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26.4.19

La russophobie des médias US selon Yasha Levine

         De Yasha Levine,
         le 13-04-2019,
         (Traduit de l’anglais par TM)
         Ils ont fui un sectarisme et un antisémitisme d’État, et pourtant ils balancent à tour de bras des histoires reproduisant les mêmes fantasmes mortels et xénophobes dont on a flétri les Juifs pendant longtemps.

         La semaine dernière, j’ai écrit un article sur la xénophobie qui sous-tend une telle quantité de la terreur d’aujourd’hui sur la « Russie », et les « Russes » — une panique qui ne vient pas du peuple, mais des sphères dirigeantes des médias « progressistes » américains. Et une des choses qui m’a vraiment alarmé est le rôle que les journalistes juifs soviétiques ont joué en alimentant et en nourrissant cette hystérie xénophobe.
         Pendant des années, ces journalistes se sont servis de leur crédibilité en tant « qu’autochtones » — des gens qui viennent de « là-bas » et connaissent les « Russes » mieux que personne — pour cracher des contes effrayants sur la « menace de l’Est », présentant la Russie et les Russes comme un danger pour tout ce que les Occidentaux démocrates tiennent pour sacré. En considérant la décennie écoulée, il est clair qu’ils ont enraciné les stéréotypes grossiers sur les Russes et préparé l’Amérique à l’hystérie sectaire médiatique aujourd’hui dominante. Et ils continuent, ce qui est bénéfique pour leur carrière.
         Prenez cette récente affaire en couverture de Time.

         Elle a vu le jour quelques semaines à peine après que Robert Mueller aie crevé la bulle de la pseudo conspiration Poutine-Trump. Avec son esthétique sanguinolente « Judéo-Bolchévique  light » et ses insinuations sur de nouveaux complots russes diaboliques pour devenir maître du monde, Time ne donnait certainement pas dans la subtilité : Évidemment, ce complot-là était bidon, mais l’ordre mondial libéral ne doit pas baisser sa garde pour autant. Il existe de nouvelles conspirations, plus globales et sans doute plus démoniaques !
         Le nouveau complot auquel il fait référence n’en est pas un, mais une description dramatisée de la politique extérieure assez fade de la Russie qui vise à établir et maintenir des alliances quand c’est possible — du Venezuela à la Syrie, jusqu’au Soudan. C’est le genre de fariboles gonflées qu’on trouve dans des dépêches Reuters ou AP. L’article est très ordinaire. Ce qui ressort, toutefois, c’est l’imagerie xénophobe sans vergogne de Time.
         L’homme en couverture est peut-être Vladimir Poutine, mais en clignant des yeux — et pas si fort que  ça — on voit les contours du Juif Démoniaque — alias le Judéo-Bolchévique, la Bête Rouge, le communiste asiatique — jaugeant ses conquêtes mondiales.
         C’est une image antisémite classique. On peut trouver ce genre d’affiches de propagande dans n’importe quelle langue européenne au cours du siècle écoulé décrivant les Juifs (en particulier ceux de Russie et de l’ex-Union Soviétique) exactement de cette manière : menaçante, mauvaise, dégénérée, défigurée, inhumaine — plantant avidement ses griffes sur la planète.


         Poutine de Sion fait l’affaire.
         Une imagerie antisémite plaquée sur la Russie moderne ? Ouais, c’est ce qui se passe, et il y a une histoire et une logique raciste derrière ça.
         Comme le montre Paul Hanebrink dans son récent livre : Un spectre hante l’Europe : le mythe du judéo-bolchévisme, la théorie du complot judéo-bolchévique (qui postulait que les Juifs avaient créé et dominé le monde avec le communisme dans leur éternelle machination pour subjuguer l’humanité — une idée que les Nazis et la plupart des fascistes européens ont prise pour parole d’Évangile) a perdu son imagerie ouvertement antisémite après la Seconde Guerre mondiale. Tandis que les anciens collaborateurs des Nazis et des Fascistes se retaillaient une respectabilité comme démocrates anticommunistes, le Judéo-Bolchévisme s’est métamorphosé en une théorie moins sulfureuse qui évacuait le « Juif » mais continuait à assimiler le communisme à une menace de l’Est barbare, asiatique, athée. En d’autres termes : l’antisémitisme avait disparu, mais le sectarisme restait en place.

         Comme l’explique Paul Hanebrink :
         L’idée du judéo-bolchévisme a été transformée par la défaite du nazisme, ses parties constitutives réorganisées par les circonstances politiques. Au cours de ce processus, le lien entre les Juifs et le bolchévisme asiatique, si tendu dans la propagande nazie, a commencé à s’assouplir… Tandis que les nouvelles circonstances politiques menaçaient de sérieuses conséquences ceux qui appelaient l’ennemi soviétique un pouvoir juif, la « croisade » américaine pour défendre la civilisation occidentale s’alignait facilement sur d’autres aspects de l’idéologie nazie antisoviétique. L’idée du « judéo-bolchévisme" était devenue taboue, mais celle du « bolchévisme asiatique" certainement pas.

         Depuis une quinzaine d’années que l’on assiste à la dégradation des relations russo-américaines, cette théorie anticommuniste xénophobe « plus acceptable » a été ressuscitée et plaquée sur une Russie capitaliste et oligarchique. L’Union Soviétique et la menace communiste ont disparu mais pas les clichés racistes sur son peuple et sa culture. Ce qui reste, une fois le communisme éliminé est une pure xénophobie impériale : la peur fabriquée d’un « autre » diabolique situé dans un Est barbare mythique.
         Après la victoire de Trump, cette théorie antisémite réchauffée et recomposée a pris une place centrale dans les élites libérales, déplaçant la faute des problèmes domestiques américains sur un mystérieux ennemi étranger qui infectait « notre » société. Cette peur allait au-delà du gouvernement russe et s’élargissait jusqu’à inclure « Les Russes » et quiconque soupçonné d’être lié à eux. Ce qui piège et fait soupçonner toutes sortes d’immigrants russes, des gens comme moi et toute ma famille, ainsi que des dizaines de milliers d’autres. Nous sommes tous des traîtres potentiels — même les retraités Soviets vivants aux États-Unis sont suspects — prenant probablement leurs ordres directement de Poutine. Je ne compte plus toutes les fois où j’ai eu affaire à ça.


         Et c’est ce qui rend la couverture de Time si déprimante. L’article a été écrit par un émigré soviet juif : Simon Schuster.
         Il est venu aux États-Unis enfant, comme moi. Il y a des chances que sa famille ait subi l’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale, fui le sectarisme et l’antisémitisme latent de l’Union Soviétique. Pourtant, il travaille dans un magazine américain prestigieux et signe de son nom une histoire reproduisant le même style de clichés et de complotisme xénophobe que les Juifs ont subi et auxquels sa famille a voulu échapper.
         Je ne connais pas Simon personnellement, bien que certaines personnes me disent qu’on a fréquenté le même lycée à San Francisco — lui quelques années après moi. On a grandi dans les mêmes cercles, on connaissait les mêmes gens et on ne vivait probablement pas loin de l’autre. Mais je n’ai franchement pas la moindre idée sur ce qui le pousse à signer de son nom ces cochonneries racistes.
         Bon, en fait, peut-être que si, je sais.
         Un des traits du journalisme en Amérique est que, en dépit de toutes ses platitudes sur la liberté de parole, il s’agit d’une culture enrégimentée par les grosses firmes, qui n’autorise que très peu de dissension. S’opposer au sectarisme aurait signifié pour Simon tuer sa carrière dans l’œuf. Il aurait été traité de poutiniste, de traître, d’adorateur de l’autoritarisme — tout ce que j’ai à me farcir. Il ne serait certainement pas monté si haut aussi vite : chef du bureau de Berlin de Time à 35 ans. C’est ce qu’on fait quand on est correspondant étranger d’une publication américaine grand public : on reproduit fidèlement la ligne du ministère des affaires étrangères (State Department). On fait ce qu’on attend de vous et sans poser de questions — en tout cas pas en public. Si on couvre la Russie, on monte la sauce xénophobe on fait mousser la terreur. Si on couvre un allié récent comme l’Ukraine, on minore les saletés, même si cela implique une dose de révisionnisme sur l’holocauste comme il le fit dans un portrait grotesque d’un des dirigeants fascistes les plus effrayants derrière le Maïdan, Dmitro Yarosh. C’est grossier, mais c’est comme ça qu’on réussit.
         Mais protéger son boulot, plaire à ses rédac-chefs, faire avancer sa carrière n’est pas une excuse pour la promotion du sectarisme en particulier quand on est un réfugié juif soviet.
         Les reporters américains adorent se moquer des journalistes travaillant pour les médias d’État russes parce qu’on les considère cyniques et soumis — ils suivent la ligne du Kremlin, même lorsqu’ils en savent plus long. Mais quelle différence y-a-t-il, en particulier lorsque les reportages conspirationnistes sectaires de magazines tels que Time deviennent quasiment impossibles à distinguer des peurs xénophobes fréquemment alimentées par les médias russes ? Ma femme Evguénia, qui est née et a grandi à Moscou est constamment choquée de la similarité maintenant aveuglante de part et d’autre.
         Bien sûr, Simon est loin d’être le seul. Il a l’air gentil, et c’est un journaliste à peu près décent. Mais il est loin d’être remarquable.  Parmi les journalistes juifs soviet émigrés, il y a bien pire. Comme Simon, ils ont quitté l’Union Soviétique avec leurs parents pour échapper à l’antisémitisme et l’oppression étatique. Mais en Occident libre, ils ont construit leur carrière en produisant des stéréotypes xénophobes et des reportages grossièrement propagandistes au service de l’Empire Américain. Ce n’est pas très étonnant. C’est le genre de boulot qu’on récompense ici. C’est ce qu’il faut faire.



         Yasha Levine, auteur de Surveillance Valley, The Secret Military History of the Internet.