Mon ami Daniel Mallerin, qui fut mon premier éditeur, bien avant l'invention des virus, a tenu, à son tour, à présenter ce dernier roman, paru aux éditions Auda Isarn.
Terminal Croisière, le nouveau roman de Thierry Marignac –
Eblouissant mirage d’un jour sans fin
Dingue que le dernier roman de Thierry Marignac – électrique styliste d’une époque littéraire si terne – paraisse maintenant, au milieu de l’été, l’été de toutes les hébétudes, de tous les asservissements.
La flèche ne touchera que ceux qui, dès le premier confinement, conclurent que c’en était définitivement fini du roman français, et bien sûr la poignée de lecteurs fidèles depuis la première publication de l’auteur.
Que peut-on espérer d’un roman ici maintenant dans la crise sans fin et avant que ne s’ébranle comme si de rien n’était le moulin de la rentrée littéraire avec ses prophètes empapaouteurs ? Rien d’autre qu’un chemin de traverse jalonné de paradoxes, c’est à dire atteindre la beauté par des détours imprévisibles.
Cette quête a toujours été l’objet des rendez-vous avec les livres de Thierry Marignac, à l’entame même, au premier mot, à la première phrase, la première note musicale.
« Terminal croisière », la beauté sulfureuse du titre pourrait suffire, on n’éventerait d’aucun bavardage son mystère, on ne dirait pas que ces deux mots figuraient sur un poteau indicateur du Havre où l’auteur a vécu quelques années - on matait les HLM flottants qui surplombaient les immeubles et bouchaient la perspective des rues de son quartier en y déversant des hordes de croisiéristes -, on ne dirait pas non plus que l’auteur tient cette manie du Comte de Lautréamont et de ses émules dadaïstes.
L’océan s’invite dans la vie la ville-monde, passant sous le paillasson gros d’illusions. Terminal Croisière (TC) est le troisième livre de l’auteur où un bateau joue un rôle crucial, ajoutons paradoxal – marque émotionnelle d’un autodidacte – fugueur invétéré - formé à l’école des rues de Paname. On se rappelle le rafiot-centre de rétention pour candidats à l’immigration, posé sur l’Elbe à la frontière allemande, où se déroulait l’intrigue de « A quai », roman prophétique sur la forteresse Europe (2006) - aussi beau, aussi troublant que « America – America » d’Elia Kazan -, ou encore le porte-containers à bord duquel l’auteur, trop fauché pour rejoindre New York par avion et réglementairement condamné à l’abstinence d’alcool, égrenait ses souvenirs d’écrivain voyageur-traducteur-éditeur pour l‘étincelant « Cargo sobre » (2016).
Dans TC, c’est sur L’Imperial Luxury, vaisseau de ligne de la Compagnie Cunard que le narrateur, « Thomas Dessaignes pour vous servir », s’embarque un jour d’été pluvieux dans une courte croisière Rotterdam – San Sebastian : « le souvenir de Nancy, héritière de la lignée, maîtresse d’Ezra Pound – elle comptait tant de liaisons chez les poètes de Montparnasse – beauté tapageuse et mécène, berça d’or et d’apparat ma solitude »…
Par désœuvrement, Dessaignes a accepté de participer à un séminaire de poésie juridique inspiré par la mémoire du poète Derjavine qui fut Garde des sceaux dans la lointaine Russie du temps des Tsars. L’Imperial Luxury n’abrite pas moins de cinq manifestations du genre trallala européen, dont un « congrès de déontologie journalistique d’une association de presse eurasiatique » auquel se mêle la journaliste russe Svetlana Volova, un visage d’oiseau de proie aux blessures invisibles et des yeux ardoise luisante de pluie…
La croisière était monopolisée par les professionnels, deux cent cinquante passagers maximum, triés sur le volet. Plus le personnel de bord.
Marignac écrit ses fictions sur la base de sa propre expérience, que ce soit la navigation maritime ou celle qui s’opère dans les eaux troubles des langues, les machins internationaux. Ajoutons à cela sa façon très spéciale, et même unique dans la littérature française, de se projeter dans la figure du narrateur avec cette touche mi abstraite mi poétique, une forme de distanciation, artistiquement ciselée, des tourmentes sentimentales.
Bref, le récit de cette croisière commence par sa dernière escale au Terminal d’ Anvers, où Thomas Dessaignes pour vous servir se voit réquisitionné en tant que « traducteur-juré » (une des casquettes de Marignac) par la police fédérale aux frontières pour mener les interrogatoires d’une poignée de passagers russophones liés à l’arrestation d’un jeune Tchétchène, détenteur de 500 g d’opium, ainsi qu’aux divers incidents louches ayant eu lieu sous ses propres yeux durant la croisière.
Thierry Marignac a fabriqué son roman en alternant d’un chapitre sur l’autre deux récits parallèles – une série d’interrogatoires et un enchaînement de flashs-back restituant le déroulement de la croisière vécue par Dessaignes. C’est là un des étonnements majeurs de TC quand bien même sait-on que l’auteur met un point d’honneur à inventer une construction singulière dans chacune de ses fictions. Ce nouveau pari d’acrobate, soutenu au cordeau, oppose de façon extrême deux récits. L’un irrigue toutes les confusions – sentimentales, professionnelles, européennes, géopolitiques, culturelles, etc. – perçues par le narrateur dans le mélange des genres pratiquées dans cette croisière - entre manifestations officielles et manigances européennes, affairisme et stratégies culturelles, journalisme et espionnage, trafic et complot numérique, etc. - tandis que l’autre séquence colle à la mécanique policière, l’impitoyable pression exercée sur les suspects au bout de laquelle Thomas Dessaignes pour vous servir traduira en langue officielle quelques unes des vérités de bas étage concoctées à Bruxelles, au cœur de la forteresse.
Nous y voilà : dans l’esprit de l’auteur, Terminal croisière est avant tout une fiction pamphlétaire sur la capitale européenne, matière première qu’il connaît parfaitement puisqu’il s’y est installé depuis quelques années après avoir fui Paris et vécu au Havre, New York, Moscou, Kiev, Ekatérinburg… et il en respire désormais chaque jour les miasmes politiques, économiques et idéologiques. Une succession de paradoxes constitue la trame documentaire - ciselée dans le moindre détail laconique – de ce lapidaire roman à suspense. La bande des interrogatoires en fixe la mesure hyperréaliste : l’enquête se déroule comme un film documentaire, pulvérisant les échappatoires et les mensonges sans fin, dissolvant l’écume des illusions entretenue dans le roulis de la croisière.
Mais il ne s’agit que de la trame. TC est un d’abord un roman d’amour, comme le précédent livre de Thierry Marignac, Icône d’alcôve (titre magnifiquement juste que l’éditeur – ô rage, ô désespoir, ô faiblesse ennemie – a raboté et affligé d’un dessin raté de Liberatore). Adolescent attardé, Thomas Dessaigne pour vous servir est chaviré, dès le premier jour de sa croisière, par les yeux ardoise de la journaliste futuriste Svetlana Volova, qui mène clandestinement, et sans états d’âme, sa propre enquête dans les soutes dangereuses de L’Imperial Luxury. On peut résumer Terminal croisière comme ça. Tout tient la route dans la vitesse haletante et la suspension du temps à laquelle se confronte le narrateur, l’auteur et le lecteur découvrant ce livre à couverture de carte postale (au prix d’un livre de poche) en plein milieu de l’été 2021, une « fixion » dont l’action se déroule avant la grande peste comme si le temps avait fait un saut vertigineux, irrémédiable, en nous retranchant de notre propre passé - autre troublant paradoxe de TC.
Je me souviens du moment où l’auteur s’est lancé dans l’exercice, je me souviens de la force du coup de foudre, du sortilège des yeux ardoise, et de la mise en place méthodique des premiers interrogatoires. C’était il y a un an déjà. Nous étions alors quotidiennement en contact, pris dans la superbe aventure collective des Chronotes du confinement sous la houlette de L’octombule de Philippe Gerbaud. L’énergie de Thierry Marignac s’y était trouvée décuplée, écrivant quasiment chaque jour – orgueilleuse et vitale résistance à l’asservissement consenti - un poème sarcastique sur le confinement en offrant au lecteur les ors hilarants de la langue française. Lorsque les octombuliens ont déclaré forfait, épuisés, lui n’a pas pu s’arrêter de creuser le sillon.
Terminal Croisière, éblouissant mirage d’un jour sans fin (bis).
Daniel Mallerin, août 2021.
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