les victimes innocentes qu’ont signifié en Russie la défaite de l’URSS dans la Guerre Froide en font partie, refoulées par l’histoire officielle en Occident, et là-bas rappel détesté des effroyables « Années 1990 » — dont on ne parle que sur un ton où le funèbre le dispute à la fascination qui s’attache aux époques de guerre. Votre serviteur s’était permis d’évoquer ce chaos, dans son roman Fuyards (Rivages/Noir, 2003). Certains évènements très récents ont remis ce genre de perception à l’ordre du jour dans une Europe qui se croyait hors d’atteinte.
Plus tard, à New York dans une soirée littéraire, on lisait une traduction en anglais de l’extrait qui suit de Fuyards, et un ancien combattant de l’Iraq était venu nous voir, une fois sorti de scène. Très convaincant, ça se passe comme ça, on ne sait pas d’où ça vient, ni où ça va tomber, on sait seulement que le monde s’écroule et qu’on ne veut pas mourir.
C’est mon frère ennemi Jérôme Leroy qui m’a dit, un jour d’inspiration : Tu écris tes romans trop tôt…


Moscou, septembre 1998
« Mon esprit vagabondait tant et si bien que je dus me rappeler à l’ordre : la table du salon n’avait pas été débarrassée des reliefs du dernier repas improvisé avec les voisins. Ce qui m’avait entraîné dans cette cuisine où régnait l’eau froide, et le fou rire était monté tout seul. Pour aérer un peu et y voir plus clair, j’avais entrouvert la lucarne derrière l’évier.
Jamais, devais-je me dire par la suite, je n’oublierais ce qui s’était passé juste après.
Des déflagrations successives, comme un chapelet de grenades, avaient déchiré la somnolence d’un dimanche poisseux et lourd. Le carreau entrebâillé avait volé en éclats et des débris de verre jonchaient la pièce. Rideau rouge. Mon front était liquide. En posant la main au-dessus des sourcils, je compris qu’une estafilade le barrait d’une tempe à l’autre. J’avais plongé au sol sans m’en rendre compte. Les déflagrations avaient alors repris mais s’étaient éloignées. Pas suffisamment toutefois pour que je relève la tête. Pourtant, j’en situais l’origine en bas, au rez-de-chaussée. Mon troisième était encore trop près. Les cloisons étaient si minces, les murs si peu dignes de confiance, qu’il semblait à chaque rafale que le bâtiment allait s’écrouler. Je reconnus le staccato des armes automatiques.
La gaieté de cette matinée casanière ne s’était pas tout à fait estompée, et en dépit d’une frousse intense et totalement physique — après tout si le courage l’était, la peur aussi — je rampais dans le verre brisé, sans pouvoir me décider à me terrer dans la salle de bains — une pièce insulaire, séparée des autres et fermée de tous côtés — où à risquer mon nez sur le balcon pour voir ce qui se passait. Je résolus de mettre le cap sur l’armoire à pharmacie pour soigner l’estafilade qui commençait à sérieusement piquer, et j’imaginais la poussière s’incrustant dans la plaie, creusant une cicatrice future, préparant l’infection. Le seul remède radical pour une gangrène située si près du cerveau, c’était la guillotine. Malgré les rafales qui ne cessaient de me terrifier en claquant sèchement — maintenant au carrefour, mais il n’était distant que d’une dizaine de mètres — cela me fit sourire. (…)
Je marchai en canard jusqu’à la salle de bains. L’hésitation qui me figea alors — la fusillade continuait — s’expliquait simplement : je n’osais même pas me lever pour nettoyer la blessure au lavabo, de crainte qu’une balle perdue ne vienne se loger dans le bulbe rachidien dont j’avais encore l’usage. Accroupi, je levai le bras pour ouvrir un robinet et me passer de l’eau sur le front. J’avançai à genoux jusqu’à une étagère assez basse pour prendre l’eau de Cologne et le coton. J’avais aussi des pansements, mais dans l’armoire à pharmacie et ça tiraillait toujours, dehors. (…). J’inspirai profondément et raflai les pansements. Puis je sortis dans le salon et me tassai derrière le canapé. Je restai immobile. L’idée était d’aller jeter un œil sur le balcon mais mes nerfs me trahissaient à chaque compte à rebours. Longtemps après, les armes se turent, mais je ne bougeais toujours pas. »
Thierry Marignac, Fuyards, Rivages/Noir, 2003.

15.11.15

Mais j'objecte à être tué en temps de guerre…

9. 5. 18.
Cher ami,
C’est vrai que — d’après calendrier — Il y a longtemps que je ne vous ai donné signe de vie — Je comprends mal le Temps, tout compte fait — J’ai souvent pensé à vous — un des très rares — qui voulez me tolérer (je vous soupçonne d’ailleurs, un peu, de mystification) — Merci.
Mes pérégrinations, multiples — J’ai conscience, vaguement, m’emmagasiner toutes sortes de choses — ou de pourrir un peu.
QUE VA-T-IL SORTIR DE LA, BON DIEU.
Je peux plus être épicier pour l’instant — l’essai fut sans succès heureux. J’ai essayé autre chose — (ai-je essaye ? — ou m’a-t-on essayé à...) ? Je ne peux guère écrire cela maintenant — on s’amuse comme l’on peut — voilà.
Décidément je suis très loin d’une foule de gens littéraires — même de Rimbaud, je crains, cher ami — L’ART EST UNE SOTTISE — Presque rien n’est une sottise — l’art doit être une chose drôle et un peu assommante — c’est tout— Max Jacob — très rarement — pourrait être UMOREU — mais, voilà, n’est-ce pas, il a finit par se prendre au sérieux lui-même, ce qui est une curieuse intoxication — Et puis — produire ? — « viser si consciencieusement pour rater son but » — naturellement, l’ironie écrite n’est pas supportable — mais naturellement vous savez bien aussi que l’Umour n’est pas l’ironie, naturellement — comme cela, — que voulez-vous, c’est comme cela, et non autrement — que tout est amusant, c’est un fait — comme tout est amusant ! (et si l’on se tuait aussi, au lieu de s’en aller ?)
Soifs de l’Ouest — je me suis frotté les mains l’une contre l’autre à plusieurs passages — peut-être mieux encore un peu plus court ? — André Derain, naturellement — je ne comprends pas « le premier né c’est l’ange » — C’est d’ailleurs au point — beaucoup plus au point qu’un certain nombre de choses montrée vers l’Hôpital de Nantes.
Votre critique synthétique est bien attachante — bien dangereuse d’ailleurs ; Max Jacob, Gris, m’échappent un peu.
Excusez, mon cher B., le manque de mise au point de tout ceci. Je suis assez mal portant, vit dans un trou perdu entre des chicots d’arbres calcinés, et, périodiquement une sorte d’obus se traîne, parabolique, et tousse. J’existe avec un officier américain qui apprend la guerre, mâche de la « gum » et m’amuse parfois — Je l’ai échappé d’assez peu — à cette dernière retraite — Mais j’objecte à être tué en temps de guerre Je passe la plus grande partie de mes journées à me promener à des endroits indus, d’où je vois les beaux éclatements — et quand je suis à l’arrière, souvent, dans la maison publique, où j’aime à prendre mes repas — C’est assez lamentable — mais qu’y faire ?
Non — merci — cher ami — beaucoup — je n’ai rien au point pour le moment — NORD-SUD prendrait-il quelque chose sur ce triste Apollinaire ? — auquel je ne conteste pas un certain talent — et qui eût réussi je croit — qque chose — mais il n’a que pas mal de talent — II fait de bien bonnes « narrations » (vous rappelez-vous le collège ?) — parfois.
Et T. F. ? remerciez-le, quand vous écrirez — de ses nombreuses lettres, si pleines d’observations amusantes et de bon sens — Well.
Votre ami
J. T. H.


12.11.15

Petite leçon d'anglais

Savoir rester imbuvable.
LES BATELEURS
         Sans vouloir sombrer dans une linguistique de cheval et des discours savants où je risquerais de me vautrer, il me semble tout de même, que l’expression bohème artistique, vient de l’idée du bateleur, du saltimbanque et du mode de vie qui s’ensuit, assez distinct d’une carrière aux PTT. Glisser ici… Raccrocher là !… disait Céline. Si la faculté me dément par la suite, aucune offense, c’était une hypothèse de travail.
         Alors nous autres, romanciers, traducteurs, éditeurs sans filet, sans diplôme, dans la pureté native d’une bienheureuse ignorance des usages et bien souvent des références, on improvise, on finasse, on répète ses cabrioles. Comme un lutteur de foire, ce qu’on ne sait pas, on l’apprend en se retrouvant au tapis. Et puis on se ramasse et on y retourne.
Avec le temps, on amasse pas mal de science. On sait quel numéro fera rigoler le public, à quel moment faire la cueillette des poires, oh pardon, je voulais dire passer la sébile dans l’assistance esbaudie. Oui, parce que, disait un peintre russe dont j’ai oublié le nom : Le bourgeois doit penser à l’art et l’artiste à l’argent.
On prend l’habitude des peaux de banane de la concurrence, des calomnies des jaloux, et des foudres de l’académie. La différence inexplicable entre un universitaire bardé de diplômes spécialiste des grands ancêtres, de la Littérature, et un pro de l’écriture qui s’est fait tout seul, c’est que, rappelait Marx, La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. On ne sait pas toujours pourquoi Proust n’encaissait pas Ste-Beuve, ni que Pouchkine avait un grand-père africain et parlait français, voire que Jarry était un maniaque des armes à feu, tout comme William Burroughs. Mais on sait repérer une bonne histoire quand on voit une, et on a l ‘oreille rompue à tous les riffs de guitare. On n’a pas fait Normale Sup’, ni Harvard, ni la Fac Supérieure de Moscou, mais quand un vers est cucul, ou un roman rasoir, il part tout de suite à la benne. Dans ce métier de pouilleux, si l’on tient à survivre, on a intérêt à ce qu’il rentre vite fait chez l’acrobate, et sans bavures.
Vampire

Peut-être que cette agilité, entre bateleurs, est le meilleur signe de reconnaissance, le signe distinctif. Il y aurait un pavé gros comme l’annuaire à écrire sur les expédients employés par ma troupe disparate d’écrivains bohèmes, pour s’embourber un peu d’oseille et continuer à faire des pirouettes de zouave sur scène. Il y aurait un pavé équivalent à écrire sur l’instabilité panique qui leur permet de danser sur le fil sans jamais le perdre, au gré des métamorphoses nécessaires. Mais on n’a pas le temps alors on laissera ça aux exégètes, qui décortiqueront nos décors et mises en scène.
Je ne sais pas où Carl Watson est allé chercher sa somptueuse métaphore des nuées survolant les bas-fonds comme un espoir inaccessible, dans Sous l’Empire des oiseaux[1]. Mais je sais qu’elle tombe sous le sens.
Je ne suis pas sûr que l’apparition d’un demi-frère sibérien par une nuit d’hiver, dans le roman de Limonov (non traduit) В Сырах, soit véridique. Que son père ait vraiment eu cette liaison avec une femme dont sa mère était jalouse, quand il faisait la chasse aux déserteurs, sur les plaines glacées d’Extrême-Orient, et lui ai laissé un fils, à peu près du même âge que Limonov. Mais je sais que cette scène, et l’évocation des années 1940, est une des plus étranges et des plus réussies qu’il ait jamais écrit.

Je ne me souviens pas que Medvedeva ait jamais parlé aussi crûment en ma présence que dans ses poèmes. Mais je sais que cette brutalité déconcertante était sa note particulière, à laquelle plusieurs de mes amies sont plus sensibles encore que moi.
Je découvre dans certains vers et dans la biographie de Boris Ryjii tout un jeu d’influences que je ne soupçonnais pas, les poètes pétersbourgeois, Brodski et Blok notamment, que j’eusse été bien incapable de discerner si on ne m’avait pas mis le nez dessus. Mais je sais qu’il avait un œil et une oreille uniques pour la rue dont il percevait les moindres miroitements, les moindres dissonances.
Ce qui donne à 1986 de Vladimir Kozlov (non traduit) son ambiance de fin du monde, et son sens de roman phare de la Pérestroïka, c’est, bien plus que Tchernobyl, le détail et le décor du malheur froid dans laquelle s’enfonce la société soviet.
Un site littéraire m’a donné l’occasion, au lien ci dessous d’apparaître avec cette troupe de bateleurs recrutée fortuitement :
Pour l’éducation des lecteurs, on ne traduira pas l’interview. Travaillez un peu, bon sang, ce n’est que de l’anglais et sans rien de shakespearien.
Je laisserai la conclusion à Sergueï Tchoudakov, poète sans pareil :
Mais la musique, pas vrai ?… C’était beau.
TM, Novembre 2015




[1] Éditions Vagabonde.