L’amitié et la
fantaisie
Je me souviens de Charles
Duits, poète et écrivain surréaliste tardif, que j’ai à peine entrevu,
pourtant. J’ai du le voir trois fois et à peine communiqué avec lui, sinon pour
un regrettable accès d’impulsivité dans mon prurit de tout rejeter à vingt ans,
qu’il eut l’intelligence et l’amabilité de remettre à sa place, en se moquant
gentiment de mon anarchisme déplacé.
Je ne sais plus comment j’étais arrivé dans sa mansarde rue
d’Assas, par un après-midi très vague dans mon errance d’alors. Certainement
plus ou moins grâce à Daniel Mallerin mon éditeur, mentor et ami, depuis tant
d’années que ça fait mal de s’en souvenir. Mallerin était très proche de Duits
à cette époque, de son épouse délirante, de son fils, étrange. Mallerin avait
édité un Cahier du Silence, défunte
collection de feu l’éditeur suisse Kesselring, consacré à Duits. Du coup,
j’imaginais que l’écrivain faisait partie de l’Establishment !… Je crois que Duits s’était mis à parler de
Dieu, et quoique je n’aie rien dit jusqu’alors, j’étais parti dans une tirade
boute-feu athéiste qui avait fait sourire le vieux sage. Je ne me souviens plus
de sa réponse, sinon qu’il m’avait dit,
en gros, tu peux jouer les cow-boys, ou bien on peut parler. D’une manière suffisamment subtile et avec assez d’humour
pour m’impressionner.
Ensuite, un tout petit lascar de ses amis, genre Arménien
basané, ou Grec, ou Sarde, métèque, quoi (j'ai, bien entendu complètement oublié le nom de ce mec-là, et le titre de son bouquin), s’était pointé chez lui avec son
nouveau livre à la main. Duits — un homme de 60 ans environ à l’époque, couronne
de cheveux blancs entourant sa calvitie, visage de sérénité — s’était mis à
lire l’Opus de son ami couleur caramel — et tout de l’intellectuel réfugié
politique Montparnasse qui se néglige. Je ne me souviens que de quelques mots
du début de ce livre : — Et Job
s’adressant au Tout-Puissant… S’ensuivait une longue série de
récriminations terrestres à l’encontre de l’Éternel, se terminant par : Pourquoi est-ce que tu m’as fait ça ?…
Et le
Seigneur répondait : Job, c’est parce que je ne peux pas te piffer !…
Et
Duits referma le livre bruyamment, dans l’hilarité du public (dont moi), en
remerciant son ami d’une occasion de rire.
Duits
avait connu André Breton à New York dans les années 1940, une affaire qu’il
avait raconté dans un livre au titre éminemment surréaliste : André Breton a-t-il dit passe. Comme
Duits avait alors 17 ans, et que c’était déjà un poète extrêmement doué, le
pape du surréalisme avait été séduit et toutes les comparaisons fatiguées
rimbaldiennes avaient joué dans cette amitié un rôle non négligeable (quoique
regrettable comme toutes les mômeries sur la tarte à la crème Rimbaud). Je ne
me souviens que d’un seul passage du livre de Duits sur Breton, celui où le
jeune homme, presque un adolescent, emporté par les théories anarcho-tralala de
l’écrivain reconnu de vingt ans son aîné, lui proposait, en voyant un flic
américain au coin d’une rue, de se jeter sur lui pour lui faire un mauvais
parti. Or Breton, courageux mais pas téméraire, faisait remarquer à Duits que
le robuste cop new-yorkais avait des
muscles comme des pastèques, une matraque et un flingue, l’entreprise était
donc sans doute vouée à l’échec. Et Duits de conclure : J’étais soulagé, tout de même, déçu, mais
heureux…
J’avais
lu un autre livre de Duits : La
Salive de l’éléphant. Encore une fois (que le lecteur me pardonne cette
ritournelle !…) je ne me souviens que d’un seul chapitre. Dans ce livre,
la salive de l’éléphant est un aphrodisiaque du feu de Dieu, qui rend les
femmes torrides et les hommes insatiables. Si mes souvenirs sont exacts, Duits
avait écrit ce roman en 24 ou 36 heures, suite à un pari avec son éditeur.
Avait-il consommé de la mescaline pour ça comme c’était son habitude à
l’époque ? Je ne sais plus. Bref, dans le chapitre dont j’ai gardé
mémoire, un ami demandait à Duits pourquoi un type aussi doué que lui écrivait
de la pornographie ?… Et l’auteur de répondre par une théorie moderniste
Dada sur l’interaction du public et de l’œuvre : Parce que c’est le seul moyen d’avoir une influence immédiate sur son
lecteur !… Je change son état de conscience au moment même de la
lecture !…
Bien
des années plus tard, au soir d’une journée où je m’étais servi du nom de
Duits, qui n’était plus de ce monde— et ne risquait donc pas de me contredire —
pour me sortir d’un mauvais pas dans une affaire douteuse, j’échouais en fin de
course, chez une vieille amie. Un des tableaux de Duits suspendus au-dessus de
mon lit de bohème se décrocha du clou (Touche-à-tout surréaliste, Duits était
doué en peinture, littérature, poésie) pour me tomber carrément sur la tête.
Aucun doute dans mon esprit : c’était une petite vengeance du vieux
farceur qui avait une fois de plus remarqué que je passais les bornes. Duits a-t-il dit tu chies dans la colle…
Cet
homme que j’ai si peu connu avait réussi à me communiquer la mauvaise graine,
qu’un ami très cher, fréquenté très longtemps, Patrice Duvic, autre éditeur-auteur fou de
science-fiction, hélas lui aussi aujourd’hui au royaume des ombres tenait pour
le Graal : foin des sermons en chaire, la littérature, c’est l’amitié et
la fantaisie.
TM,
2013.