Limonov photographié par Danil Doubschine à leur première rencontre et à leur dernière entrevue.
À l’heure où l’intolérable
« commémoration » d’Édouard Limonov par les philistins bat son plein
malgré l’apocalypse en cours, nous nous obstinerons à le présenter de la façon qui nous
est chère : avec l’amitié qu’on doit à un vieux camarade qui n’a jamais
démérité.
Danil Doubschine, déjà évoqué dans ces
pages, connaissait Édouard depuis une éternité, devenu son ami le plus proche,
confident et factotum dans les affaires littéraires. Il s’occupait des archives
innombrables du « Vieux Pirate » et c’est toujours en sa compagnie
que je rendais visite à Édouard.
J’avais rencontré Danil, un gamin de
vingt ans, chez Édouard en 1999. Le maître des lieux m’avait présenté simplement :
« Un camarade de Paris ». Danil qui a un esprit de collectionneur,
s’était écrié : « Je sais qui vous êtes ! Vous êtes un des
personnages du Dressage du tigre à
Paris ». Il s’agissait d’un roman (non traduit en français) où le tigre était incarné par
Natalia Medvedeva et où je passais un soir de Noël chez Édouard avec du whisky
et une tarte, en 1983. Danil collectionne tout ce qui a trait à Conan Doyle et
Arnold Shwarzenegger. Il connait la littérature et la poésie russe comme
personne. Son immense bibliothèque est un trésor où je m’engloutissais, perdant
la tête, perplexe, devais-je lire Le Don
Paisible dans le texte ou les poésies complètes de Khlebnikov ? En
effet, nous avions tout de suite sympathisé, et il m’hébergea souvent, lors de
mes séjours à Moscou. L’autre moitié de son appartement, malgré l’opposition de
sa femme, était occupée par des machines de musculation…
Il devait me charger, à un de mes
voyages en Russie, de lui rapporter un film 35 mm, pesant une tonne dans une
valise de cuir, « Sherlock Holmes à New York » avec Roger Moore. Il
l’avait acheté sur Internet à Bruxelles, où je résidais. Il devait le faire
numériser. La dernière fois que je suis passé chez lui, la valise était à la
même place, intacte.
Je n’ai sur lui qu’une seule victoire,
lui avoir fait connaître le poète Sergueï Tchoudakov dont il n’avait jamais
entendu parler. Ma victoire fut de courte durée: une semaine plus tard il en
savait plus que moi sur « le Villon russe », et tourna par la suite
un documentaire sur Tchoudakov. Il n’avait pas du tout — mais du tout —
apprécié que venant de Paris j’en sache plus que lui sur l’underground
moscovite des années Kroutschev— Brejnev.
C’est avec un tel personnage que
Limonov gérait sa carrière littéraire. Il en sait plus que tout le monde, et
son attachement à Édouard, quoique lucide, ne se démentit jamais. Je présente
ici quelques-uns des textes qu’il a dernièrement publiés sur les réseaux
sociaux, et une courte correspondance.
(Traduit du russe par TM)
« Oui, ma chère (prénom féminin…) cette façon de ne se plaindre à
personne est stupéfiante. La façon dont il a tout supporté démonte tous les
discours sur l’Editchka égotiste amoureux de lui-même. Les narcisses n’ont pas
ce genre de tenue.
Le 29 février j’ai travaillé avec lui sur son dernier livre.
Il était actif et même courtois — mais il ne m’a pas lâché jusqu’à la
conclusion du travail entrepris et l’expédition
du manuscrit. Simplement il ne pouvait presque plus parler ni boire, ni
manger. Il s’est même débrouillé pour plaisanter et montrer de l’esprit,
quoiqu’il faille se concentrer pour comprendre ce qu’il disait, Périodiquement,
il détournait la tête et j’entendais un faible gémissement.
C’était un stoïcisme, une tenue de haute volée, un refus de
charger les autres avec ses souffrances jusqu’à l’extrême. Je n’arrive pas à
retenir mes larmes en l’écrivant. »
Danil Doubschine
« Thierry,
Je pars à l’enterrement. Il a lieu aujourd’hui au cimetière
de Troeboukov à Moscou. Beaucoup de mystères et d’ombre, je ne connais toujours
pas les détails — ce sont ses instructions, et ses gardes du corps exécutent
exactement ses dernières volontés. Ils m’ont fixé rendez-vous dans le métro
très tôt en me disant : « Tu sauras le reste plus tard ». Une
opération spéciale carrément. C’est le style de notre ami. »
(Envoyé par Danil Doubschine le 20 mars 2020)
« Ce matin, je suis retourné dans le métro pour
expédier quelques affaires courantes. La rame est passée par la station
« Maïakovski ».
Là-haut, à sept minutes à pied, Édouard était chez lui
malade et sans doute sans joie, pensai-je. Quand je rentre chez moi, il faut
que je cherche les CD de photos que j’ai fait en Khirguizie, des champs émeraude, des
montages aux sommets enneigés, les ruines extra-terrestres de la civilisation
soviétique, des lacs sans fond pour les envoyer à Édouard, et réjouir ses yeux.
Il aimait les photos de lieux exotiques que lui envoyaient
ses amis des lieux uniques où ils s’étaient rendus. Et il avait le goût des
bonnes photos, il n’appréciait pas les clichés quelconques.
Je suis arrivé chez moi. À 20 heures le téléphone s’est mis à
surchauffer. Limonov était mort. À présent, plus personne à qui envoyer ces
paysages miraculeux.
À la mi-février, j’étais passé chez lui, je ne me souviens plus
pour quelles raisons.
Nous nous sommes faits nos adieux. On s’est serré la main,
sa paume avait rétréci et elle était complètement froide. Il a ôté ses
lunettes, je l’ai regardé dans les yeux, et c’étaient ceux d’un vieillard, ils
étaient soudain très clairs, alors qu’ils avaient toujours été noisette avec
des reflets verts.
Ces yeux si clairs me contemplaient, et Limonov, leur
propriétaire avait prononcé ces mots, sans mélancolie ni amertume :
—Je vais m’éloigner probablement bientôt…
Le voilà, ton « démon »… Cela était dit simplement,
avec résignation et dignité, et, dans mon esprit, d’une manière tout à fait
chrétienne. « S’éloigner »… un mot qui a quasiment disparu du
vocabulaire. Mais il avait choisi ce mot-là précisément.
Le 29 février nous nous sommes vus pour la dernière fois. On
envoyait à son éditeur la version électronique de son dernier (il le savait)
livre. Édouard souffrait, il ne pouvait pratiquement plus parler. Mais nous
avons trouvé le moyen de nous disputer sur le texte, quelques corrections. Il
s’échauffait, se mettait en colère, j’étais patient et entêté. Au bout d’une
heure et demie de travail, nous avons rédigé une lettre à son éditeur et le
manuscrit (si l’on peut dire pour un fichier informatique) a été expédié dans
les tuyaux.
J’ai reculé mon siège du bureau. Limonov a pris un coin
d’une feuille A4 et a écrit avec un fin stylo noir :
« Qu'est-ce que tu préfères ?
—Cognac.
—Vin
—Vodka (excellente).
Nous n’avions ainsi communiqué par écrit qu’une seule
fois : en 2001 quand il avait entrepris une aventure dans l’Altaï qui
l’avait mené en prison, sur laquelle une vingtaine d’années plus tard ils
devait écrire le livre « Le guide sera caressant ».
On est allé dans la cuisine étroite comme une cabine de
Yacht. Le vieux a versé à boire et versé à boire, et j’ai rapidement réglé son
compte à la bouteille de muscat de Crimée. Il ne pouvait déjà plus boire et
admirait ma façon de faire.
—Il y a du saucisson, s’est écrié Édouard, comment j’ai pu
oublier !
Et il m’a nourri avec application d’un demi cercle de
saucisson de cheval, l’essuyant avec un torchon blanc, en passant la lame d’un
énorme couteau de boucher autour du saucisson.
—Qu’est-ce que vous tentez de faire, la couper dans le sens de la longueur ? ai-je demandé en observant perplexe l’étape suivante de
l’interaction couteau-saucisson.
—Danil, tu es un gamin !
Parler lui causait une violente douleur.
—… Il ne s’agit pas de la couper mais d’enlever la peau.
—Je suis un gamin sous bien des aspects, ai-je déclaré. L’info
est précieuse.
—Et moi aussi… a-t-il prononcé ou murmuré.
Notre dernière entrevue tourna donc au banquet de fête. Je
pense que c’est juste. Je pense que ça doit être ainsi.
Ensuite, Édouard est sorti m’accompagner sur le palier. Les
portes mécaniques de l'ascenseur se refermaient et Édouard, se voûtant un peu, agitait la main
sans fin.
Pour les adieux. »
Danil Doubschine, 2020
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