4.6.19

White Spirit de Pierre-François Moreau

         White Spirit, de Pierre-François Moreau
         (Éditions La Manufacture de Livres, 281 P. 18,90 €)

         La première phrase du délirant manga littéraire de mon vieux copain est à enseigner dans les écoles pour sa concision et son efficacité, sa poésie mine de rien : La nuit lâchait prise.
         Le récit est situé d’emblée entre chien et loup. De même que l’étrange histoire d’amour se nouant entre deux personnages dont les points communs se réduisent sans doute à la lueur crépusculaire qui baigne leurs existences selon des paradigmes radicalement opposés. Si Bruce, le prince du fun-gore dans toute sa canaillerie affectée, voit les chiens de garde du numérique lancés à ses trousses gâcher sa villégiature au bord du lac Léman pour quelques assangismes révélant des vilenies d’État anglo-saxonnes périmées, le danger le plus menaçant, lui semble-t-il, est un effarant découvert de débauché post-moderne accro au mélange tequila MDMA. Vivant de plain-pied dans la réalité alternative du jeu vidéo dont il ne sait plus trop s’il les crée ou s’il les vit, chaque traquenard se dédouble dans une traduction virtuelle : le prochain scénario cauchemardesque qui lui permettra de calmer son banquier à grands renforts de copyright. Le dédoublement de perspective est à la démesure de ses vices… et de ses complexes d’Occidental entraîné dans un engrenage schizophrénique de professionnel du fantasme.
         À rebours, Gifty, la belle putain nigériane qu’il sauve presque par erreur de l’immolation lors de cette aube hallucinée, si broyée qu’elle soit par une machine effroyablement concrète de proxénétisme international, de migration forcée, d’épreuves qui contribuent à la briser, vit de son côté dans un univers vaudou dont les zombis la contraignent à se vendre au bord de la route, dans une Suisse au-dessus de tout soupçon. Car le chantage dont elle est victime est l’œuvre d’un envoûtement, au pays, qui a fauché sa famille et détient des otages. Lorsqu’apparaît le diable en carton-pâte, le prince noir du fun-gore, elle le prend pour l’ange blanc, envoyé par mamy-wata, pour lui épargner une mort atroce qu’elle a elle-même souhaitée.
         C’est de ce choc d’hallucinations parallèles que se nourrira leur dialogue de sourds au cours d’une lutte dantesque contre démons imaginaires, divers gorilles de la pègre nigériane… et figures troubles d’un entre-deux mondes cosmopolite de manipulateurs pleins aux as comme on n’en rencontre que dans la patrie des coffres-forts, du chocolat et des montres. Au cœur de cette dissonance cognitive finit par s’élever, au rythme de l’aventure, la petite musique d’une émotion mutuelle. Ce n’est pas la moindre performance de ce polar hors-cadre — une spécialité de La Manufacture de Livres. Car c’est grâce à la magie noire à plus d’un titre dont nos héros sont prisonniers qu’ils parviendront à survivre, leur seul langage commun.
         Ultime provocation, ou peut-être métaphore du roman lui-même, ils se seront à peine touchés.
         Thierry Marignac, 2019.