Brique-moi ça !… |
Exergues :
Je n’ai jamais entendu ou lu l’expression
« cause célèbre » qu’aux États-Unis, un des rares gallicismes du
jargon hégémonique CNN si prisé des chiens de garde français des médias. Il
désigne toute une série d’engagements des intellectuels à travers les âges :
de Sartre et Genet (et avant) à Hammett et les Rosenberg, jusqu’à Norman Mailer
et Jack Henry Abbott (et après), que le grand écrivain tenta d’aider à se
réinsérer en 1980, impressionné par la puissance d’évocation du criminel dans
leur correspondance, publiée sous le titre : « Dans le Ventre de la
bête ». Mais Jack Henry Abbott, paumé dans un Lower East Side ravagé par
les drogues et la misère, poignarda à mort un garçon de café qui lui refusait
l’entrée des toilettes.
—Je
pense que Norman s’est fait rouler par Abbott et sa ruse de taulard endurci
prétendant à une droiture sans concession, alors qu’il était en réalité plein
de traîtrise, me confia[1]
Richard Stratton[2],
vieil ami de Mailer, lui-même vétéran des pénitenciers fédéraux pendant huit
longues années pour trafic d’herbe et de haschich (aujourd’hui légaux) à la
tonne.
Dans
une soirée de signature et de promotion de son livre « Les Forcenés »,
l’ex-braqueur Hafed Benotman — invité dans une librairie anarchiste où on l’on faisait
l’éloge de ses braquages au nom de la « reprise individuelle » —
détrompa son auditoire :
—Non,
disait-il, il n’y a rien d’admirable à braquer une arme sur quelqu’un. Vous ne
vous rendez pas compte de la violence que cela représente, quand on brandit une
arme, on sait qu’on est susceptible de s’en servir. Sinon, on la laisse sous
l’oreiller.
Lev
Bilounov fut surnommé Lev Mackintosh pour un de ses faits d’arme : le
braquage d’un train entier d’ordinateurs Apple au début de la Pérestroïka.
Vétéran de l’univers carcéral soviet depuis son plus jeune âge, seigneur de la
guerre ayant survécu aux tueries de la pègre russe des années 1990, il vit
maintenant en France, menant une vie d’homme d’affaires rangé des voitures,
protégé par la DST pour avoir permis la libération des otages français en
Tchétchénie sous Chirac : « Chirac ne pouvait rien faire, Eltsine ne
pouvait rien faire, moi, si. J’ai appelé un Tchétchène dont j’avais sauvé la
vie en prison. Quelques jours après, les otages étaient libres ».
Lev
Bilounov, alias Mackintosh, était l’un des parrains russes interrogés dans le
film anglais « Thieves in the Law », où on l’entendait dire
notamment :
—En
temps de paix, il faut s’assurer que son tonneau de poudre reste au sec.
Plus
tard, Bilounov répondit à une interview pour l’émission de télévision Совершенно Секретно
(« Ultra-Confidentiel »), entretien réalisé au Ritz où le truand de
haut vol portait une écharpe de soie. On l’interrogea sur le meurtre d’un de
ses rivaux qu’on lui imputait.
—Il
n’y a pas de prescription pour les assassinats. Alors monsieur, non merci, je
n’ai pas tué Untel.
Ah, Dieu que la guerre est jolie!… |
Introduction :
Au
moment où la page se tourne sur Cesare Battisti, où la lourde porte automatique
blindée d’une cellule se referme sur celui qui n’est plus depuis longtemps qu’un
fugitif, la joie mauvaise qu’on voit ici et là à l’enfoncer plus profondément
dans ce qui ne sera bientôt plus qu’une tombe en gestation donne la nausée. On
ne peut plus à ce stade tardif de l’affaire, qu’éprouver — si on éprouve
quelque chose — de la compassion pour un homme face à un avenir réduit à 6 m 2,
enterré vivant. Dans de telles circonstances, hurler avec les loups n’est rien
moins que déshonorant.
Si
pour une raison ou pour une autre — ses crimes — on n’est pas saisi d’effroi à
l’idée du vertige qui est sans doute le sien devant l’abîme, qu’on s’en tienne
aux faits.
Bien
entendu, et tout à fait au-delà du faux débat sur la culpabilité ou l’innocence
de Cesare Battisti — l’une comme l‘autre fort délicates à prouver — les faits
sont très loin d’être limpides. Les milieux médiatico-intellectuels de tous
bords — ceux qui se sont emparés de cette affaire pour des raisons qui leur
appartiennent en propre et n’ont rien à voir ni avec le criminel ni avec les
victimes — ont encore obscurci la donne jusqu’à la rendre impénétrable. Au-delà
du magnétisme qui émane du gangster aux yeux de l’intellectuel, une cause
célèbre contribue à la célébrité de ce dernier.
La
seule utilité du déballage incessant, de la débauche de commentaires intéressés
dont ce siècle vagissant raffole, affichant sa vulgarité ostentatoire, serait
en l’occurrence d’ouvrir une véritable réflexion sur crime et châtiment,
nécessaire à toutes les époques.
La chambre de Jack l'Éventreur, tableau de Walter Sickert. |
Chapitre 1 :
Précisons
tout de suite que l’auteur de ces lignes — pour des raisons qu’on expliquera
plus loin —ne nourrissait aucune sympathie pour Monsieur Battisti,
contrairement à certains qui l’ont soutenu et se taisent, ou cherchent à s’en
distancier aujourd’hui. Néanmoins, comme dans toute affaire criminelle, il
convient d’examiner le contexte dans lequel il aurait commis les actes qui lui
sont reprochés. Or, il semble que sur ce point au moins, l’homme n’a pas menti
— l’Italie était en proie à une guerre larvée.
Ceux
qui sont assez vieux pour s’en souvenir, ont présent à la mémoire non seulement
les luttes sociales très violentes à l’époque
—les émeutes du « mai rampant » italien — notamment à Turin
aux usines Fiat, mais aussi les épisodes en cascade prouvant que la Péninsule
était le terrain de batailles acharnées entre factions politiques, divers
services secrets et que se profilait l’ombre de la pègre. De loin, cet
imbroglio inextricable de scandales et de manipulations enchevêtrés paraissait
presque comique, on attendait le prochain coup de théâtre. Et ils
s’enchaînaient. De l’attentat de Milan en 1969, imputé aux anarchistes mais en
réalité complot d’une nébuleuse où trempaient les services de sécurité, à celui
de Bologne, un bain de sang, en 1980, se sont succédés les épisodes les plus
stupéfiants, révélant que cette « démocratie » n’en avait plus que le
nom. Le coup d’État de 1970 préparé par le Prince Borghese — fasciste
historique, inventeur des « nageurs de combat », qui firent sauter la
flotte anglaise à Gibraltar dans les années 40, et très certainement la flotte
soviétique à Sébastopol en 1955 — mais décommandé au dernier moment, n’en était
qu’une péripétie finalement burlesque. Le soulèvement oublié de Reggio di Calabre au début des années 1970, la foule chassant les blindés des carabinieri. Se succédèrent : les révélations sur
la loge P2, les exactions du réseau Gladio marionnette de la CIA et du MI6, la
collusion mal démentie du président Andreotti et de la mafia sicilienne, un
banquier du Vatican retrouvé pendu sous un pont de Londres et compromis
jusqu’au trognon, les agissements souvent illogiques de groupes terroristes
qu’on pouvait soupçonner d’être sous influence notamment dans le cas d’Aldo
Moro dont la mort est encore l’objet de bien des conjectures… On sait que la
RAF allemande, aux abois, traquée chez elle, avait finalement
« accepté » les bons soins de la Stasi d’Allemagne de l’Est. Il est
probable que les services des pays de l’Est jouaient un rôle dans la partie
italienne face aux Américains et aux Anglais ; on ne voit pas pourquoi ils
auraient laissé le champ libre à leurs adversaires. Comme le jeu de la violence
est automatiquement un poker menteur, on a aussi parlé de contacts entre les Brigades
Rouges et le Mossad, de cette fraction de la Démocratie Chrétienne qui ne
tenait pas tellement à ce que Moro s’en sorte vivant. Dans un tel chaos,
difficile de savoir qui manipule qui. En ce sens, Monsieur Battisti a légitimement
le droit de revendiquer ce contexte pour des circonstances atténuantes.
Quel
que soit le détail des crimes de Monsieur Battisti — qui a, sur un autre plan,
une importance cruciale — ceux qui se retranchent aujourd’hui derrière la
fiction de « l’État de droit » en parlant de l’Italie de l’époque sont
des ignares ou des intoxicateurs. Ces quelques lignes accessibles à tous au
prix d’une recherche rapide suffisent à le démontrer :
Entre 1969 et
1980, l'Italie aurait enregistré 12 690 attentats, faisant 362 morts. Les
« massacres d’État » (stragi
di Stato, comme les Italiens désignent les attentats ayant bénéficié de
la complicité de services déviants de l’État), auraient causé la mort de 150
personnes. On compterait 4 490 blessés, dont 551 imputables à l’extrême-droite.
L'interprétation
de cette très longue crise reste encore difficile, y compris dans sa
chronologie, que certains font débuter en 1969 alors que d'autres remontent à
la Libération, avec le refus de rendre les armes d’une partie de la résistance communiste.
Massacre à l'heure de pointe |
Chapitre deux :
Au cours de la quinzaine d’années où j’ai
collaboré à divers titres — auteur, traducteur, directeur de collection — avec
la maison d’éditions Payot-Rivages, j’ai eu l’occasion croiser Monsieur
Battisti à diverses reprises, dans les locaux de Rivages-Noir, où il publia un
roman je crois, et dirigea une anthologie, j’en suis sûr. Je l’aperçus et
écoutai aussi ses discours dans les festivals, grand-messes où l’église
gauchiste du polar alors hégémonique égrenait son prêchi-prêcha en chaire. Je
ne le connaissais pas personnellement et nos contacts n’allèrent jamais plus
loin qu’un bref salut. L’individu me déplaisait souverainement, pour deux
raisons essentielles :
—Tout
d’abord, une méfiance de fond pour celui qui flingue au nom du peuple et de la
lutte des classes. Mes expériences dans quelques lieux m’avaient enseigné tant
l’hypocrisie mafieuse du libérateur que sa bonne conscience et sa cruauté de
« combattant », vivant des armes et de « l’impôt
révolutionnaire ». À Belfast, en 1986, les Catholiques du ghetto de Falls
Road n’en faisaient pas mystère : ils haïssaient — autant que les troupes
britanniques — l’IRA et l’INLA vivant à leurs crochets par le racket,
l’oppression et parfois la torture de la population qu’ils prétendaient
défendre. Je consacrai à ce paradoxe un chapitre de mon premier roman. Plus
tard, j’appris par la presse que si le Hamas avait pris tant d’importance sur
la Rive Gauche du Jourdain, c’était notamment parce que les caciques de l’OLP
détournaient l’aide européenne pour aller se saouler au Château-Margaux dans
les restaurants de Tel-Aviv en Mercédès. Presque vingt ans après Belfast, en
2005, dans l’Ukraine de la Révolution Orange[3], je vis
les défenseurs du peuple se ruer sur les rentes du pouvoir dès Ianoukovitch
détrôné. Leur cupidité et leur concurrence pour les loyers des pipe-lines ramenèrent
Ianoukovitch au poste de président, ce qui conduisit ensuite au Maïdan et à la
révolte de 2014 dans le cycle infini de la misère ukrainienne.
—Monsieur
Battisti, désireux sans doute de survivre en s’assurant des appuis profitables,
jouait un jeu trouble en se servant de la fascination trouble d’un petit milieu
de privilégiés dont l’engagement gauchiste n’avait jamais dépassé — dans le
meilleur des cas — un douillet militantisme. Pour reprendre une formule d’Alain
Dubrieu, ex-taulard braqueur de banque, extraordinaire auteur mûri sous les
verrous : « Il avait commis ce dont eux-mêmes rêvaient »[4].
Quiconque ayant fréquenté truands, policiers, espions ou militaires, aura du
mal à avaler que l’Italien était dupe de la ferveur de ces larves à son égard et
de la structure de pouvoir mise en place dans le petit milieu du polar donnant
accès au système médiatique TéléramInrockObsMondÉration,
qui permettait les ventes et l’adulation des bibliothécaires de province. Dès
qu’un homme d’action possède un tant soit peu d’intelligence, son réalisme
professionnel l’informe sur la tournure des choses. Mais l’Italien roulait avec
une certaine duplicité sur la même pente que les libérateurs cités plus
haut : rentabiliser les risques pris autrefois. À sa décharge, il vivait
toutefois dans des conditions précaires… Et ça devait être si tentant, avec ces
caves !…
Hafed
Benotman, du même milieu et pas plus riche, jouait certes le même jeu, reçu par
Delanoé, plébiscité par la presse de gauche à grands renforts de mièvreries sur
le pauvre Arabe obligé de braquer des Caisses d’Épargne, etc. En revanche, il
ne se prenait pas pour un révolutionnaire, n’en arborait pas l’arrogance, ne
sermonnait personne. Nous avions le même âge, nés à Paris tous les deux, chacun
ses comptes à régler avec la Phrance. Et Hafed était suprêmement sympathique.
De plus, j’ai toujours préféré les rebelles sans cause. On n’est pas trompé sur
la marchandise.
Enfin,
contrairement à Battisti, dont les romans de médiocre militance —fût-elle armée
— tombaient des mains, ceux de Benotman avaient une qualité
« d’accélération psychotique » qui lui était singulière et le
plaçaient assez haut au rang des romanciers significatifs.
Un
incident survenu à la Série Noire renseignait sur le personnage de Battisti à
l’époque. Il avait joué les gros bras pour remettre à sa place cette épave de
Maurice Dantec, vedette égarée dans les errements pro-américains fanatiques
dont elle avait le secret. Monsieur Battisti s’en vantait. Il n’était pas
beaucoup plus épais que Dantec, mais celui-ci était en très mauvais état. De
notoriété publique, prêter attention à ses incohérences ne rimait à rien. De
surcroît, l’Italien traînait derrière lui sa légende de violence, or Dantec
était notoirement impressionnable. Et toute l’église gauchiste d’approuver
dévotement l’inverse d’une prouesse.
Je
comprends que Monsieur Battisti n’avait pas le choix, qu’il devait imposer une
certaine stature et rafler les suffrages gauche caviar pour échapper au sort
qui est le sien aujourd’hui, mais ça n’était pas joli-joli. Hafed ne se serait
jamais comporté comme ça.
De multiples acteurs… |
Chapitre trois et conclusion :
C’est la correspondance que j’entretiens
parfois avec Serge Quadruppani qui est l’origine du pensum que je vous inflige
aujourd’hui. Apprenant la nouvelle des aveux de Monsieur Battisti, j’étais
désireux de savoir ce qu’il en pensait. Serge est un ardent défenseur de
l’ex-boute-feu, italien comme lui, et il me répondit par un texte paru sur un
site ultragauche au lien suivant :
Si
je partage très peu des opinions exprimées par Quadruppe, cet article me semble
toutefois juste sur quelques points essentiels, et je m’enorgueillis
certainement d’avoir un ami aussi intègre que Serge. Ses considérations sur la
situation italienne des « années de plomb », plus informées que les
miennes, mettent en perspective l’accusation de « violence » portée
contre Monsieur Battisti, pour les raisons évoquées plus haut :
—Combien
de manipulateurs tiraient les ficelles en coulisse et ne paieront jamais les
pots cassés, combien d’innocents condamnés. Comment la presse bobo peut-elle
juger rétrospectivement un homme pris dans l’engrenage d’une violence d’État et
de décisions prises dans l’urgence ? Monsieur Battisti n’a-t-il pas même
agi dans un réflexe erroné d’autodéfense que la période aurait justifié et qui
l’aurait poussé à des actes injustifiables ? Comme on colle un coup de
boule pour se sortir d’une rixe de bar ? La rhétorique révolutionnaire ne
facilite évidemment pas cette défense,
elle fait partie des faiblesses de l’argumentation en faveur de Monsieur
Battisti parce qu’elle suppose la préméditation à l’horreur du meurtre. Mais
sur un plan plus vaste, celui d’une guerre civile larvée, c’est une ligne de
défense possible.
—Contrairement
à tous ceux qui lâchent l’Italien en taule en retournant leur veste, ou en se
taisant, Serge ne fait pas dépendre son soutien de « l’innocence » ou
de la « culpabilité » présumée de l’auteur des faits. On a vu un
quotidien du matin parisien se couvrir de ridicule en « fuck-checkant » — selon le charabia
CNN ignorant des verbes vérifier et recouper — son soutien éhonté à
Battisti, motivé par le credo politcorrect de ce torchon. Le but de la feuille
de chou en question — Serge m’assure qu’elle est moins lue que son site
ultragauche — étant de mettre en branle la machine sadomasochiste made in America divulgation/confession
tout en protestant de son attachement — depuis que les copains sont au pouvoir
— aux dix commandements de la « démocratie » et de la décence. On sait
depuis longtemps à quoi s’en tenir sur ce puritanisme d’origine anglo-saxonne
des bobos, la récente « ligue du lol » a confirmé le verdict. Pas un
seul cacique gauchiste de la rédaction pour rappeler ce qu’était l’Italie de
l’époque — amnésie, gâtisme, ou pure couardise ?
Serge
rappelle avec pertinence quelle valeur on peut accorder à des aveux obtenus
dans une situation telle que celle de Monsieur Battisti à l’heure actuelle. Le
prisonnier a en effet un revolver sur la tempe au moment où il parle. Par
ailleurs, il énumère les « crimes » présumés, et, en effet, il serait
judicieux de déterminer les abus ou crimes éventuels dont se seraient rendu
coupable le policier et le gardien de prison abattus dans le contexte de guerre
dont tout le monde s’obstine à faire abstraction. En revanche, en ce qui
concerne le bijoutier, je diverge avec Quadruppani, il défendait son bien
contre un hold-up, il n’est certainement pas plus en tort que celui qui cherchait
à le lui ravir par les armes, c’est un duel. De surcroît, même s’il n’a pas
tiré dessus, le braqueur est responsable de l’invalidité du gamin. Ce qui
devrait mettre en garde tous ceux qui rêvent de violence : elle a des
conséquences imprévisibles, c’est un sale boulot dégueulasse.
Au
vu de ce réalisme et du courage moral dont fait preuve Quadruppani à cette
heure, la romancière à succès accrochée mordicus à son histoire d’innocence
prête à rire, comme tout le milieu intello-médiatique bien embarrassé. On a
envie d’aller trouver la vieille dans son salon de thé pour lui demander :
— Alors, mamie, s’il est coupable, tu ne
le soutiens plus ? …
On
se demande aussi comment le charlatan à chemise blanche signeur de pétition,
qui comparait il y a peu les Gilets jaunes aux chemises brunes justifie
aujourd’hui son intervention de 2004. On se demande comment réagissent les
petits-bourgeois de gauche des maisons d’édition où Battisti publiait et en
particulier les directeurs de collection au légalisme caricatural. Me souvenant
de la réaction à Rivages-Noir quand Hafed Benotman a recommencé à braquer, tous
les attendris sur l’Arabe de service brusquement en congés maladie, on peut
rêver le pire. Cette occasion fut sans doute la seule fois où Battisti et moi
avons partagé le même point de vue : lorsque Guérif m’annonça que Benotman
était retourné en taule, j’éclatai de rire, l’info était sans surprise — un
truand est un truand. À celle de Guérif, Battisti avait réagi de la même
manière.
Quadruppani
a encore mille fois raison de souligner la lâcheté méprisable des éditions du
Seuil quand elles ajournent l’édition du roman de l’Italien sous les verrous.
Il va un peu loin quand il cite la vieille baderne académicienne tchécoslovaque
vendue à Mitterrand, mais le sens de la citation est juste : Crapules de la censure politcorrecte bas les
pattes !… Occupez-vous de vos tartufferies de salauds au pouvoir !…
De vos auteurs aux ordres !… Nos affaires de romanciers ne vous regardent
pas !… Dernier rappel, bande de larves !… Après, on vous fout au
contentieux !…
En ce qui concerne l’église du polar et les
chiens de garde des médias, suivons le conseil de Baudelaire : économiser
son mépris.
Mais,
ce sera ma dernière objection, en croyant si fort au messianisme des masses
porteuses de notre salut, à la « violence révolutionnaire », et en
s’appuyant bon gré mal gré sur tout le lobby gauchiste du polar et ses soutiens
médiatiques, en collaborant donc avec le pouvoir local, Battisti a ouvert un
boulevard à ceux qui veulent sa peau à présent. De même, mon pote Serge
Quadruppani est obligé de prendre le maquis ultragauche en entonnant le même
credo, alors qu’il a toujours entretenu des rapports ambigus avec le clergé
supérieur de l’église gauchiste, s’en arrangeant comme d’un moindre mal. Il est
aujourd’hui servi : les tartuffes crient haro sur le baudet ou se planquent. Sa fidélité à
ses idées est toute à son honneur, mais je l’avais prévenu que collaborer avec
ce mini-pouvoir-là était une compromission grave aux conséquences imprévisibles.
Dont acte.
Enfin,
il est aussi possible que les aveux de Battisti soient issus d’un repentir
sincère, qu’il ait commis ces actes et eu le temps au cours de ses trente-cinq années de cavale d’en mesurer la gravité sinon l’horreur, par exemple parce
qu’il a des enfants — ce qui donne une mesure de la vie qu’on donne et de celle
qu’on prend, or on compte un enfant parmi les victimes de ses actes. Il est
possible que ses mensonges aux grues de bénitier du polar phrançais, ses
enrobages de la réalité, lui aient parfois coûté une bile amère de remords.
Quoi
qu’il en soit, si improbable que cela semble, il faudrait que tout ce qui
précède entre dans le jugement judiciaire et celui que l’Histoire portera sur
cet homme : l’adolescent révolté, le gangster, le militant
révolutionnaire, le tueur, le taulard, le fugitif, le manipulateur, le père. Il
est hélas à peu près certain qu’il n’en sera tenu aucun compte.
Thierry Marignac, 2019.
Tous les coupables ne sont pas sous les verrous. |
[1] Pour le
film documentaire sur Norman Mailer réalisé dans le cadre de l’émission Un Siècle d’écrivains, diffusé le 20
janvier 1999.
[2] Auteur
de L’Idole des camés, Rivages-Noir,
traduit par TM.
[3] Vint, le roman noir de la drogue en Ukraine,
Payot-documents, 2006.
[4] Paris-Noir, Dernier Terrain Vague, 1980.