IN A FIRST OF ITS KIND COLLABORATION, RUSSIAN ARTIST ANDREI MOLODKIN TEAMS UP WITH UK DRILL MUSICIANS SKENGDO X AM AND DRILLMINISTER ON ‘THE MEDIA’ - A PROJECT TO INSPIRE YOUNG PEOPLE TO GIVE THEIR BLOOD TO ARTISTIC FREEDOM RATHER THAN SPILLING IT ON THE STREETS.
Nous ne tolérerons aucune incivilité.
Les transgressions d’hier sont les
conventions d’aujourd’hui. L’abolition de certaines discriminations en provoque
de nouvelles. Le principe de la contrainte se contente de muer, la fin des
turpitudes du pouvoir (certaines) ne signifie pas la fin du pouvoir de la
turpitude. Dans le train vers Londres — dont la publicité sur écran semble tout
droit sortie d’un manuel de vulgarisation anglo-saxonne des livres de Michel
Foucault[1]
— tout écart du langage marketing contemporain passant pour de l’amabilité
alors qu’il n’exprime que du mépris peut entraîner des poursuites judiciaires. Le
couperet est prêt à s’abattre, comme le souligne la voix suave d’une gérante de
train multiculturelle, fière de son
accent irréprochable dans la langue de Shakespeare, c’est notable à son
intonation satisfaite. Comme dans l’Angleterre victorienne, mais à rebours,
tout tempérament est relégué dans les abysses du refoulement mercantile — la
magie psychotique du protestantisme qui nous donna Jack l’Éventreur[2].
Selon la formule moderne de l’Empire du Management : le pouvoir vous aime
qui que vous soyez alors il vous a tous à l’œil. Tenez-vous le pour dit.
Ce paradoxe a depuis longtemps perdu sa nouveauté
ébouriffante, il est lassant de l’évoquer une fois encore — sauf qu’il est
répété à chaque carrefour en catéchisme libérateur, retournant le couteau dans
la plaie. Ce sont les ritournelles des rebelles établis à tous les échelons de
la gouvernance, dont on calcule en
douce les émoluments au fond d’un crâne venimeux — mais… Pas un mot ! … comme le répétait Clappique, le sympathique
mythomane de La Condition Humaine[3].
La cuistrerie victimaire renforce l’absolutisme du marché. Autres temps, autres
mœurs, mais restons anglomane, c’est si français !…
Les défis lancés à l’absolutisme sous ses formes précédentes
consistaient toujours à l’entraîner vers sa limite, son point de rupture, de
Georges Bataille ou William Blake aux Sex Pistols, pour en citer quelques-uns,
porter ses contradictions au rouge, mettre le système en surchauffe. Et il faut
rendre justice à Malcolm McLaren, il nous avait bien fait rigoler en trouvant
des moyens novateurs de vendre de la
provocation, très loin des transgressions recommandées. Dans l’outrance
manipulatrice, il n’était pas anglais par hasard. Rendons-lui justice une
seconde fois, la tâche n’était pas facile même à son époque, l’art contemporain
ayant fait de la provocation une lucrative industrie officielle depuis bientôt
un siècle.
Sur ces entrefaites — un mépris enraciné pour les immondices
hors de prix défigurant le paysage définitivement sous prétexte de le
déconstruire alors que c’est déjà un champ de ruines — j’ai rencontré Andreï
Molodkine, artiste conceptuel russe jouissant d’une certaine cote. Il parlait
au téléphone. On était dans le train pour la Belgique.
—Si vous avez des secrets, allez sur la plate-forme, lui ai-je
dit en m’asseyant. Je comprends votre langue.
Il a éclaté d’un rire qu’on n’entend jamais à Beaubourg.
J’allais encore devoir me livrer à des révisions déchirantes.
Le premier projet qu’il m’a montré m’a fait grosse
impression, essentiellement par ses dimensions colossales : Goverment down en lettres de trois
tonnes de métal effondrées en fin de mot qu’on a pu voir récemment dans ces
pages. Et, au contraire des concepteurs grassement payés qui font bosser des
sans-papiers pour monter leurs élucubrations, ces vingt tonnes de fonte avaient
été forgées par lui et son équipe, dans la fonderie qu’il possède avec d’autres
au fond des Pyrénées. De l’art en bleu de chauffe. Jackson Pollock ou les
constructivistes ? Les dimensions de son ironie politique la rendaient peu
susceptible d’orner les collections de Bernard Arnault sauf s’il arrive enfin à
acheter le Palais de Versailles en dépit de l’animateur télé, vous voyez qui je
veux dire, celui qui organise des loteries culturelles et se fait faucher le
fade au moment du partage. Ensuite, la photo des trois carabinieri (dont un officier) perplexes devant les vingt tonnes de
métal exposées à Bari au musée d’art contemporain ajoutait un poids
supplémentaire à cette ironie. Enfin, il ne s’étonnait pas de la précision de
mes questions envieuses : qui avait raqué pour transporter toute cette
ferraille au fond de l’Italie en convoi spécial ? Le musée bien sûr,
m’a-t-il répondu en riant. Et là, respect, j’ai travaillé des décennies dans
l’édition où pour se faire rembourser un taxi il faut expliquer pourquoi on n’a
pas pris l’autobus. Il faisait peut-être partie des subventionnés de la provo,
mais il avait du chou et de l’envergure. Je préfère que l’oseille parte
là-dedans que dans les expéditions néocoloniales de l’OTAN.
De son côté, l’artiste était aux aguets, il avait entendu
parler de mes campagnes de Russie, de mon amitié avec Limonov et surtout, ce
qui définissait son intérêt, de mon premier roman Fasciste[4]
dont la conception dadaïste lui rappelait sa propre démarche.
Ni une ni deux, il m’a invité au vernissage de son dernier
projet Black Horizon, dans une des
galeries d’art moderne les plus sélects de Londres. Lorsque j’en ai pris
connaissance, heureusement que j’étais assis. Il collaborait avec des rappers du Sud de Londres,(Skengdo X AM & Drillminister) à Croydon,
les cités d’urgence. Un certain nombre d’entre eux avait été condamnés à des
peines de prison pour la violence des paroles de leurs morceaux. Alors, ils les
interprétaient masqués. Le projet d’Andreï Molodkine était axé sur la liberté
de parole, un sujet sensible chez les Russes de sa génération qui ont connu les
soviets. Andreï, avec son équipe de la fonderie, composée de jeunes artistes
français et russes, avait fabriqué des panneaux de verre — ou de plexiglass,
comment le saurais-je — creusés des paroles les plus outrageuses des sauvageons
des confins de la ville. Ce n’était pas tout : dans ces slogans sulfureux
circulait du sang. Chaque participant
à l’expo pouvait donner le sien à l’infirmière de l’équipe le recueillant dans les règles de l’art, pour le voir
gicler dans l’installation.
La question sociale dans l'Angleterre à jamais post-thatchérienne:
Il faut, ici, reprendre le contexte : les émeutes
oubliées de l’été 2011 ont ravagé tout le Sud de Londres, le quartier de
Lambeth en particulier, faisant rage pendant plusieurs jours et se propageant
jusqu’à Manchester — la police restant impuissante. Les gangs d’adolescents
déchaînés, présence dominante dans ces évènements, avaient agi comme un révélateur
de la question sociale dans l’Angleterre à jamais post-thatchérienne. Le feu
couve sous la cendre et devrait servir de signal d’alarme à toute l’Europe
livrée aux privatiseurs. Depuis, le phénomène s’est aggravé. On a recensé à
Londres 135 meurtres à l’arme blanche en 2018, parfois des règlements de
comptes, mais parfois au hasard, gang
initiation, comme on dit à New York. 2019 ne s’annonce pas sous de
meilleurs auspices. Jusqu’où allait Andreï Molodkine, dans sa volonté de
chauffer à blanc les contradictions du système ?… En termes
français : quand est-ce que Beaubourg interdirait ses expos ?…
Il commençait à m’amuser vraiment, alors j’ai mis le cap sur
Londres.
Le vernissage proprement dit ressemblait à une page de Renegade Boxing Club[5].
Les rappers étaient venus en force
avec producteurs, cameramen, potes et petites amies. Jamaïcains, comme le
trahissait leur accent chantant, leur vocabulaire de l’Empire Britannique,
ayant traîné à Brixton autrefois, je m’en doutais, traducteur de Rasta Gang. De l’autre côté de cette
foule mélangée, le Gotha du Londres russe, journalistes, éditeurs,
demi-mondaines, bavards, bourrés de fric, ravis. Pour la première fois dans
l’histoire de cette galerie chic du centre de Londres, on avait dressé une
scène et monté une sono — nos rappers psalmodiaient et dansaient sur scène. Joli, ai-je dit à Andreï. Pas donné à tout le monde. Il m’a
raconté les sessions avec les Jamaïcains qui se pointaient avec leur rallonge
pour déterminer qui au juste avait écrit les meilleures paroles, les plus
dures. Se munissant d’une des seringues qui traînaient et qui effrayaient tout
le monde, Andreï n’avait pas été pris à partie. Andreï, à l’époque de son
service militaire, conduisait les camions de l’Armée Rouge pour transporter les
missiles en Sibérie. De taille moyenne, mais costaud comme un Russe, il était
toujours souriant. Il en avait vu d’autres.
Décidément, quels que soient mes préjugés anti art moderne,
je n’avais vraiment pas affaire à Jeff Koontz.
Thierry Marignac,
2019.