20.2.20

La sémantique du "complot russe"

Ces jours-ci, dans le sillage d'un scandale politique français dont personne ne dit le fin mot — le ridicule, au-delà de la violation de la vie privée qui voit les tartuffes dans leur levée de boucliers, si le candidat moralisateur d'un pouvoir discrédité s'est retiré, ce n'est pas à cause de la morale, c'est parce qu'il craignait, à juste titre, qu'on se paie sa tête à chaque apparition— on parle à nouveau de "complot russe" , marronnier commode de  ceux qui n'ont rien à dire.  Contre toute évidence. 
Notre ami Yasha Levine, russo-américain présente ci-dessous une nouvelle version outre-atlantique  de cette absurdité, pays où, faut-il le rappeler, la version Clinton de sa propre défaite aux élections a été démentie publiquement par le procureur chargé de l'enquête. Yasha le fait en termes "sémantiques". En effet, comme tout discours raciste dans son essence, la russophobie s'appuie sur un langage.



Racisme respectable : seuls les Russes sauvages et arriérés ont des « oligarques ». Les Américains civilisés n’ont que des « riches ».
(traduit de l'américain par TM)

         Depuis que Bloomberg s’est mis à grossièrement acheter sa voie vers les élections — lâchant des centaines de millions de dollars à des réseaux de télévision,  à des associations à but non-lucratif, et submergeant les marchés intermédiaires d’espèces sonnantes et trébuchantes — un débat nativiste, étrange, et de gauche a fait rage en sourdine.
         Le sujet de la discussion : Michael Bloomberg est-il un oligarque ? Et peut-on parler d’oligarques en Amérique ? Dans un tel pays, c’est impossible, n’est-ce pas ?
         Pour Jason Johnson — docteur en journalisme et membre de MSNBC — la réponse à ces trois questions est : non, non, et non.
         Selon lui les oligarques ne peuvent exister que dans un pays sauvage et corrompu comme la Russie. Dans une société comme l’Amérique, fondée sur le respect des règles et démocratique, les oligarques sont impossibles, tout simplement !
         « Appeler Bloomberg un oligarque a des implications dans ce pays que je crois injustes et déraisonnables. Je suis en désaccord avec beaucoup de choses faites par Bloomberg quand il était maire de New York. Mais l’oligarchie, dans notre terminologie, fait penser à quelqu’un qui aurait fait fortune dans le pétrole en Russie. Mike Bloomberg est uniquement un riche. L’Amérique est pleine de riches. Être riche ne signifie pas qu’on est un oligarque qui abuse de son pouvoir »
         Jason Johnson n’est pas le seul à entretenir de telles idées. Prenons, par exemple, Jeff Stein, un journaliste de Newsweek vieille école.
         De même que Jason, Jeff a été vraiment perturbé par «  Bloomberg est un oligarque ». Pour montrer à quel point, il s’est servi de Twitter ce week-end pour diffuser ses récriminations.
         Il a dénigré un type au hasard pour s’être servi du mot « oligarque », expliquant que le terme ne peut s’appliquer  qu’à des « Russes assassins et corrompus » avant de passer à l’offensive, accusant les gens qui insistaient pour appeler Bloomberg un oligarque d’être racistes. Pour Jeff « orientaliser » l’homme d’affaires autodidacte était une offense anti-asiatique !
         D’après ce que je comprends, voici son mode de pensée : dans la mesure où seuls de fourbes asiatiques comme «  Les Russes » peuvent être des oligarques, dire que Bloomberg en était un revenait à le traiter d'asiatique fourbe. C’est très logique. Très ipso facto.
         Ça ne s'invente pas, non, vraiment. Voyez par vous mêmes :
         La croyance de Jeff selon laquelle des Américains ne peuvent être des « oligarques » — que l’oligarchie est exclusivement une affliction politique étrangère — est profondément raciste et nativiste. Et le fait que des gens comme lui et Jason  (et de nombreux autres) puissent le dire publiquement sans la moindre conscience est un exemple de la façon dont cette xénophobie décontractée est devenue normale dans les milieux politiques et médiatiques « de gauche ».
         Comme je l’ai signalé auparavant, beaucoup de gens pensent que le racisme vient d’en bas — des ignorants, de la classe inférieure. Mais ceci montre une nouvelle fois que le racisme vient des couches supérieures de la classe politique et médiatique — ceux-là mêmes qui prétendent s’opposer à Donald Trump et ses parti-pris de bigot.
         Ce qui rend tout cela plus cynique encore est que l’élite politique américaine est l’artisan de la création de l’oligarchie russe —une oligarchie qu’ils tentent à présent de dépeindre comme surgie d’un gène barbare spécifique aux Russes. Mais personne ne veut le reconnaître. Bon Dieu, l’année dernière, Mark Ames et moi étions censés écrire un livre sur la façon dont l’Amérique — et en particulier l’administration Clinton — avait créé l’oligarchie russe. Mais aucun éditeur américain n’en voulait parce que ça allait a contrario de l’hystérie antirusse nativiste qui s’est emparée de l’Amérique.

         Yasha Levine
Yasha Levine