17.4.20

Déjà un mois, depuis la mort d'Édouard Limonov, l'antinécrologie !…

Au "bunker" du NBP, dans les années 90, Danil Doubschine à droite de Limonov.
         ANTINÉCROLOGIE
         "Quelle époque ce fut, enfer ou paradis, quand Elena m'a quitté en février 1976. Ô Seigneur comme je suis heureux d'avoir vécu un pareil moment et ce terrible malheur…
Époque d'un cœur dépouillé! L'air était étrange, brûlait comme l'alcool avec des monstres qui rugissaient alentour et un complot général de la nature contre moi,  le ciel qui vomissait du feu et la terre qui m'attendait béante et palpitante.
Combien d'observations invraisemblables, combien d'expériences cauchemardesques ! NewYork, dans la bise de l'hiver, était parcourue de tigres aux canines comme des sabres et d'autres fauves de l'époque glaciaire, les cieux déchirés craquaient, et moi, chaud; humide et menu, je bondissais pour échapper aux dents, aux ventres et aux griffes. Une petite boule saignante. Et de toutes parts retentissaient, tels des coups de tonnerre, les mots terribles du philosophe bossu: "Le plus malheureux, c'est le plus heureux!… Le  plus heureux !" Mais je ne comprenais pas alors.
Et maintenant que je voudrais connaître le même état, impossible, impossible hélas. Une telle vision n'est permise que dans un épouvantable malheur, une seule fois, et un tel état n'avoisine que la mort".
Journal d'un raté, Albin Michel, 1982.



         La peste soit des « comémmorateurs », louche franc-maçonnerie de sous-développés du bulbe, chez qui l’oraison funèbre est le fruit naturel de la médiocrité. Le charognard déforme quelques grandes lignes dans le sens qui l’arrange avec sa tronche de circonstance et son brassard de crétin au cimetière. Trois formules ronflantes et puis s’en vont.
          On a pu assister récemment à cette sarabande des hyènes autour du cadavre de mon ami Limonov. Un certain nombre des ténors de l’histrionisme solennel entonnant le cantique des tartuffes le dénigraient quand il était vivant, car c’est ainsi qu’on écrit l’Histoire dans les égouts de la politique.
         Ce n’est après tout que le pendant de la médiocrité de gauche, qui le cloua au pilori après l’avoir adulé, ne lui accordant la rédemption qu’à la suite d’une biographie mauvaise copie des écrits d’Édouard lui-même. Celle-ci était de surcroît farcie d’erreurs,  parce que le grand bourgeois misérable tas de complexes au vide sidérant — ne sait même pas copier correctement. Quelle importance, sa crasseuse impuissance d’exhibitionniste lui vaut d’entrée les suffrages plébiscitaires de la presse serpillière dont il vient. Lors d’un échange récent sur l’abyssal manque de contenu et d’intérêt d’une interview publiée par une revue de la « mouvance », après son passage à Paris «Gilets Jaunes », Édouard, rebondissant sur son biographe, me confiait, avec la simplicité déconcertante qui était sa marque de fabrique : « Thierry, je sais qu’il a eu du succès parce que c’est un bourgeois ».
         Ce déprimant tour d’horizon expédié, passons à un tableau vivant, le seul qui importe puisqu’il est la transmission.

Avec Faouzi Lellouche leader Gilets Jaunes, Paris mai 2019

         De même que pour Dominique de Roux les flonflons d’Empire et les échos de western dans la jungle ont par exemple éclipsé le vif intérêt qu’il portait à la Beat-Generation — Ginsberg, Burroughs, Rechy et même le Français Pélieu — petit détail lourd de sens puisqu’il marquait non seulement l’originalité d’un esprit curieux de tout mais le trait d’union visionnaire entre Céline et Ezra Pound… de même le rôle d’Édouard Limonov dans la construction d’une culture moderne en Fédération Russe, son rôle majeur, est à peu près passé sous silence au profit des ordres du jour des uns et des autres et des détails rabâchés de sa biographie hors-normes. À la suite de son œuvre foisonnante où l’on rencontrait tant Joey Ramone ( chanteur du groupe punk The Ramones ) que Iossip Brodski (prix Nobel de poésie 1987), Lili Brik ou Andy Warhol, son journal Limonka fut le pipe-line majeur de la culture underground sur les ruines d’une URSS, claquemurée pendant 70 ans, à l’écart de tout. Il le fut de deux façons : par la diversité des thèmes abordés, des seigneurs de la guerre somaliens (Black Hawk Down) au rock des Dead Kennedys ou de Marylin Manson, en passant par les errances dans la steppe du poète Khlebnikov, que les communistes avait glissé sous le tapis ; il le fut aussi parce que les jeunes talents s’engouffrèrent dans l’appel d’air, et que la porte de Limonka était ouverte à une génération en rupture dans la boucherie marchande de la Russie des années 1990. Skin-heads ou punks, pro-soviet ou Musulmans opposés à la corruption Eltsine, chacun pouvait s’y exprimer. Le spectacle du «  bunker » de la rue Frouzenskaïa, un sous-sol entièrement reconstruit par les natsbols, était éloquent : on y croisait Egor Lietov, légende du punk-rock sibérien (chanteur du groupe Défense civile), les anarchistes Tvetskov et Kostenko, le culturiste Danil Doubschine dont l’idole était Schwarzzeneger, l’officier russe Viktor Pestov, l’artiste débutant Cyrille Okhakine… et pas mal de jolies filles, comme la sensationnelle blonde Elena Bourova, dite « le sex-symbol du NBP ». À l’époque, le garde du corps d’Édouard, un malabar massif et rigolard, était un certain Kost, ancien champion de jiu-jitsu d’Ukraine. Il devait disparaître dans des circonstances tragiques, jamais élucidées. Je compte la chance qui m’a été donnée de passer au « bunker » à plusieurs reprises en 1999, comme une des expériences les plus curieuses de mon existence vagabonde. Plus que tout, le NBP et son journal étaient une formidable école. En témoignent nombre d’écrivains aujourd’hui reconnus comme Chargounov, député communiste à la Douma et une pléthore de musiciens, artistes, cinéastes ou producteurs… le show-biz à Moscou n’aurait pas la même gueule sans les natsbols !…
         Mon ami l’artiste contemporain Andreï Molodkine, ancien chauffeur de convois de fusées nucléaires pendant son service militaire en 1987, spécialiste de la provocation politique comme esthétique, m’a téléphoné, il y a quelques jours. Après m’avoir raconté comment il avait organisé et mené comme une opération militaire à Paris la récupération de femme et enfants, deux heures avant le confinement et le bouclage des routes pour les emmener en bagnole dans son soviet d’art moderne dans les Pyrénées, il m’a confié : « Tu sais, j’avais fait la une de Limonka en 2000 avec des photos d’un projet intitulé Collapse Government !… ». Je l’ignorais. Avec son canard et son parti, Édouard Limonov avait organisé plus que tout, en ratissant large, un véritable pôle contre-culturel en Russie. C’est sa réussite majeure et son héritage essentiel.
         J’y reconnais sa générosité de toujours, celle qui l’obligeait à nourrir nos estomacs de jeunes loups quand avec ma bande on passait les voir lui et Natacha Medvedeva rue des Écouffes. Il nous exhortait à la patience en concoctant un roboratif ragoût russe et Natacha, qui travaillait au cabaret Raspoutine aux Champs-Élysées, entonnait les classiques russes de sa profonde voix de basse. Puis Édouard nous régalait d’histoires de la zone à Moscou et New York. J’y reconnais aussi son inlassable curiosité pour le monde, jusqu’à nos destins de jeunes Parigots vivant d’expédients.
         De même, déjà écrivain professionnel reconnu, il nous donna des textes et nouvelles pour notre magazine gratuit de gamins, Acte Gratuit sans rien réclamer, par amitié.
         Chez Limonov, on croisait des dissidents polonais anarcho-situs, rêvant d’escroquer la Sécurité d’État pour boire le pognon, grâce à de faux renseignements sur la diaspora. Au passage, ces dissidents polonais nous firent picoler de l’alcool de pharmacie allongé d’eau avec un zeste de citron.
         Chez Limonov, comment pourrais-je oublier un mec aussi marrant, on croisait le photographe de mode Sacha Borodouline, une sorte de Polanski, petit Juif espiègle et malin comme un singe, qui bossait entre Paris et New York, en compagnie de la sculpturale Beth Todd, une américaine mannequin vedette des années 1980. Elle devait sa célébrité à une certaine ressemblance avec Lauren Bacall et elle vivait avec Borodouline, qui n’en était pas peu fier.

         Chez Limonov, je rencontrai la splendide Elena Schapova, sa seconde femme dont il était déjà séparé, peu avant qu’elle ne se marie avec un comte italien. Elle tournait dans le salon comme une lionne en cage — de retour de la Closerie des Lilas, après avoir pris de la coke avec Jean-Edern qui lui avait fait du rentre-dedans.
         Nous l’avions rencontré avec mon camarade l’écrivain Pierre-François Moreau en mars 1981 par une matinée printanière. Juste après la mort d’Édouard, en m’envoyant un cliché où lui et moi sommes assis côte-à-côte ce jour-là, Pierre-François me glissa : « Je savais en la prenant que cette photo était historique ». Nous venions l’interviewer, n’ayant qu’une idée très vague de nos débouchés. Je pense qu’Édouard n’était pas dupe. Mais il s’en foutait. Nous étions les premiers véritables Parisiens dont il faisait connaissance en dehors de son éditeur, et de l’attachée de presse. Il s’ensuivit une amitié presque immédiate, non seulement avec nous deux, mais avec toute notre bande de potes. Nous finîmes par fourguer l’interview au magazine Actuel.  Nous étions allé le voir à la suite de la publication de son premier roman scandaleux : Le Poète russe préfère les grands nègres. L’unique scène homosexuelle du livre défraya évidemment la chronique, mais ce qui choquait surtout, en réalité, parce que nouveau à une époque Bernard-Henri-Leviesque de dissidence bien-pensante, c’était le rejet instinctif, primitif et violent du Moloch-Baal capitaliste américain par un exilé d’URSS.

         En 1982, avant mon premier voyage à New York en compagnie d’Édouard, parut ce qui est pour moi son chef-d’œuvre : Journal d’un raté, en réalité un montage de poésies, dont la progression constitue au fur et à mesure une narration par vignettes. Si j’en avais l’intuition à l’époque, je ne m’en rendis pleinement compte que des années plus tard en le lisant en russe : il s’agissait d’un recueil de poèmes !… Sa filouterie passa inaperçue en France où il était devenu (provisoirement)  une idole de la bien lamentable gauche caviar. La pure beauté de ces instantanés et l’intelligence de la structure du bouquin m’inspirèrent la meilleure critique de l’ouvrage, je le dirai sans aucune modestie, dans les pages de l’infâme Libération, peu avant qu’on me vire pour insolence envers le PS, facile de virer un pigiste. Il s’agissait de la lente dérive d’un exclu prolétarisé vers la violence, jusqu’à l’assassinat du président des États-Unis. Taxi Driver par Édouard, ou le nihiliste de l’exil.

         Nous eûmes une certaine influence l’un sur l’autre et si, une fois qu’il était devenu politicien mes postures de cynique le faisaient parfois tiquer, mon rejet du messianisme des masses, nous nous connaissions depuis si longtemps qu’il finissait toujours par en rire. « Nous sommes trop vieux toi et moi pour changer » dit-il à notre avant-dernière entrevue en mai 2019, en défilant avec les Gilets Jaunes. Il exerça certainement sur moi une influence majeure. Ma vie n’aurait pas pris le même tour sans cette rencontre insigne. Et c’est peut-être réciproque : en 2015, chez lui, à Moscou, dîner arrosé de cognac et vodka, il reconnut que mon premier roman Fasciste, inattendu même pour lui, avait beaucoup influé sur son parcours. Je lui en suis jusqu’à ce jour reconnaissant : il était très concurrentiel et n’admettait pas  ce genre de choses très facilement. Mais, comme me le dit un jour lors d’une interview à Manhattan un autre ami, le journaliste Oleg Soulkine, Russe de New York : Tu es un des rares dont il n’ait jamais dit de mal.
          Comment faire le deuil d’un ami de ce calibre ?…
         Thierry Marignac, avril 2020.