19.3.20

La mort d'Édouard Limonov


Édouard Limonov, Thierry Marignac, mai 2019, Paris.

Mon ami Édouard Limonov, était plutôt un joyeux drille aimant la vie, la picole, l'amitié, le rire et les jolies femmes. À l'heure où les vautours vont se répandre sur les réseaux sociaux pour le descendre ou le sanctifier dans ses auras de personnage historique, de poète soldat, de leader radical, de porteur d'une vision du monde, chacun avec son ordre du jour politico-utilitaire, et reparler de son lamentable biographe, figure de l'impuissance malheureuse d'un certain type de grand-bourgeois à complexes, ce sont quelques détails personnels que je souhaite rappeler comme je viens de le faire pour le magazine Marianne.
 Pour le lyrico-taratata, selon l'expression de Gérard Guégan, les Grandes Têtes Molles de tous les bords s'en chargeront avec leur vulgarité coutumière. Édouard, qui avait tiré le diable par la queue, ce qui lui arriva aussi à Paris quand il jonglait avec les imprévisibles avances des éditeurs, nous nourrissait toujours quand on passait chez lui, recommandant la patience devant son ragoût, à nos estomacs de vingt ans sautant les repas comme si c'était la mode. À notre dernière entrevue, il y a quelques mois à Moscou, dès que je suis arrivé avec son camarade-factotum, Danil Doubschine, il a foncé aux fourneaux, bien que l'âge ait considérablement réduit mon appétit. Il m'a accueilli avec une blague, et m'a dit adieu sur une plaisanterie. Il était généreux, plein de tact et d'humour, aussi loin de l'affreux nazi dépeint par les imbéciles vendus du polar à bonne conscience, que de l'homme de marbre dont une certaine droite dogmatique a fait son fétiche.
Il est temps que ça se sache, Édouard était un grand poète, peut-être son meilleur talent selon moi, pour certains le meilleur de l'underground moscovite des années 1960. La fausse simplicité de ses vers est trompeuse, et ses décrochages, toujours voulus, obéissent à une tradition remontant à Khlebnikov.  Brodski, et même l'ambigu Evtouchenko, souvent tourné en dérision, avaient pour lui le plus grand respect. Un respect tel, que Evtouchenko, le retrouvant à New York, chez un milliardaire où Édouard travaillait comme majordome, lui tomba dans les bras à la stupéfaction du maître des lieux. Pourtant, à Moscou, à l'Union des Écrivains, Édouard lui avait cassé une bouteille sur la tête, dix ans plus tôt. De même qu'il avait insulté Brodski parce qu'il était pourri d'honneurs et d'argent. Édouard ne cessa jamais d'écrire des poèmes. Dans un de ses derniers recueils, en 2015, Cendrillon Enceinte, il précisait dans l'avant-propos, je cite: 
" Il s'agit déjà de mon septième recueil de poèmes depuis ma sortie de prison à l'été 2003.
Tout en ayant conscience qu'écrire des vers est une occupation quasiment moyenâgeuse, une sorte de monstruosité au XXIe siècle, je m'y adonne néanmoins comme à un vice…"
Le poème qui suit est plus ancien, datant sans doute des années 1980, puisqu'il y est question de Paris. On y retrouve sa déconcertante simplicité, et cette mélancolie native dont il ne parlait jamais mais qui ne le quittait pas. 
De là où il est, il me pardonnera j'en suis sûr, la loi martiale d'un virus cybernétique ne me permet pas d'autres adieux plus intimes devant sa tombe.


(Vers traduits du russe, par Thierry Marignac)

Le voisin anglais a mis sa veste de daim
Empoigné sa copine, est parti au ciné
Et n’est pas rentré avant deux heures du matin
J’ai vu par la fenêtre, à deux, ils sont rentrés




Dans Paris  si intense est le froid
Qu’on dirait la Sibérie — de Krasnoïarsk les confins
Et pas dans mon pays. « Je rentre chez moi ! »
Je me dirige moi-même vers une remise à rondins

Je vis comme un loup comme un loup je mourrai
J’ai mal à l’estomac, hier, je me suis goinfré
Le porc que j’ai mangé, de la soie me semblait
Mais je souffre à présent, j’en ai beaucoup mangé

Si j’avais une femme pour me dire  « Ça suffit !
Tu as assez mangé. Attends demain matin »
Mais puisqu’en tête-à-tête avec moi-même, je vis
Je ne mange qu’une fois par jour, un seau de bouffe à moitié plein

Vers quoi cette vie va-t-elle me mener
Comme tous vers ma fin, mais une fin solitaire
Je vois comme me balance sans manières
Dans une grande valise, un Monsieur étranger

Non il n’étend pas mes membres un à un
Pour qu’ils reposent légèrement sans frotter.
Son syndicat, vu qu’ils sont mal payés
Est en grève contre le destin…
Édouard Limonov
          *    *   
Сосед англичанин надел кожух
Подругу взял и пошел в кино
И не возвращался часов до двух
Вернулись вдвоем, я видал в окно 

В Париже холод такой густой 
Как будто Сибирь - Красноярский край
И нету дома. "Пойду ДОмой!"
А сам идешь в дровяной сарай 

Живу как волк и умру как волк
Вчера пережрал и болит живот
Свинину ел и была как шелк
Но много съел и страдаю вот 

Была бы жена, чтоб сказать:"Постой!
Довольно съел. Потерпи до утра". 
Но так как живу я вдвоем с собой
Так ем раз в дель и по полведра 

К чему эта жизнь меня приведет
Как всех к концу, а конец один
Я вижу как грубо мой труп кладет
В большой чемодан чужой господин 

Нет он не поправит за членом член
Чтоб мягко лежали,не терлись бы
Его профсоюз ввиду низких цен
Ведет забастовку против судьбы....
Эдуард Лимонов