LES CHARLATANS DE LA
CHUTE DU MUR
En cette fin d’année marquée
par des secousses sociales en France, les Grandes Têtes Molles en rangs serrés
se sont précipitées pour célébrer le trentenaire de la Chute du Mur :
d’une part, pas question pour personne de perdre une occasion de pontifier Sa
Propre Éminence engraissée par la lutte antitotalitaire, d’autre part, il était
urgent de rappeler aux masses ignorantes leur chance de vivre en démocratie
cybernétique — elles crèvent la dalle et se font éborgner dans un ÉTAT DE DROIT !…
En ce qui concerne les Grandes Têtes Molles qui nous auraient
fait la grâce d’enfin passer l’arme à gauche, — occurrence rare dans la
génération du baby-boom, sauvée par la médecine contemporaine — s’étouffant en
chaire dans leur prêchi-prêcha, leur désolante progéniture s’est chargé du
boulot ; tant il est vrai que la reféodalisation
du monde, selon la formule si juste de Pierre Legendre, se repère notamment
par ses dynasties. De même que dans la chanson ou le cinéma, le vedettariat
politico-intellectuel est une charge de père en fils-fille — ou l’inverse si
vous êtes inclusif, vos mœurs ne nous regardent pas. Pour la navrante portée de
Nos Anciens Jeunes dont la lutte au couteau avec l’hydre stalinienne fait
encore frémir St-Germain : la Chute du Mur est un souvenir d’enfance,
comme c’est attendrissant… Papa
(Qu’est-ce qu’il foutait là ?… Qui l’avait prévenu ?… Quelle
Centrale ?… sont des questions de complotistes !…) m’a rapporté un
morceau de Mur… Un tel héritage ajoute sans coup férir un poids filial à la
sociologie arriviste du puceau plus ou moins hipster qui ne risque pas de
sauter un seul repas de sa vie, ni d’apprendre à la dure, pourvu d’une
protection rapprochée, qu’un marron dans le nez, c’est tridimensionnel. Ne
parlons pas d’un projectile de LBD dans l’œil. Le policier inconscient qui se
permettrait un tel forfait sur un représentant officiel, qui plus est par le
sang, des Néo-Lumières, encourrait pour le coup, c’est inédit, les foudres de
l’IPN. Fais pas le con, disait-on
dans la bande inavouable de ma jeunesse dissipée…
L'ennui, tableau de Walter Sickert |
Je suis arrivé avec quelques heures de retard sur
l’événement historique à Berlin, par cette nuit glaciale de novembre 1989.
J’avais pris un billet bon marché, correspondance à Amsterdam et, n’entendant
pas le flamand, n’avais obtenu en anglais que des explications obscures. Je
ratai mon train. J’ai fini le trajet en autocar, me semble-t-il, appelant
d’urgence l’ami Wolfgang qui m’attendait — tout ça creusant un trou abyssal
dans mon budget au déficit endémique. Dans le merdier ambiant — c’est ainsi
qu’il qualifiait la fin du glacis soviétique, en effet Wolfgang était
férocement punk, peu porté à l’utopie du paradis marchand enfin à portée de
main, —il me fila rencard dans un bar appelé Anfall, qui signifie La Crise
en allemand, langue que je n’entends pas non plus. Comment, dans
l’indescriptible bordel qui commençait à la gare routière, envahie elle aussi
par une horde de zombis mal fringués et hurlants en file indienne aux magasins
à larguer des liasses de billets sans
valeur pour acheter du capitalisme,
ai-je retrouvé le bar — c’est un mystère sur lequel devront se pencher mes
biographes. Ma mémoire d’éléphant me fait défaut. Je ne connaissais pas la
ville, et je suis aussi doué pour la langue de Gœthe que pour la physique
nucléaire.
Je précise pour mes biographes : il s’agit d’un blocage
historique, je ne suis pas mauvais traducteur en deux langues étrangères et
leurs argots divers. Quoiqu’on m’ai littéralement forcé à choisir le boche en seconde langue, nib de nib, pour moi,
c’est de l’hébreu. Que personne n’y voie d’allusion à de regrettables
évènements survenus dans les années 1940, je ne voudrais pas avoir l’air
antichinois — c’est tout. Chez mes grands-parents, rares personnes de ma
famille avec qui j’entretenais une communication normale et affectueuse, pour
parler d’Outre-Rhin, on disait seulement les
Fritz. Ils avaient survécu à deux invasions…
Brighton Pierrot, tableau de Walter Sickert. |
Bref, nonobstant, je trouvai le bar. Il n’était pas envahi
par les Osties, comme on appelait les
habitants de Berlin-Est avec une certaine condescendance. Celle-ci était
compréhensible, je venais de m’en apercevoir à la gare routière : une
foule de péquenauds hystériques. Quoi qu’il en soit, cette appellation avait
cours dans les milieux marginaux alternatifs qui y avaient élu domicile depuis
que l’Occident en Guerre Froide avait déclaré l’enclave encerclée par les
communistes : zone franche. On
s’établissait en ville, par exemple, pour échapper au service militaire dans la
Bundeswehr en Allemagne fédérale. Les Osties, ça aussi c’est historique, avaient préféré débarquer en
masse dans les enseignes du prestigieux Kudamm, Champs-Élysées de Berlin, où
l’on tentait tant bien que mal de les refouler — sans succès la plupart du
temps, telle est la puissance de l’Histoire en marche — vu qu’ils n’avaient pas
un rond, fagotés comme l’as de pique et déjà saouls comme toute la Pologne un
soir de Noël. À Kreutzberg, quartier des squats et des marginaux, on n’en
voyait pas beaucoup, ce soir-là. Et l’ambiance était funèbre. Le pressentiment
que cet espace hors du temps, cette liberté en circuit fermé — La liberté en circuit fermé se dégrade en
rêve, entend-on dans je ne sais plus quel film de Debord — avait fait son
temps, que le triomphe de l’Empire du Bien signifiait la fin de l’utopie
berlinoise.
Wolfgang m’accueillit devant le bar, sanglé de cuir noir,
avec une accolade et un sourire amical. Il me présenta sa moto qui avait
certainement fait Barbarossa. À
l’intérieur, je fis la connaissance de sa petite amie Edmutte, une punkette aux
cheveux ras, bien bousculée dans un format de poche, des deux lesbiennes
blondes qui partageaient leur appartement. Puis du travelo noir américain
avoisinant les deux mètres faisant office de barman à l’Anfall. Un mec inénarrable, originaire de Pittsburg, qu’il avait
déserté parce que dans cette sinistre ville de prolos majoritairement noire, ni
son humour, ni son homosexualité affichée ne lui offraient un avenir radieux.
Pour tous, la solution était : Berlin où tout était permis puisqu’on
faisait barrage aux soviets. Ce travelo noir était loin d’être une
mauviette : plus tard, dans d’autres soirées au fond du bouge, je le vis
foutre dehors manu militari un
certain nombre d’importuns, et notamment des Osties…
Le premier soir à l’Anfall,
dans la sinistrose de la victoire occidentale, outre les poncifs de
contre-culture déversés à pleins seaux que je dus me farcir — comme si les
affirmer était une façon de les graver dans le marbre — j’empêchai Wolfgang,
déjà bourré, de rentrer dans le lard de deux skinheads qu’il prenait pour des
néo-nazis, en lui faisant remarquer que c’était le contraire. Il allait s’en
prendre à des skins antifascistes, ce qu’indiquaient sur leurs blousons
plusieurs insignes, brassards, je ne sais plus. Le Sekt, redoutable mousseux berlinois, l’avait rendu mauvais. Dégrisé
d’avance par une longue route, je savais encore lire, contrairement à Wolfgang
qui perdait les pédales. Le travelo noir, dans son style désopilant, me
remercia d’avoir mis un frein aux élans vengeurs de mon pote le motard punk,
avec une gentillesse déconcertante et des allusions grivoises en me payant un
verre.
Qu’est-ce que je foutais à Berlin ?… La CIA ne m’ayant
pas averti — salope — du flux brusque et irréversible de l’Histoire revenu
au-devant de la scène mondiale, ma présence sur le lieu même fétiche de la
Guerre Froide, n’avait donc rien à voir avec une quelconque curiosité
journalistique pour la fin du communisme. Non. J’étais en bisebille avec une
mousmée à Paname et, last but not least,
mon éditeur m’avait lourdé après mon premier roman Fasciste, parce que je ne m’étais pas justifié dans la presse de
gauche que je conchiais déjà, de notoriété publique. Pour résumer, j’étais là
par hasard, sous prétexte que Wolfgang, qui me voyait paumé et sans travail,
m’avait invité à partager son squat.
Nous passâmes le Jour de l’An à Potsdam, puisqu’on pouvait
circuler librement et que des douaniers ex-communistes ahuris accordaient à
force coups de tampon sur des cartons d’hier, des permis de séjour provisoires
à leurs nouveaux maîtres de l’Ouest. On but du Sekt au bord d’un lac où, paraît-il, le maréchal Joukov avait
pique-niqué au printemps 1945. On alluma un feu de branches ramassées dans la
forêt voisine.
Ensuite, dans cet hiver 89-90 à Berlin, où la nouvelle
époque se présentait comme une sévère gueule de bois, les expulsions se précisaient
dans les squats à mesure que la Réunification s’approchait. Mes amis
m’entraînèrent dans la tournée des bars à thèmes sur le déclin. Je me souviens
du bar conte de fée Lorelei, de
l’inévitable KGB — il existe un aussi
à Manhattan, dans le Lower East Side — et du bar bunker. Dans tous ces lieux régnait une atmosphère de fin du monde,
la libération des peuples opprimés du Pacte de Varsovie annonçait leur
disparition prochaine, déchaînant la cupidité des promoteurs. Mes recherches de
travail étaient aussi infructueuses que mes tentatives d’apprendre l’allemand.
Pourquoi s’encombrer d’un Français ne possédant que l’anglais, alors qu’on
avait des Osties sous la main, main
d’œuvre à bas prix qui parlait la langue maternelle ?…
Pour survivre, on allait acheter de la gnôle à Berlin-Est en
transition, à des prix communistes, pour
la revendre à Kreutzberg, parfois au travelo noir d’Anfall. Son expertise en double comptabilité était le fruit de
longues études dans les bas-fonds de Pittsburg. J’ai rarement autant bu que
lors de ce crépuscule qui dura quelques mois, magnifié par les médias
d’Occident comme une aube nouvelle, fin d’un siècle. La déprime de mes amis
était de plus en plus palpable : il fallait changer de mode de vie dans le
Nouveau Berlin Unifié. La contre-culture avait joué son rôle de lierre dans le
monde communiste, fissurant les murailles. Elle ne resurgirait comme idéologie
dominante que plus tard, coupée de ses racines, pour justifier les plus
sordides entreprises du capitalisme numérisé. Jusqu’à nos jours, l’ex-Allemagne
de l’Est reste déshéritée, réactionnaire,
comme dit le pouvoir libertarien. Absolutisme du marché et cuistrerie
victimaire, axes biogénétiques de la domination moderne, tout cela avait
fermenté dans « l’expérience » berlinoise. Au détriment final de ses
participants.
Au printemps, je quittai Berlin. Les Osties étaient détestés par les Berlinois de l’Ouest, toujours
bourrés, encombrant les supermarchés avec leur monnaie de singe, les rues avec
les débris qu’ils avaient le front d’appeler des voitures, et toutes leurs
turbulences de nouveaux venus au paradis capitaliste.
Deux ans plus tard, en 1992, j’évoquai cette odyssée dans Cargaison, roman paru aux éditions du
Rocher. Un point de vue concret de
Berlinois temporaire, loin des homélies des Charlatans de la Chute du Mur,
vainqueurs de l’Armée Rouge sur la Rive Gauche de la Seine. En cette heureuse
époque, leurs consternants rejetons babillaient à peine.
Thierry Marignac,
2019.