Pour les anglophones:
/http://pando.com/2014/09/03/the-war-nerd-the-long-twisted-history-of-beheadings-as-propaganda/
Le Fou de Guerre, alias War Nerd, encore un membre de feu le magazine eXile,
nous livre son compte-rendu des récentes exécutions publiques d’Américains par
l’EI. Son cynisme de façade cache, comme toujours, une lucidité et une justesse
implacables, inaccessibles aux vendus des médias traditionnels, pour des
raisons qui se comprennent d’elles-mêmes : ils ont une cause ou une autre
à justifier. Pas Gary Brecher.
(traduit par TM)
Eh
bien, nous y voilà : encore un journaliste américain décapité par l’État
islamique. D’abord, c’était James Foley, un reporter indépendant agenouillé sur
la sable dans une combinaison orange — une petite vengeance, eu égard aux
habitudes vestimentaires de Guantanamo — tandis qu’un Djihadiste rosbif crachait sur l’Amérique qui osait s’opposer à
la guerre-éclair de l’État islamique en vue de s’emparer de l’Iraq du Nord.
La vidéo de la décapitation de Foley a été diffusée le 19
août 2014. Deux semaines plus tard, l’EI a coupé la tête d’un second otage,
Steven Sotloff en se servant d’une mise en scène identique : Sotloff en
combinaison orange, agenouillé dans le sable, tandis que le même touriste de
guerre élevé à Londres se tenait debout près de lui armé d’un poignard commando
qu’il agitait en se plaignant de la déloyauté des frappes aériennes qui
éliminait ses camarades de l’EI.
Puis la lame entrait en action — bien que plusieurs télé
aient annoncé qu’elles n’avaient pas l’intention de montrer l’égorgement, genre :
« on va montrer aux terroristes de quel bois on se chauffe ». Oh, les
médias jouent leur rôle dans le combat anti-terroriste — en leur donnant une pub plus importante encore que la semaine
du bikini qui précède le strip-tease, avant d’opérer les coupes allumeuses
classiques augurant le porno qui suit.
Les médias n’ont pas brillé, en cette occasion. La plupart
des commentateurs ont opté pour la réaction horrifiée, choquée, incrédule — le
registre habituel des âmes éplorées. Cependant dans ces vidéos de
décapitations, il n’y a rien d’irrationnel ou de très surprenant. L’EI était en
pleine bourre, surclassant les Peshmergas trop légèrement armés et des milices
villageoises, avant que les Etats-Unis ne foutent tout en l’air en autorisant
les drones et les frappes aériennes. Ça a du être très agaçant, pour les
combattants de l’EI, déferlant sur la plaine dans leurs Toyota Hilux, tandis
que les forces irakiennes terrorisées s’évaporaient en face dans un nuage de
poussière paniquée. Une sacrée défonce pour le mélange de survivants de la
guerre d’Iraq et des touristes de guerre musuls européens qui constituent le
gros des rangs de l’EI.
Et puis, tout à coup, on passe des chevaux-légers conquérant
les plaines d’Iraq, aux plus vulnérables, plus évidentes cibles qu’on puisse
rêver — des véhicules aux carrosseries légères rampant sur une plaine
absolument rase et sans un arbre tandis que les drones les survolent en
bourdonnant, n’attendant que l’ordre d’un employé de bureau d’une banlieue de
Virginie pour balancer des missiles Hellfire, conçus pour détruire des tanks
soviets bien plus lourds et blindés. Tout à coup, avec vos rêves à la Lawrence
d’Arabie de touriste en paysage de guerre, vous n’êtes plus qu’un moustique
dézingué par un appareil de désinfection automatique.
C’est offensant. Et les jeunes gens qui rejoignent l’EI sont
des romantiques, en quelque sorte. Dans l’abstrait, ils sont prêts à mourir —
comme la plupart des mecs, à cet âge, jusqu’à ce qu’ils sentent ce que ça fait
de prendre une balle dans l’estomac — mais l’idée de mourir d’une façon aussi
prosaïque leur déplait au plus haut point.
Alors ils se vengent de la manière qui leur est la plus
accessible : avec un caméra vidéo, et un couteau affûté, et court. Pourquoi
un si petit couteau, au fait ? Pourquoi pas une hache ? Parce qu’avec
un poignard commando, il faut lentement scier une tête. C’est comme ça qu’on
égorge un mouton. C’est dégradant pour la victime.
La décapitation, exécutée à l’aide d’une hache effilée ou
d’une épée était traditionnellement une mise à mort aristocratique, en Europe.
Lorsque le Docteur Louis inventa la guillotine, il travaillait, à ses yeux,
pour la dignité humaine en fournissant une mort rapide et noble aux masses —
une amélioration énorme par rapport à la pendaison, qui se résumait d’habitude
à « Tire sur la corde jusqu’à ce qu’il ait cessé de remuer », et non
les calculs post-modernes du bourreau victorien qu’on voit dans les films. Les
Parisiens adoraient cette nouvelle machine ; ils appelaient la mort par
guillotine d’un petit nom d’amour : « Poser sa tête sur le rebord de
la fenêtre ». Et c’était aussi facile que ça : poser sa tête et elle
roulait dans la poussière !
Mais la décapitation au couteau, ça n’a rien à voir. Quand
on scie une tête au couteau, on n’essaie pas de faciliter la chose, ni de
l’accélérer. On fait simultanément plusieurs choses à la fois, visant
différents publics qui regarderont le film sur Internet : aux partisans de
l’EI, on offre une pornographie vengeresse, une revanche contre toutes les
frappes aériennes des dernières semaines, et toutes les attaques américaines
depuis des années, infligée au corps d’un captif américain.
Chez le public
Américano-occidental on cherche à provoquer un dégoût et une horreur assez
intense pour que le soutien à une intervention en Iraq s’érode. Enfin, on
espère que les combattants shiite irakiens ou les Kurdes verront ou entendront
parler de la vidéo, parce qu’on cherche à les terroriser. Cette terreur même a
volatilisé nombre d’unités de l’armée irakienne avant même qu’ils n’aient
distingué le drapeau noir de l’EI. Comme disait Brando, tandis que la sueur lui
dégoulinait du visage dans Apocalypse Now : « Ton meilleur
ami, c’est la terreur ». Et c’est la meilleure arme d’un groupe de forces
conventionnelles relativement réduit comme l’EI.
Ces vidéos sont donc d’une efficacité pratique redoutable.
La seule chose qu’elles ne pourront obtenir c’est l’exigence de leur
générique : mettre fin aux frappes aériennes américaines sur l’EI.
Mais pourquoi insister sur la décapitation ? L’EI a
abattu ses prisonniers de moindre valeur — soldats syriens et irakiens,
informateurs, collaborateurs — à la Kalashnikov, très vite et très
efficacement.
Le tir à l’arme automatique est la meilleure façon de tuer
beaucoup de monde rapidement, mais ça manque de l’aspect théâtral et de la
lenteur atavique, de la décapitation — raison pour laquelle l’EI se sert du
poignard sur ses prisonniers importants, particulièrement les Américains.
Le djihadisme sunnite est un mouvement profondément
conservateur, en réaction à l’afflux corrosif de nouvelles règles sociales —
par dessus tout, l’émergence des femmes, la sécularisation, et les privilèges
accordés aux civils et non aux guerriers.
Certains Djihadistes sont très désireux de se servir de la
technologie de pointe pour leur propagande, mais celle-ci est au service d’une
lutte, décidément très nostalgique. Du coup, ils utilisent de préférence
l’image la plus frappante, la plus familière dans l’histoire de la propagande
de guerre : la tête décapitée de l’ennemi.
Je crains bien que les équipes de l’EI qui tournent ces
vidéos et les montent ne connaissent pas grand chose à l’histoire
mésopotamienne (en fait, l’EI est résolument hostile à l’histoire, détruisant
tout souvenir de celle-ci qui se trouve sur son chemin) — il n’en reste pas
moins que certains bas-reliefs assyriens montrent exactement cette séquence,
exécutée sur le même territoire ou peu s’en faut, il y a près de 3000 ans.
Utilisant la technologie visuelle la plus accomplie de l’époque — bas-reliefs
sur murailles — les sculpteurs assyriens recréèrent en détail une scène
représentant leur roi, Sennerachib, coupant la tête d’un prisonnier agenouillé
avec un poignard. Il ne manque que le lien vers Facebook et la salopette
Guantanamo.
Les Assyriens étaient passés maîtres dans l’art de se servir
des médias disponibles en leur temps pour propager terreur ou respect — dans
leur monde, la distinction n’était pas aussi claire qu’aujourd’hui — envers
leur capacité de guerre. Ils se servaient des mêmes talents en bas-reliefs pour
représenter leurs rois en train de crever les yeux ou d’empaler les
prisonniers, et démontrer à quel point les centres nerveux provoquant la
douleur dans le corps humain leur étaient familiers. Mais il s’agit là de
variantes exotiques ; partout et depuis toujours, la manière la plus
évidente d’afficher la victoire sur un prisonnier et sa tribu, c’est la
décapitation.
Couper la tête de son ennemi c’est la manière classique de
démontrer qu’on remporté la victoire sur ses rivaux, une fois pour toutes. Dans
certaines cultures, on trouvait plus commode, ou moins sale de prendre des
trophées autres que la tête. Les Tibétains — qui n’ont jamais été les
pacifistes bêlants qu’imaginent les bouddhistes de Beverly Hills — ont baptisé
une région de leur pays : La plaine
des oreilles puantes, parce que,
suite à une victoire contre les Mongols, ils tranchèrent les oreilles de leurs
ennemis morts, tant qu’ils remplirent des chariots entiers, avant de déposer ces
oreilles sur la terre pour qu’elles sèchent.
… Les dix Myriarches
des troupes tibétaines vainquirent des centaines de milliers de soldats
de Stod Hor. Pour prouver qu’ils avaient exterminé des milliers de Mongols, ils
coupèrent l’oreille droite des morts et les mirent sur des chariots tirés par
des ânes. Et les oreilles se mirent à puer. Après les avoir exposées au soleil
dans une plaine, ils les entassèrent dans un enclos de pierre, aujourd’hui
connu sous le nom de « tombe de
pierre des oreilles ». (En tibétain : Rna ba’i lhas).
Lorsque les Tibétains nommèrent l’endroit Plaines des oreilles puantes ils ne se
plaignaient pas ni ne déploraient quoi que ce soit des horreurs de la guerre.
Déplorer ce genre de choses est un phénomène très récent. Les Tibétains
roulaient leur caisse, au contraire. La puanteur des oreilles ennemies était
une source de plaisir patriotique, pour eux. Et puis, une sorte de
plaisanterie : « Bon Dieu,
on a coupé tant d’oreilles mongoles, ça puait dans toute la
plaine !… ».
(…)
Mais le problème avec toutes ces mutilations sophistiquées,
par rapport à la décapitation, c’est que la victime pouvait y survivre, Quand on
coupait la tête, on était sûr du résultat. Alors, à travers les siècles, sur
toute la planète, le meilleur atout de la propagande guerrière a toujours été
la décapitation.
Trancher une tête a un intérêt pratique, bien entendu — qui
garantit que la valeur combattante de la victime est considérablement amoindrie
— mais son importance comme propagande guerrière est bien plus élevée. C’est
une démonstration de force —Regarde ce
qu’on peut te faire ! — et ça dissuade les adversaires à venir (T’as envie que ça t’arrive ?… Joue pas
au con avec nous !…) Mais c’est aussi une séquence de revanche pour
ceux qui ne se satisfont pas des représentations imaginaires, et une
démonstration, aux yeux du dévot, que Dieu est du côté des décapiteurs.
(…)
Les troupes japonaises en Chine, en 1894, contemplaient avec
délices les têtes des Mandchous à queues de cheval rouler dans la poussière, ensanglantées.
Un fusiller-marin britannique de Sa Gracieuse Majesté brandissait deux têtes tranchées de Chinois
de Malaisie suspect de sympathies communistes sur un cliché pris pendant la
campagne de 1948.
On pourrait avancer que le sujet le plus couru en art, dans
tous les médias et à toutes les époques, c’est un soldat victorieux empoignant
la tête tranchée d’un ennemi. Symbole de la victoire, immédiatement
compréhensible sans parole, dans toutes les cultures.
(…)
Ce n’est pas que nous ayons cessé de tuer ; nous tuons
avec dextérité, mieux que jamais. Mais la techno nous a joué un mauvais tour.
Maintenant que tout le monde de Kuala-Lumpur à Oslo peut nous voir jouer du
couteau sur la tête d’une victime, la puissance des médias antérieurs, tels le
bas-relief, s’est évaporée. Il ne reste qu’une démonstration chirurgicale, et
ça ne colle plus avec la tonalité bienheureuse des médias à travers lesquels on
diffuse le message : Twitter, Facebook, Pinterest.
(…)
Nous sommes plus à l’aise avec le second genre de propagande
qui montre la dévastation exercée par l’ennemi que le propagande diabolise à
tel ou tel moment. Mais jusque il y a peu, cette propagande compassionnelle
n’était qu’une très modeste province d’une propagande de guerre qui présentait
la dévastation que nous étions susceptibles de faire subir. Lorsque
cette propagande-là montre des images de souffrance, de mort et de destruction,
c’est une façon de rassurer ceux de chez nous, leur prouver que nous sommes les plus coriaces, qu’ils en supportent les conséquences.
Bizarre, le nombre de gens qui hochent la tête quand on cite
la phrase du général Sherman selon laquelle la guerre c’est l’enfer, mais
oublient que c’est un enfer qui requiert une énergie formidable, soutenue par
un effort humain continu et enthousiaste. Ce qui devrait nous rappeler quelque
chose que la plupart des gens préfèreraient oublier : nous avons un
appétit énorme et toujours renouvelé pour la cruauté, à partir du moment où
elle est dispensée par notre tribu/clan/secte/nation.
En fait, il est très récent que les cultures humaines soient
embarrassées par cette réalité. La propagande de guerre, avant que les
Victoriens n’aient eu l’idée brillante de décrire les opérations de conquête comme une corvée
effrayante mais nécessaire, était une célébration constante des horreurs
commises par les vainqueurs aux dépens des vaincus.
GARY BRECHER, ALIAS THE WAR NERD.