De Yasha Levine,
le 13-04-2019,
(Traduit de l’anglais par TM)
Ils ont fui un
sectarisme et un antisémitisme d’État, et pourtant ils balancent à tour de bras
des histoires reproduisant les mêmes fantasmes mortels et xénophobes dont on a
flétri les Juifs pendant longtemps.
La semaine dernière, j’ai écrit un article sur la xénophobie
qui sous-tend une telle quantité de la terreur d’aujourd’hui sur la
« Russie », et les « Russes » — une panique qui ne vient
pas du peuple, mais des sphères dirigeantes des médias
« progressistes » américains. Et une des choses qui m’a vraiment
alarmé est le rôle que les journalistes juifs soviétiques ont joué en
alimentant et en nourrissant cette hystérie xénophobe.
Pendant des années, ces journalistes se sont servis de leur
crédibilité en tant « qu’autochtones » — des gens qui viennent de
« là-bas » et connaissent les « Russes » mieux que personne
— pour cracher des contes effrayants sur la « menace de l’Est », présentant
la Russie et les Russes comme un danger pour tout ce que les Occidentaux
démocrates tiennent pour sacré. En considérant la décennie écoulée, il est
clair qu’ils ont enraciné les stéréotypes grossiers sur les Russes et préparé
l’Amérique à l’hystérie sectaire médiatique aujourd’hui dominante. Et ils
continuent, ce qui est bénéfique pour leur carrière.
Prenez cette récente affaire en couverture de Time.
Elle a vu le jour quelques semaines à peine après que Robert
Mueller aie crevé la bulle de la pseudo conspiration Poutine-Trump. Avec son
esthétique sanguinolente « Judéo-Bolchévique light » et ses
insinuations sur de nouveaux complots russes diaboliques pour devenir maître du
monde, Time ne donnait certainement
pas dans la subtilité : Évidemment, ce complot-là était bidon, mais
l’ordre mondial libéral ne doit pas baisser sa garde pour autant. Il existe de
nouvelles conspirations, plus globales et sans doute plus démoniaques !
Le nouveau complot auquel il fait référence n’en est pas un,
mais une description dramatisée de la politique extérieure assez fade de la
Russie qui vise à établir et maintenir des alliances quand c’est possible — du
Venezuela à la Syrie, jusqu’au Soudan. C’est le genre de fariboles gonflées
qu’on trouve dans des dépêches Reuters ou AP. L’article est très ordinaire. Ce
qui ressort, toutefois, c’est l’imagerie xénophobe sans vergogne de Time.
L’homme en couverture est peut-être Vladimir Poutine, mais
en clignant des yeux — et pas si fort que
ça — on voit les contours du Juif Démoniaque — alias le
Judéo-Bolchévique, la Bête Rouge, le communiste asiatique — jaugeant ses
conquêtes mondiales.
C’est une image antisémite classique. On peut trouver ce
genre d’affiches de propagande dans n’importe quelle langue européenne au cours
du siècle écoulé décrivant les Juifs (en particulier ceux de Russie et de
l’ex-Union Soviétique) exactement de cette manière : menaçante, mauvaise, dégénérée, défigurée, inhumaine — plantant avidement ses griffes sur la
planète.
Poutine de Sion fait
l’affaire.
Une imagerie antisémite plaquée
sur la Russie moderne ? Ouais, c’est ce qui se passe, et il y a une
histoire et une logique raciste derrière ça.
Comme le montre Paul Hanebrink dans son récent livre : Un spectre hante l’Europe : le mythe du
judéo-bolchévisme, la théorie du complot judéo-bolchévique (qui postulait que
les Juifs avaient créé et dominé le monde avec le communisme dans leur
éternelle machination pour subjuguer l’humanité — une idée que les Nazis et la
plupart des fascistes européens ont prise pour parole d’Évangile) a perdu son
imagerie ouvertement antisémite après la Seconde Guerre mondiale. Tandis que
les anciens collaborateurs des Nazis et des Fascistes se retaillaient une
respectabilité comme démocrates anticommunistes, le Judéo-Bolchévisme s’est
métamorphosé en une théorie moins sulfureuse qui évacuait le « Juif »
mais continuait à assimiler le communisme à une menace de l’Est barbare,
asiatique, athée. En d’autres termes : l’antisémitisme avait disparu, mais
le sectarisme restait en place.
Comme l’explique Paul Hanebrink :
L’idée du
judéo-bolchévisme a été transformée par la défaite du nazisme, ses parties
constitutives réorganisées par les circonstances politiques. Au cours de ce
processus, le lien entre les Juifs et le bolchévisme asiatique, si tendu dans
la propagande nazie, a commencé à s’assouplir… Tandis que les nouvelles
circonstances politiques menaçaient de sérieuses conséquences ceux qui
appelaient l’ennemi soviétique un pouvoir juif, la « croisade »
américaine pour défendre la civilisation occidentale s’alignait facilement sur
d’autres aspects de l’idéologie nazie antisoviétique. L’idée du
« judéo-bolchévisme" était devenue taboue, mais celle du « bolchévisme
asiatique" certainement pas.
Depuis une quinzaine d’années que l’on assiste à la
dégradation des relations russo-américaines, cette théorie anticommuniste
xénophobe « plus acceptable » a été ressuscitée et plaquée sur une
Russie capitaliste et oligarchique. L’Union Soviétique et la menace communiste
ont disparu mais pas les clichés racistes sur son peuple et sa culture. Ce qui
reste, une fois le communisme éliminé est une pure xénophobie impériale :
la peur fabriquée d’un « autre » diabolique situé dans un Est barbare
mythique.
Après la victoire de Trump, cette théorie antisémite
réchauffée et recomposée a pris une place centrale dans les élites libérales,
déplaçant la faute des problèmes domestiques américains sur un mystérieux
ennemi étranger qui infectait « notre » société. Cette peur allait
au-delà du gouvernement russe et s’élargissait jusqu’à inclure « Les
Russes » et quiconque soupçonné d’être lié à eux. Ce qui piège et fait
soupçonner toutes sortes d’immigrants russes, des gens comme moi et toute ma
famille, ainsi que des dizaines de milliers d’autres. Nous sommes tous des
traîtres potentiels — même les retraités Soviets vivants aux États-Unis sont
suspects — prenant probablement leurs ordres directement de Poutine. Je ne
compte plus toutes les fois où j’ai eu affaire à ça.
Et c’est ce qui rend la couverture de Time si déprimante. L’article a été écrit par un émigré soviet juif :
Simon Schuster.
Il est venu aux États-Unis enfant, comme moi. Il y a des
chances que sa famille ait subi l’extermination pendant la Seconde Guerre
mondiale, fui le sectarisme et l’antisémitisme latent de l’Union Soviétique. Pourtant,
il travaille dans un magazine américain prestigieux et signe de son nom une
histoire reproduisant le même style de clichés et de complotisme xénophobe que
les Juifs ont subi et auxquels sa famille a voulu échapper.
Je ne connais pas Simon personnellement, bien que certaines
personnes me disent qu’on a fréquenté le même lycée à San Francisco — lui
quelques années après moi. On a grandi dans les mêmes cercles, on connaissait
les mêmes gens et on ne vivait probablement pas loin de l’autre. Mais je n’ai
franchement pas la moindre idée sur ce qui le pousse à signer de son nom ces
cochonneries racistes.
Bon, en fait, peut-être que si, je sais.
Un des traits du journalisme en Amérique est que, en dépit
de toutes ses platitudes sur la liberté de parole, il s’agit d’une culture
enrégimentée par les grosses firmes, qui n’autorise que très peu de dissension.
S’opposer au sectarisme aurait signifié pour Simon tuer sa carrière dans l’œuf.
Il aurait été traité de poutiniste, de traître, d’adorateur de l’autoritarisme
— tout ce que j’ai à me farcir. Il ne serait certainement pas monté si haut aussi
vite : chef du bureau de Berlin de Time
à 35 ans. C’est ce qu’on fait quand on est correspondant étranger d’une
publication américaine grand public : on reproduit fidèlement la ligne du
ministère des affaires étrangères (State Department). On fait ce qu’on attend de vous et sans
poser de questions — en tout cas pas en public. Si on couvre la Russie, on
monte la sauce xénophobe on fait mousser la terreur. Si on couvre un allié
récent comme l’Ukraine, on minore les saletés, même si cela implique une dose
de révisionnisme sur l’holocauste comme il le fit dans un portrait grotesque
d’un des dirigeants fascistes les plus effrayants derrière le Maïdan, Dmitro
Yarosh. C’est grossier, mais c’est comme ça qu’on réussit.
Mais protéger son boulot, plaire à ses rédac-chefs, faire
avancer sa carrière n’est pas une excuse pour la promotion du sectarisme en
particulier quand on est un réfugié juif soviet.
Les reporters américains adorent se moquer des journalistes
travaillant pour les médias d’État russes parce qu’on les considère cyniques et
soumis — ils suivent la ligne du Kremlin, même lorsqu’ils en savent plus long.
Mais quelle différence y-a-t-il, en particulier lorsque les reportages
conspirationnistes sectaires de magazines tels que Time deviennent quasiment impossibles à distinguer des peurs
xénophobes fréquemment alimentées par les médias russes ? Ma femme
Evguénia, qui est née et a grandi à Moscou est constamment choquée de la
similarité maintenant aveuglante de part et d’autre.
Bien sûr, Simon est loin d’être le seul. Il a l’air gentil,
et c’est un journaliste à peu près décent. Mais il est loin d’être
remarquable. Parmi les journalistes
juifs soviet émigrés, il y a bien pire. Comme Simon, ils ont quitté l’Union Soviétique
avec leurs parents pour échapper à l’antisémitisme et l’oppression étatique. Mais
en Occident libre, ils ont construit leur carrière en produisant des
stéréotypes xénophobes et des reportages grossièrement propagandistes au
service de l’Empire Américain. Ce n’est pas très étonnant. C’est le genre de
boulot qu’on récompense ici. C’est ce qu’il faut faire.
Yasha Levine, auteur de Surveillance Valley, The Secret Military History of the Internet.