Journaliste américain d'origine russe et israélite, Yasha
Levine, est un des membres de la fraternité de feu le magazine eXile déjà publié dans ces pages :
un article sur la façon dont CNN avait inversé le récit en quelques heures lors
de la guerre de Géorgie en 2008, et un reportage au Donbass en 2014. Il est l’auteur
du remarquable et très informé ouvrage Surveillance
Valley : The Secret Military History of the Internet. Il revient
ci-dessous sur une actualité récente : la piteuse déconfiture du
RussiaGate Démocrate et ses conséquences dans l’avenir. Les médias de l'Hexagone, dont nous venons de signaler ici l'étrange silence dans l'affaire Integrity Initiative, puis le ridicule achevé et l'embarras dans l'affaire Battisti, ne s'étaient pas fait faute de relayer abondamment les infos bidons de CNN et du NYT — aura-t-on droit à des excuses cette fois encore, se souviendront-ils plus que leurs complices anglo-saxons que leur devoir est d'informer ?… On en doute autant que Yasha pour les médias US. Nous conseillons aux lecteurs anglophones de s'inscrire à la lettre d'information de Yasha: Yasha Levine's Influence Ops
Le RussiaGate ne fut pas un
« échec » des médias, mais un succès
Si
on le considère d’un œil dépassionné — comme pour analyser la politique d’un
pays lointain, un endroit comme feu la Russie des Romanov, disons, on se rend
facilement compte à quel point le RussiaGate a été une réussite.
(Traduit de l'américain par TM)
(Traduit de l'américain par TM)
"Les Russes sont génétiquement programmés pour mentir et tricher" (Dessin de Yasha Levine) |
Pendant deux longues années, nos médias d’actualités ont
avancé une théorie du complot obsessionnelle et xénophobe sur la collusion
Russie-Trump.
Jour après jour nous n’entendions quasiment rien d’autre que
« collusion ». Que ce soit New
York Times, Washington Post, Mother « Alex »Jones, Atlantic, NPR,
MSNBC, ou CNN — nos médias présentait une façade complotiste unitaire. La
théorie en question a même permis au Parti Démocrate de lever des fonds. Tout
le monde avait la certitude absolue que « les Russes » étaient
derrière l’accession de Trump à la présidence. Tout le monde était sûr que
l’équipe de Robert Mueller allait émettre des accusations démontrant sans appel
ce que tout les espions et personnes sérieuses pensaient vrai : des sbires
haut placés de Trump, et Trump lui-même probablement, s’étaient livré à une
conspiration avec une puissance hostile et avaient passés toutes sortes de
marchés de haute trahison pour s’emparer du poste dirigeant le plus puissant du
monde. Comment Trump aurait-il pu gagner sans l’aide d’une ténébreuse menace
étrangère de l’Est ?
Et puis toute cette savante construction s’est écroulée…
À la suite de l'évaporation du RussiaGate, certains journalistes qui avaient couvert cette affaire avec un œil critique (et il n'y en avait qu'une poignée) se sont mis à espérer que cette catastrophe de proportions dantesques sur le plan journalistique servirait de leçon à ceux qui dirigent nos médias. Les journalistes allaient sans doute un peu oublier leur espionnite aigüe, la "menace russe" et se concentrer sur les questions importantes qui font sentir leurs effets sur la vie des Américains.
Eh bien, je ne partage pas cet optimisme.
Eh bien, je ne partage pas cet optimisme.
Comme je l’ai confié à Katie Halper qui écrivait un article
pour FAIR, sur l’avenir du RussiaGate et du journalisme dans un monde
post-Mueller, je ne vois pas l’obsession conspirationniste xénophobe de la
Russie, comme un « échec » de la profession — en tout cas pas au sens
où la plupart des gens entendent « échec ».
Voici ce que je lui ai déclaré :
L’obsession des médias américains sur la Menace Russe — l’idée que la Russie est la menace la plus
grave pesant sur la civilisation libérale —est antérieure à l’enquête de
Mueller. Elle est antérieure à l’élection de 2016, et antérieure à Trump. Il ne
s’agissait donc pas d’une « erreur » soudaine sur une enquête isolée,
mais d’un processus à l’œuvre en Amérique depuis plus d’une décennie. La Menace
Russe s’est révélée une opération lucrative — payant les crédits immobiliers et
automobiles, l’éducation des enfants à des milliers d’experts, de
sous-traitants de la Défense Nationale, de professeurs et de journalistes.
Après Trump, l’hystérie antirusse a atteint des degrés
inédits de paranoïa et de sectarisme. Il y avait une nécessité d’imputer la
faute des troubles politiques domestiques américains, et l’échec de sa classe
politique à quelqu’un ou quelque chose d'autre — pour esquiver la responsabilité de ce
qui s’était passé. Alors tout à coup, les médias de centre-gauche se sont mis à
voir « les Russes » dans tous les coins — un complot ténébreux visant
à miner l’Amérique de l’intérieur.
Ils ne menaçaient pas seulement l’Europe et l’OTAN. Ils
étaient présents à la Maison Blanche, dans les bureaux de vote américains, dans
les réseaux électriques, dans les dessins animés pour les enfants. Ils
s’introduisaient dans l’esprit des citoyens. Ils contrôlaient à la fois la
gauche et la droite internationale — contre le centrisme politique respectable.
Voilà à quel point ils étaient sournois et dévoyés. À quel point ils désiraient
détruire la démocratie libérale américaine.
Le rapport Mueller nous permettra sans doute de jouir d’un
répit bien mérité de ce délire de persécution pendant quelques semaines ou
quelques mois, mais l’idée fixe de la Menace Russe ne disparaîtra pas pour
autant. On voit déjà que le comportement douteux de Joe Biden à l’égard des
femmes est attribué à un perfide complot russe pour aider l’élection de Bernie
Sanders. À mesure que nous allons approcher des élections, ce genre
d’allégations va revenir en force à la une.
Présenter cette question comme un problème de média que nous
pouvons résoudre et arranger dans l’avenir est trop optimiste, selon moi. Cela
supposerait que les dirigeants politiques et ceux des médias en aient le désir.
Que signifie résoudre cette question alors que le problème à arranger, c’est
eux ? Pour la résoudre, il faudrait qu’ils admettent qu’ils avaient tort —
pas seulement en ce qui concerne Mueller, mais aussi les décennies de
politiques néolibérales en faillite menées en Amérique et dans le monde avec
leur complicité. Pour le résoudre, l’élite politico-médiatique devrait
s’auto-sacrifier volontairement. J’ai du mal à voir ça se profiler dans un
futur proche.
Si on prend de la distance et que l’on observe tout ça sans
passion, — comme pour analyser la
politique d’un pays lointain, un endroit comme feu la Russie des Romanov on
voit facilement que le RussiaGate est une réussite. Au lieu d’imputer Trump à
une classe dominante dégénérée qui a présidé à un déclin national, une
dégradation d’un niveau stupéfiant on a reporté le blâme sur un ennemi situé à l'étranger fabriqué de toutes pièces et indéchiffrable.
C’est loin d’être une surprise, l’équipe de campagne d’Hillary avait prévu de faire porter le chapeau de sa défaite à la Russie dès le lendemain de l’élection (cf. les mémoires de campagne de Mamie Clinton).
Le RussiaGate a fonctionné comme prévu, au moins à court
terme. Il ne chassera pas Trump de son poste, mais cela n’a jamais été son véritable but.
Yasha Levine