Staline et Gorki en 1931 |
(Article paru dans Livr'arbitre, numéro 11, printemps 2013)
PASSANT, VA DIRE À SPARTE QUE TOUS ICI NOUS
AVONS PICOLÉ À MORT POUR OBÉIR À SES LOIS
L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie
Comme un printemps fleuri
L’art pour l’art
Pour l’expression des sentiments
Pour la beauté et uniquement
L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie.
Evgueni
Kropivnitski
Dans un esprit certainement très éclairé, moderne et
humaniste, j’en passe et des moins flatteuses, il est question de rédiger un
morceau de bravoure cohérent pour cette estimable revue sur un enfonçage de
portes ouvertes : L’écrivain et le
totalitarisme, rien que ça. Tout
d’abord, j’ai horreur du mot « écrivain », bon pour les goncourables,
et autres mégalos à verbiage. Je lui préfère romancier ou auteur, plus humbles
et surtout plus exacts. Un écrivain, ça se prend terriblement au sérieux, ça
cherche le mot d’auteur, ça veut faire date, passer à la postérité, graver son
marbre à la Victor Hugo. Collez-lui un sujet aussi tarte que le totalitarisme sous le nez, ça fait
littéralement des taches par terre de bonheur : les boulevards de la
pontifiance la plus crasse s’ouvrent à lui, et combien de lendemains radieux
s’il parvient à vendre sa soupe. Il va pouvoir s’écouter parler de la plus
haute importance. Si, par miracle, il arrive à tordre un peu un aphorisme connu
sur ce thème archi-éculé, il a une chance de passer à la télé. Il est enfin
assis dans son rôle de Sauveur de l’Humanité qui souffre. Fais pas ta rosière,
il faut s’y coller, l’heure de gloire est proche. Il va enfin pouvoir se prendre
pour un Maxime Gorki à l’envers et être fait Grand Chevalier de la Liberté dans
un Verre d’Eau.
Je pense avec Drieu (Troisième
Lettre aux Surréalistes sur l’amitié et la solitude, 1927) qu’un auteur est
un faux-monnayeur quand il prétend débarquer dans un autre domaine que le sien
avec armes et bagages, qu’il a droit à ses opinions comme tout le monde, mais
au même rang que tout le monde : deuxième classe. Lequel Drieu aurait du
reste mieux fait de suivre ses propres conseils. La faculté de composer une histoire
qui se tienne avec des personnages réalistes dans un style attachant ne donne
en aucun cas une autorité automatique en sociologie, philosophie, économie,
géopolitique, Histoire, et tout ce qu’il faut savoir pour rameuter les forces
vives dans un grand élan universel. Au mieux, un auteur aura une approche de la
langue et de l’humain. Au-delà, il outrepasse ses prérogatives, ce qu’ils
adorent pour la plupart, ravis d’une gloriole usurpée.
Puisqu’il faut hélas rentrer dans le vif de ce sujet
moribond, je remarque qu’il y a eu au XXe
siècle deux sortes de totalitarisme dont procèdent les métastases
survivantes à ce jour, surtout une : le Communisme dans sa forme infectieuse,
sous l’Oncle Joe, et le Nazisme. Il y a peut-être eu des écrivains nazis, mais
on en parle peu, en dehors des collabos, et ces derniers n’étaient pas
allemands. Heidegger ne compte pas, il était philosophe, il faut quand même
mettre des bornes de temps en temps pour savoir où on est. Heidegger n’était
pas plus capable de
raconter correctement un coup de foudre que moi de contredire Kant et Hegel de
manière convaincante. Chacun son métier.
Je sais qu’on a reproché à Cioran d’avoir
soutenu la Garde de Fer d’Antonescu, mais 1) la réflexion précédente s’applique
à lui aussi, c’est un moraliste pas un conteur, et 2) l’idéologie roumaine
était celle d’une dictature musclée d’Europe Centrale, pas un totalitarisme qui
impose à la société et à l’individu
une vision complète, globalisante, incontestable et sans échappatoire sous
peine de vaporisation.
Par
contre, il y a eu des écrivains soviets à la pelle. Et pour cause, me confiait
Volodia Moysseev, camarade de Kiev travaillant à la réhabilitation des toxicos,
puisqu’une fois admis à l’Union des Écrivains, ils pouvaient tranquillement
picoler jusqu’à la tombe. À Rostov-sur-le-Don dont Volodia était originaire,
les « écrivains » rédigeaient leurs deux premiers romans avec
célérité et solennité, et puis, une fois qu’ils avaient accès au bar de la
Maison des Auteurs, on attendait le troisième quarante ans. Quoiqu’en pense le
rédac-chef qui s’inquiète je le sens, je suis en plein cœur du sujet. Les
auteurs maudits antitotalitaires (bien obligés) n’avaient aucun copain à L’Union. C’était la croix et la bannière, pour
croûter. Il ne l’a jamais dit, mais Limonov savait bien qu’il n’aurait pas dû
taper sur la tête de Yevtouchentko de toutes ses forces avec une bouteille à
moitié pleine au club-house des
Poètes de Moscou, vers 1973. La bourde. Adieu les tirages à deux millions d’ex.
des presses de la Patrie Socialiste. Samizdat à perpétuité.
Et l’on
aborde la question centrale de ce thème
au bord de l’épuisement : si l’idéologie, comme l’a prouvé l’histoire à
travers les âges, c’est le tiroir-caisse, et c’est de nos jours de plus en plus
flagrant, une certaine classe est toujours chargée d’en récolter l’usufruit.
Les soviets avaient poussé la cooptation culturelle si loin que nos démocraties
cybernétiques en sont réduites à l’imiter par le jeu des médias, des dynasties
« d’artistes » et de vedettes dont le succès est assuré par
saturation du marché, tout comme la nomenklatura saturait le marché par le
monolithisme autoritaire. Les jeunes poètes en étaient réduits à casser des
bouteilles sur des crânes de vieux ringards.
Et
pourtant, malgré la belle légende des « dissidents », tout le monde ou
presque
composait avec ce pouvoir et cette collaboration plus ou moins tacite continue jusqu’au jour d’aujourd’hui. Méfiez-vous des trop belles histoires, disait W.C. Fields, elles sont rarement vraies. S’il y eut des exceptions remarquables, la plupart des intellectuels et écrivains adhéraient au double jeu en vigueur pour surnager. Je pense à Vissotski, remarquable poète, qui joua au chat et à la souris avec le pouvoir soviétique, lâchant du lest pour pouvoir vivre sa vie de beatnick hors cadre, cigarettes, morphine et petites pépées, jusqu’à l’overdose finale que le KGB n’avait pas vu venir… Quant à Sergueï Tchoudakov, poète maudit que la critique et romancière Kira Sapguir, qualifie de « génie de la poésie russe de la deuxième moitié du XXe siécle »[1], il se défiait comme de la peste de la dissidence et de tous les calculs sur la postérité et l’Occident très tôt à l’œuvre dans ces milieux : De la chair des foules, rien ne me sépare…
composait avec ce pouvoir et cette collaboration plus ou moins tacite continue jusqu’au jour d’aujourd’hui. Méfiez-vous des trop belles histoires, disait W.C. Fields, elles sont rarement vraies. S’il y eut des exceptions remarquables, la plupart des intellectuels et écrivains adhéraient au double jeu en vigueur pour surnager. Je pense à Vissotski, remarquable poète, qui joua au chat et à la souris avec le pouvoir soviétique, lâchant du lest pour pouvoir vivre sa vie de beatnick hors cadre, cigarettes, morphine et petites pépées, jusqu’à l’overdose finale que le KGB n’avait pas vu venir… Quant à Sergueï Tchoudakov, poète maudit que la critique et romancière Kira Sapguir, qualifie de « génie de la poésie russe de la deuxième moitié du XXe siécle »[1], il se défiait comme de la peste de la dissidence et de tous les calculs sur la postérité et l’Occident très tôt à l’œuvre dans ces milieux : De la chair des foules, rien ne me sépare…
Tchoudakov
préférait le rôle du mauvais chien parfois en butte aux persécutions, parfois collaborant
avec le pouvoir comme la plupart de ses
compatriotes sous l’épée de Damoclès, en particulier dans ses activités de
lumpen : maquereautage, trafic de drogue, parasitisme. Et sa dignité était
là, si paradoxale qu’elle semble aux Don Quichottes rétrospectifs de l’Occident
ou aux révoltés à prébendes que sont devenus les « dissidents » :
traiter avec la flicaille communiste comme tout un chacun, pour essayer de
tirer son épingle du jeu, ce qui ne l’empêcha pas de faire de nombreux séjours
dans les hôpitaux psychiatriques du Grand Frère.
L’échange
du citoyen soviet avec l’état qui lui dérobe tout (c’est ça, la fondation matérielle
du totalitarisme, la confiscation de toute
la richesse sociale… tiens, tiens, on dirait une théorie néo-conservatrice…)
est incomparable avec celui d’un citoyen des démocraties oligarchiques libérales d'Occident, qui,
depuis le début du siècle, gouvernaient en redistribuant une partie des profits
réalisés. Comme on nous le fait sentir présentement, ça va changer, Nom de
Dieu.
La
dignité d’un Limonov tient à un héroïsme un peu différent, non content d’avoir
refusé d’abonder dans le sens de la « dissidence » devenue grand public à l’Ouest, il est retourné
affronter le monstre, cet état russe sur son socle vieux de mille ans en
s’affublant de ses habits d’hier, et se proclamant national-bolchevique,
sachant que les conventions d’hier sont parfois les transgressions
d’aujourd’hui.
Mais il
y eut d’autres formes de résistance, plus insidieuses, parfois venues des
communistes eux-mêmes. Je pense à Boris Pilniak, fusillé en 1937, parce qu’il
avait, au détour du Conte de la lune non
éteinte, un récit inspiré de la mort du maréchal Frounzé — bien qu’il s’en
soit défendu — osé suggérer, que le destin pesait plus parfois plus lourd que
le matérialisme historique et les progrès de la médecine. Une révolte absolue, de fond, contre l’axiome totalitaire qui
prétend avoir résolu l’univers dans son infinitude d’espace-temps — très
comparable en cela aux démocraties cybernétiques et leur foi aveugle dans les
diktats du marché.
Il y a
aussi le refus plus modeste, plus introverti, mais tout aussi buté du poète
auteur de l’exergue de cet article, Evgueni Kropivnistski, qui passa sa vie
dans son humble masure de campagne à composer des poèmes d’une simplicité,
d’une limpidité si frappante, que se constitua autour de ce personnage hors
normes un cercle qui devint une sorte d’école, en tous points opposée, sans
jamais en parler, à l’idéologie rigide de « l’ingénierie des âmes »
imposée par Gorki en 1934, au Congrès des Écrivains. Et certes, dans les années
1940, le goût d’une esthétique dépouillée et d’une élégance suprême était
probablement le déni le plus implacable des radotages staliniens.
pacte Ribbentrop-Molotov |
Comme il est curieux de constater qu’aujourd’hui, dans les démocraties cybernétiques, cette idéologie de « l’ingénierie des âmes » s’est à son tour communiquée aux auteurs, aux critiques qui doivent obligatoirement diverger de la littérature en abordant un grand problème larmoyant, et qui concerne tout le monde s’il vous plait. Le verdict est sans pitié : c’est ça ou l’autofriction. À chaque époque ses totalitarismes, à chaque époque ses laquais culturels. TM, 2013
[1] Des Chansons pour les sirènes, Trois saltimbanques russes du XXe siècle : Essenine Medvedeva, Tchoudakov, présentés par Thierry Marignac et Kira Sapguir, Éditions l’Écarlate.