White
Spirit, de Pierre-François Moreau
(Éditions La Manufacture de Livres, 281
P. 18,90 €)
La première phrase du délirant manga littéraire
de mon vieux copain est à enseigner dans les écoles pour sa concision et son
efficacité, sa poésie mine de rien : La
nuit lâchait prise.
Le
récit est situé d’emblée entre chien et loup. De même que l’étrange histoire
d’amour se nouant entre deux personnages dont les points communs se réduisent
sans doute à la lueur crépusculaire qui baigne leurs existences selon des
paradigmes radicalement opposés. Si Bruce, le prince du fun-gore dans toute sa canaillerie affectée, voit les chiens de
garde du numérique lancés à ses trousses gâcher sa villégiature au bord du lac
Léman pour quelques assangismes
révélant des vilenies d’État anglo-saxonnes périmées, le danger le plus
menaçant, lui semble-t-il, est un effarant découvert de débauché post-moderne
accro au mélange tequila MDMA. Vivant de plain-pied dans la réalité alternative
du jeu vidéo dont il ne sait plus trop s’il les crée ou s’il les vit, chaque
traquenard se dédouble dans une traduction virtuelle : le prochain
scénario cauchemardesque qui lui permettra de calmer son banquier à grands
renforts de copyright. Le
dédoublement de perspective est à la démesure de ses vices… et de ses complexes
d’Occidental entraîné dans un engrenage schizophrénique de professionnel du
fantasme.
À
rebours, Gifty, la belle putain nigériane qu’il sauve presque par erreur de
l’immolation lors de cette aube hallucinée, si broyée qu’elle soit par une
machine effroyablement concrète de proxénétisme international, de migration
forcée, d’épreuves qui contribuent à la briser, vit de son côté dans un univers
vaudou dont les zombis la contraignent à se vendre au bord de la route, dans
une Suisse au-dessus de tout soupçon. Car le chantage dont elle est victime est
l’œuvre d’un envoûtement, au pays, qui a fauché sa famille et détient des
otages. Lorsqu’apparaît le diable en carton-pâte, le prince noir du fun-gore, elle le prend pour l’ange
blanc, envoyé par mamy-wata, pour lui
épargner une mort atroce qu’elle a elle-même souhaitée.
C’est
de ce choc d’hallucinations parallèles que se nourrira leur dialogue de sourds
au cours d’une lutte dantesque contre démons imaginaires, divers gorilles de la
pègre nigériane… et figures troubles d’un entre-deux mondes cosmopolite de
manipulateurs pleins aux as comme on n’en rencontre que dans la patrie des
coffres-forts, du chocolat et des montres. Au cœur de cette dissonance
cognitive finit par s’élever, au rythme de l’aventure, la petite musique d’une
émotion mutuelle. Ce n’est pas la moindre performance de ce polar hors-cadre — une spécialité de La Manufacture de Livres.
Car c’est grâce à la magie noire à plus d’un titre dont nos héros sont prisonniers
qu’ils parviendront à survivre, leur seul langage commun.
Ultime
provocation, ou peut-être métaphore du roman lui-même, ils se seront à peine
touchés.
Thierry Marignac, 2019.