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24.7.13

États généraux du désengagement : discours inaugural du premier secrétaire

Staline et Gorki en 1931

 (Article paru dans Livr'arbitre, numéro 11, printemps 2013)

PASSANT, VA DIRE À SPARTE QUE TOUS ICI NOUS AVONS PICOLÉ À MORT POUR OBÉIR À SES LOIS

L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie
Comme un printemps fleuri
L’art pour l’art
Pour l’expression des sentiments
Pour la beauté et uniquement
L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie.
Evgueni Kropivnitski

         Dans un esprit certainement très éclairé, moderne et humaniste, j’en passe et des moins flatteuses, il est question de rédiger un morceau de bravoure cohérent pour cette estimable revue sur un enfonçage de portes ouvertes : L’écrivain et le totalitarisme,  rien que ça. Tout d’abord, j’ai horreur du mot « écrivain », bon pour les goncourables, et autres mégalos à verbiage. Je lui préfère romancier ou auteur, plus humbles et surtout plus exacts. Un écrivain, ça se prend terriblement au sérieux, ça cherche le mot d’auteur, ça veut faire date, passer à la postérité, graver son marbre à la Victor Hugo. Collez-lui un sujet aussi tarte que le totalitarisme sous le nez, ça fait littéralement des taches par terre de bonheur : les boulevards de la pontifiance la plus crasse s’ouvrent à lui, et combien de lendemains radieux s’il parvient à vendre sa soupe. Il va pouvoir s’écouter parler de la plus haute importance. Si, par miracle, il arrive à tordre un peu un aphorisme connu sur ce thème archi-éculé, il a une chance de passer à la télé. Il est enfin assis dans son rôle de Sauveur de l’Humanité qui souffre. Fais pas ta rosière, il faut s’y coller, l’heure de gloire est proche. Il va enfin pouvoir se prendre pour un Maxime Gorki à l’envers et être fait Grand Chevalier de la Liberté dans un Verre d’Eau.
         Je pense avec Drieu (Troisième Lettre aux Surréalistes sur l’amitié et la solitude, 1927) qu’un auteur est un faux-monnayeur quand il prétend débarquer dans un autre domaine que le sien avec armes et bagages, qu’il a droit à ses opinions comme tout le monde, mais au même rang que tout le monde : deuxième classe. Lequel Drieu aurait du reste mieux fait de suivre ses propres conseils. La faculté de composer une histoire qui se tienne avec des personnages réalistes dans un style attachant ne donne en aucun cas une autorité automatique en sociologie, philosophie, économie, géopolitique, Histoire, et tout ce qu’il faut savoir pour rameuter les forces vives dans un grand élan universel. Au mieux, un auteur aura une approche de la langue et de l’humain. Au-delà, il outrepasse ses prérogatives, ce qu’ils adorent pour la plupart, ravis d’une gloriole usurpée.
         Puisqu’il faut hélas rentrer dans le vif de ce sujet moribond, je remarque qu’il y a eu au XXe  siècle deux sortes de totalitarisme dont procèdent les métastases survivantes à ce jour, surtout une : le Communisme dans sa forme infectieuse, sous l’Oncle Joe, et le Nazisme. Il y a peut-être eu des écrivains nazis, mais on en parle peu, en dehors des collabos, et ces derniers n’étaient pas allemands. Heidegger ne compte pas, il était philosophe, il faut quand même mettre des bornes de temps en temps pour savoir où on est. Heidegger n’était pas plus capable de raconter correctement un coup de foudre que moi de contredire Kant et Hegel de manière convaincante. Chacun son métier.
 Je sais qu’on a reproché à Cioran d’avoir soutenu la Garde de Fer d’Antonescu, mais 1) la réflexion précédente s’applique à lui aussi, c’est un moraliste pas un conteur, et 2) l’idéologie roumaine était celle d’une dictature musclée d’Europe Centrale, pas un totalitarisme qui impose à la société et à l’individu une vision complète, globalisante, incontestable et sans échappatoire sous peine de vaporisation.
Par contre, il y a eu des écrivains soviets à la pelle. Et pour cause, me confiait Volodia Moysseev, camarade de Kiev travaillant à la réhabilitation des toxicos, puisqu’une fois admis à l’Union des Écrivains, ils pouvaient tranquillement picoler jusqu’à la tombe. À Rostov-sur-le-Don dont Volodia était originaire, les « écrivains » rédigeaient leurs deux premiers romans avec célérité et solennité, et puis, une fois qu’ils avaient accès au bar de la Maison des Auteurs, on attendait le troisième quarante ans. Quoiqu’en pense le rédac-chef qui s’inquiète je le sens, je suis en plein cœur du sujet. Les auteurs maudits antitotalitaires (bien obligés) n’avaient aucun copain à L’Union. C’était la croix et la bannière, pour croûter. Il ne l’a jamais dit, mais Limonov savait bien qu’il n’aurait pas dû taper sur la tête de Yevtouchentko de toutes ses forces avec une bouteille à moitié pleine au club-house des Poètes de Moscou, vers 1973. La bourde. Adieu les tirages à deux millions d’ex. des presses de la Patrie Socialiste. Samizdat à perpétuité.



Et l’on aborde la question  centrale de ce thème au bord de l’épuisement : si l’idéologie, comme l’a prouvé l’histoire à travers les âges, c’est le tiroir-caisse, et c’est de nos jours de plus en plus flagrant, une certaine classe est toujours chargée d’en récolter l’usufruit. Les soviets avaient poussé la cooptation culturelle si loin que nos démocraties cybernétiques en sont réduites à l’imiter par le jeu des médias, des dynasties « d’artistes » et de vedettes dont le succès est assuré par saturation du marché, tout comme la nomenklatura saturait le marché par le monolithisme autoritaire. Les jeunes poètes en étaient réduits à casser des bouteilles sur des crânes de vieux ringards.
Et pourtant, malgré la belle légende des « dissidents », tout le monde ou presque
composait avec ce pouvoir et cette collaboration plus ou moins tacite continue jusqu’au jour d’aujourd’hui. Méfiez-vous des trop belles histoires, disait W.C. Fields, elles sont rarement vraies. S’il y eut des exceptions remarquables, la plupart des intellectuels et écrivains adhéraient au double jeu en vigueur pour surnager. Je pense à Vissotski, remarquable poète, qui joua au chat et à la souris avec le pouvoir soviétique, lâchant du lest pour pouvoir vivre sa vie de beatnick hors cadre, cigarettes, morphine et petites pépées, jusqu’à l’overdose finale que le KGB n’avait pas vu venir… Quant à Sergueï Tchoudakov, poète maudit que la critique et romancière Kira Sapguir, qualifie de  « génie de la poésie russe de la deuxième moitié du XXe siécle »[1], il se défiait comme de la peste de la dissidence et de tous les calculs sur la postérité et l’Occident très tôt à l’œuvre dans ces milieux : De la chair des foules, rien ne me sépare…
Tchoudakov préférait le rôle du mauvais chien parfois en butte aux persécutions, parfois collaborant avec le pouvoir comme la plupart de ses compatriotes sous l’épée de Damoclès, en particulier dans ses activités de lumpen : maquereautage, trafic de drogue, parasitisme. Et sa dignité était là, si paradoxale qu’elle semble aux Don Quichottes rétrospectifs de l’Occident ou aux révoltés à prébendes que sont devenus les « dissidents » : traiter avec la flicaille communiste comme tout un chacun, pour essayer de tirer son épingle du jeu, ce qui ne l’empêcha pas de faire de nombreux séjours dans les hôpitaux psychiatriques du Grand Frère.
L’échange du citoyen soviet avec l’état qui lui dérobe tout (c’est ça, la fondation matérielle du totalitarisme, la confiscation de toute la richesse sociale… tiens, tiens, on dirait une théorie néo-conservatrice…) est incomparable avec celui d’un citoyen des démocraties oligarchiques libérales d'Occident, qui, depuis le début du siècle, gouvernaient en redistribuant une partie des profits réalisés. Comme on nous le fait sentir présentement, ça va changer, Nom de Dieu.
La dignité d’un Limonov tient à un héroïsme un peu différent, non content d’avoir refusé d’abonder dans le sens de la « dissidence » devenue grand public à l’Ouest, il est retourné affronter le monstre, cet état russe sur son socle vieux de mille ans en s’affublant de ses habits d’hier, et se proclamant national-bolchevique, sachant que les conventions d’hier sont parfois les transgressions d’aujourd’hui.
Mais il y eut d’autres formes de résistance, plus insidieuses, parfois venues des communistes eux-mêmes. Je pense à Boris Pilniak, fusillé en 1937, parce qu’il avait, au détour du Conte de la lune non éteinte, un récit inspiré de la mort du maréchal Frounzé — bien qu’il s’en soit défendu — osé suggérer, que le destin pesait plus parfois plus lourd que le matérialisme historique et les progrès de la médecine. Une révolte absolue, de fond, contre l’axiome totalitaire qui prétend avoir résolu l’univers dans son infinitude d’espace-temps — très comparable en cela aux démocraties cybernétiques et leur foi aveugle dans les diktats du marché.
Il y a aussi le refus plus modeste, plus introverti, mais tout aussi buté du poète auteur de l’exergue de cet article, Evgueni Kropivnistski, qui passa sa vie dans son humble masure de campagne à composer des poèmes d’une simplicité, d’une limpidité si frappante, que se constitua autour de ce personnage hors normes un cercle qui devint une sorte d’école, en tous points opposée, sans jamais en parler, à l’idéologie rigide de « l’ingénierie des âmes » imposée par Gorki en 1934, au Congrès des Écrivains. Et certes, dans les années 1940, le goût d’une esthétique dépouillée et d’une élégance suprême était probablement le déni le plus implacable des radotages staliniens.
pacte Ribbentrop-Molotov

Comme il est curieux de constater qu’aujourd’hui, dans les démocraties cybernétiques, cette idéologie de « l’ingénierie des âmes » s’est à son tour communiquée aux auteurs, aux critiques qui doivent obligatoirement diverger de la littérature en abordant un grand problème larmoyant, et qui concerne tout le monde s’il vous plait. Le verdict est sans pitié : c’est ça ou l’autofriction. À chaque époque ses totalitarismes, à chaque époque ses laquais culturels. TM, 2013


[1] Des Chansons pour les sirènes, Trois saltimbanques russes du XXe siècle : Essenine Medvedeva, Tchoudakov, présentés par Thierry Marignac et Kira Sapguir, Éditions l’Écarlate.