VILLE À VIVRE ET VILLE À VENDRE
Dans les nostalgies du XXe siècle figure en haut
de liste celle de la ville, devenue un pur objet de spéculation marchande, et
par conséquent un enjeu de pouvoir. Ce qu’il ne nous a pas fallu subir, par
exemple, depuis les 40 ans de l’établissement d’une administration centralisée
à Paris — qui n’avait jusqu’en 1977 pas de maire, mais était géré
collectivement par un Conseil Municipal regroupant les maires
d’arrondissements ! L’établissement d’un système complexe
politico-affairiste pourri jusqu’au trognon, où la vente de la ville sur le
marché du tourisme mondial, sur le marché olympique et du football (ça, ça
rapporte !}, la manne des travaux publics finançant les partis politiques
et donc devenus permanents, et divers cadeaux faits aux grosses corporations
multinationales installées à demeure — ont détruit la moindre trace de ce
qu’était la ville aux cents villages. Cette misère devait atteindre
son point culminant avec le règne des sociaux-dèmes, dont la cupidité, la
moraline et l’autoritarisme n’ont pu prendre racine que parce qu’on avait purgé
la ville de ses habitants, les remplaçant par les rejetons de la bourgeoisie
provinciale, notamment. Ils ne connaissent rien, ces ploucs, et semblables en
cela aux militants, ils savent pourtant tout. Ils viennent des pavillons de la
province recomposée transportant avec eux et leur fric — qui chasse les
habitants historiques des quartiers populaires — et cette interchangeable
politcorrectitude, ces mœurs de fausse cordialité, de convivialité mesquine
apprises dans les séries télé, le cheese-burger socio-urbain du Manhattan
universel. Mais j’ai vu ça partout : à Londres, dans les années
1980 — vous n’aimez ni Thatcher, ni Hidalgo, même pas Christine Lagarde ?…
vous êtes sûrement misogyne !… Même dans la canaille au
pouvoir vous êtes contre la parité !…— quand le café a
remplacé le thé, et la pizza amerlock, le steak and kidney pie. À
Manhattan lui-même, colonisé par les étudiants de l’Ohio, à Moscou, autrefois
un coupe-gorge, quand on a commencé à éclairer les rues du centre-ville, il y a
vingt ans… On me dit qu’à Rio, Dublin, et Hong-Kong…
Ce
système est universel comme la marchandise, géré indifféremment par des
vautours de droite ou de gauche qui se succèdent avec le même ordre du
jour : revendre la ville, après en avoir expulsé les habitants d’origine,
aux populations les plus riches et les plus taxables, d’une part, aux plus
démunies, corvéables à merci, de l’autre.
Il
faut partir, mais il n’y a plus nulle part où fuir, on est partout face à
l’hydre. Alors on fait des pas de côté en douce, comme un enfant cache ses
trésors, ou un chien lèche ses blessures, on garde ses recoins de ville
secrets. Il n’y a plus guère d’endroits fréquentables à Paris, où un gonze sur
deux est avocat tandis que l’autre est informaticien, où tout le monde passe
son temps à se gratter le téléphone… mais j’ai caressé ma ville natale comme
aucune autre quand elle gardait encore quelque splendeur, il m’en reste la
limaille subtile de grâce — et j’en connais encore un ou deux.
TM,
2017.
Correspondance avec Jérôme Leroy
« Alors je repensais
au Déclenchement muet des opérations cannibales… et toutes tes
intuitions de catastrophe SF. Je crois qu'il y avait des épidémies dans La
Minute prescrite pour l’assaut… Mais en réalité, le rôle du spectacle
marchand et sa nouvelle forme virale ne devrait pas être
sous-estimé dans la contamination de la catastrophe. Notamment les conséquences
économiques, sans parler de la façon dont tout un chacun tire la
couverture à soi, pour en tirer profit. Je crois qu'on vit dans une société
catastrophiste, conséquence de la stratégie du choc — ou bien désir inconscient
que tout s'écroule. Les deux, sans doute. »
TM
« (…)le sentiment que la
beauté du monde était d’une émouvante fragilité. Je pense que tu touches juste
(et je crois que Baudrillard — pas si mal, Baudrillard, tu sais, en avait eu
l’intuition) quand tu utilises la viralité comme mode principal de
compréhension du néocapitalisme, et donc du monde dont il est le spectre. Je
crois par ailleurs que tu as également raison avec ce désir inconscient de
l’effondrement. Je crois avoir identifié sa cause. La honte que nous inspire ce
qu’on ose appeler la vie dans nos sociétés nous fait assez logiquement préférer
une fin effroyable à un effroi sans fin. »
JL
I’ve written about this before, but this coronavirus meltdown has been
bringing it out like never before: it’s been weird for a Soviet immigrant like
me to realize that you and your family fled one failing society only to end up
in a country that’s been locked in a spiral of accelerating decline and
collapse. And now — with the virus spreading through the population and our
government unable take the most basic measures to respond — we’re all
sitting in isolation and watching this collapse reveal itself in
real-time. Our politics are controlled by our corporate oligarchy and this oligarchy doesn’t care about anything other than centralizing its own wealth and power. We don’t matter.
Yasha Levine.