Guest stars

6.9.14

De la décapitation comme un universalisme


Pour les anglophones:





/http://pando.com/2014/09/03/the-war-nerd-the-long-twisted-history-of-beheadings-as-propaganda/
         Le Fou de Guerre, alias War Nerd, encore un membre de feu le magazine eXile, nous livre son compte-rendu des récentes exécutions publiques d’Américains par l’EI. Son cynisme de façade cache, comme toujours, une lucidité et une justesse implacables, inaccessibles aux vendus des médias traditionnels, pour des raisons qui se comprennent d’elles-mêmes : ils ont une cause ou une autre à justifier. Pas Gary Brecher.
         (traduit par TM)

Eh bien, nous y voilà : encore un journaliste américain décapité par l’État islamique. D’abord, c’était James Foley, un reporter indépendant agenouillé sur la sable dans une combinaison orange — une petite vengeance, eu égard aux habitudes vestimentaires de Guantanamo — tandis qu’un Djihadiste rosbif  crachait sur l’Amérique qui osait s’opposer à la guerre-éclair de l’État islamique en vue de s’emparer de l’Iraq du Nord.
         La vidéo de la décapitation de Foley a été diffusée le 19 août 2014. Deux semaines plus tard, l’EI a coupé la tête d’un second otage, Steven Sotloff en se servant d’une mise en scène identique : Sotloff en combinaison orange, agenouillé dans le sable, tandis que le même touriste de guerre élevé à Londres se tenait debout près de lui armé d’un poignard commando qu’il agitait en se plaignant de la déloyauté des frappes aériennes qui éliminait ses camarades de l’EI.
         Puis la lame entrait en action — bien que plusieurs télé aient annoncé qu’elles n’avaient pas l’intention de montrer l’égorgement, genre : « on va montrer aux terroristes de quel bois on se chauffe ». Oh, les médias jouent leur rôle dans le combat anti-terroriste — en leur donnant  une pub plus importante encore que la semaine du bikini qui précède le strip-tease, avant d’opérer les coupes allumeuses classiques augurant le porno qui suit.
         Les médias n’ont pas brillé, en cette occasion. La plupart des commentateurs ont opté pour la réaction horrifiée, choquée, incrédule — le registre habituel des âmes éplorées. Cependant dans ces vidéos de décapitations, il n’y a rien d’irrationnel ou de très surprenant. L’EI était en pleine bourre, surclassant les Peshmergas trop légèrement armés et des milices villageoises, avant que les Etats-Unis ne foutent tout en l’air en autorisant les drones et les frappes aériennes. Ça a du être très agaçant, pour les combattants de l’EI, déferlant sur la plaine dans leurs Toyota Hilux, tandis que les forces irakiennes terrorisées s’évaporaient en face dans un nuage de poussière paniquée. Une sacrée défonce pour le mélange de survivants de la guerre d’Iraq et des touristes de guerre musuls européens qui constituent le gros des rangs de l’EI.
         Et puis, tout à coup, on passe des chevaux-légers conquérant les plaines d’Iraq, aux plus vulnérables, plus évidentes cibles qu’on puisse rêver — des véhicules aux carrosseries légères rampant sur une plaine absolument rase et sans un arbre tandis que les drones les survolent en bourdonnant, n’attendant que l’ordre d’un employé de bureau d’une banlieue de Virginie pour balancer des missiles Hellfire, conçus pour détruire des tanks soviets bien plus lourds et blindés. Tout à coup, avec vos rêves à la Lawrence d’Arabie de touriste en paysage de guerre, vous n’êtes plus qu’un moustique dézingué par un appareil de désinfection automatique.
         C’est offensant. Et les jeunes gens qui rejoignent l’EI sont des romantiques, en quelque sorte. Dans l’abstrait, ils sont prêts à mourir — comme la plupart des mecs, à cet âge, jusqu’à ce qu’ils sentent ce que ça fait de prendre une balle dans l’estomac — mais l’idée de mourir d’une façon aussi prosaïque leur déplait au plus haut point.
         Alors ils se vengent de la manière qui leur est la plus accessible : avec un caméra vidéo, et un couteau affûté, et court. Pourquoi un si petit couteau, au fait ? Pourquoi pas une hache ? Parce qu’avec un poignard commando, il faut lentement scier une tête. C’est comme ça qu’on égorge un mouton. C’est dégradant pour la victime.

         La décapitation, exécutée à l’aide d’une hache effilée ou d’une épée était traditionnellement une mise à mort aristocratique, en Europe. Lorsque le Docteur Louis inventa la guillotine, il travaillait, à ses yeux, pour la dignité humaine en fournissant une mort rapide et noble aux masses — une amélioration énorme par rapport à la pendaison, qui se résumait d’habitude à « Tire sur la corde jusqu’à ce qu’il ait cessé de remuer », et non les calculs post-modernes du bourreau victorien qu’on voit dans les films. Les Parisiens adoraient cette nouvelle machine ; ils appelaient la mort par guillotine d’un petit nom d’amour : « Poser sa tête sur le rebord de la fenêtre ». Et c’était aussi facile que ça : poser sa tête et elle roulait dans la poussière !
         Mais la décapitation au couteau, ça n’a rien à voir. Quand on scie une tête au couteau, on n’essaie pas de faciliter la chose, ni de l’accélérer. On fait simultanément plusieurs choses à la fois, visant différents publics qui regarderont le film sur Internet : aux partisans de l’EI, on offre une pornographie vengeresse, une revanche contre toutes les frappes aériennes des dernières semaines, et toutes les attaques américaines depuis des années, infligée au corps d’un captif américain.
   Chez le public Américano-occidental on cherche à provoquer un dégoût et une horreur assez intense pour que le soutien à une intervention en Iraq s’érode. Enfin, on espère que les combattants shiite irakiens ou les Kurdes verront ou entendront parler de la vidéo, parce qu’on cherche à les terroriser. Cette terreur même a volatilisé nombre d’unités de l’armée irakienne avant même qu’ils n’aient distingué le drapeau noir de l’EI. Comme disait Brando, tandis que la sueur lui dégoulinait du visage dans  Apocalypse Now : « Ton meilleur ami, c’est la terreur ». Et c’est la meilleure arme d’un groupe de forces conventionnelles relativement réduit comme l’EI.
         Ces vidéos sont donc d’une efficacité pratique redoutable. La seule chose qu’elles ne pourront obtenir c’est l’exigence de leur générique : mettre fin aux frappes aériennes américaines sur l’EI.
         Mais pourquoi insister sur la décapitation ? L’EI a abattu ses prisonniers de moindre valeur — soldats syriens et irakiens, informateurs, collaborateurs — à la Kalashnikov, très vite et très efficacement.
         Le tir à l’arme automatique est la meilleure façon de tuer beaucoup de monde rapidement, mais ça manque de l’aspect théâtral et de la lenteur atavique, de la décapitation — raison pour laquelle l’EI se sert du poignard sur ses prisonniers importants, particulièrement les Américains.


         Le djihadisme sunnite est un mouvement profondément conservateur, en réaction à l’afflux corrosif de nouvelles règles sociales — par dessus tout, l’émergence des femmes, la sécularisation, et les privilèges accordés aux civils et non aux guerriers.
         Certains Djihadistes sont très désireux de se servir de la technologie de pointe pour leur propagande, mais celle-ci est au service d’une lutte, décidément très nostalgique. Du coup, ils utilisent de préférence l’image la plus frappante, la plus familière dans l’histoire de la propagande de guerre : la tête décapitée de l’ennemi.
         Je crains bien que les équipes de l’EI qui tournent ces vidéos et les montent ne connaissent pas grand chose à l’histoire mésopotamienne (en fait, l’EI est résolument hostile à l’histoire, détruisant tout souvenir de celle-ci qui se trouve sur son chemin) — il n’en reste pas moins que certains bas-reliefs assyriens montrent exactement cette séquence, exécutée sur le même territoire ou peu s’en faut, il y a près de 3000 ans. Utilisant la technologie visuelle la plus accomplie de l’époque — bas-reliefs sur murailles — les sculpteurs assyriens recréèrent en détail une scène représentant leur roi, Sennerachib, coupant la tête d’un prisonnier agenouillé avec un poignard. Il ne manque que le lien vers Facebook et la salopette Guantanamo.
         Les Assyriens étaient passés maîtres dans l’art de se servir des médias disponibles en leur temps pour propager terreur ou respect — dans leur monde, la distinction n’était pas aussi claire qu’aujourd’hui — envers leur capacité de guerre. Ils se servaient des mêmes talents en bas-reliefs pour représenter leurs rois en train de crever les yeux ou d’empaler les prisonniers, et démontrer à quel point les centres nerveux provoquant la douleur dans le corps humain leur étaient familiers. Mais il s’agit là de variantes exotiques ; partout et depuis toujours, la manière la plus évidente d’afficher la victoire sur un prisonnier et sa tribu, c’est la décapitation.
         Couper la tête de son ennemi c’est la manière classique de démontrer qu’on remporté la victoire sur ses rivaux, une fois pour toutes. Dans certaines cultures, on trouvait plus commode, ou moins sale de prendre des trophées autres que la tête. Les Tibétains — qui n’ont jamais été les pacifistes bêlants qu’imaginent les bouddhistes de Beverly Hills — ont baptisé une région de leur pays : La plaine des oreilles puantes,  parce que, suite à une victoire contre les Mongols, ils tranchèrent les oreilles de leurs ennemis morts, tant qu’ils remplirent des chariots entiers, avant de déposer ces oreilles sur la terre pour qu’elles sèchent.
         … Les dix Myriarches  des troupes tibétaines vainquirent des centaines de milliers de soldats de Stod Hor. Pour prouver qu’ils avaient exterminé des milliers de Mongols, ils coupèrent l’oreille droite des morts et les mirent sur des chariots tirés par des ânes. Et les oreilles se mirent à puer. Après les avoir exposées au soleil dans une plaine, ils les entassèrent dans un enclos de pierre, aujourd’hui connu sous le nom de « tombe de pierre des oreilles ». (En tibétain : Rna ba’i lhas).
         Lorsque les Tibétains nommèrent l’endroit Plaines des oreilles puantes ils ne se plaignaient pas ni ne déploraient quoi que ce soit des horreurs de la guerre. Déplorer ce genre de choses est un phénomène très récent. Les Tibétains roulaient leur caisse, au contraire. La puanteur des oreilles ennemies était une source de plaisir patriotique, pour eux. Et puis, une sorte de plaisanterie : « Bon Dieu, on a coupé tant d’oreilles mongoles, ça puait dans toute la plaine !… ».
         (…)
         Mais le problème avec toutes ces mutilations sophistiquées, par rapport à la décapitation, c’est que la victime pouvait y survivre, Quand on coupait la tête, on était sûr du résultat. Alors, à travers les siècles, sur toute la planète, le meilleur atout de la propagande guerrière a toujours été la décapitation.
         Trancher une tête a un intérêt pratique, bien entendu — qui garantit que la valeur combattante de la victime est considérablement amoindrie — mais son importance comme propagande guerrière est bien plus élevée. C’est une démonstration de force —Regarde ce qu’on peut te faire ! — et ça dissuade les adversaires à venir (T’as envie que ça t’arrive ?… Joue pas au con avec nous !…) Mais c’est aussi une séquence de revanche pour ceux qui ne se satisfont pas des représentations imaginaires, et une démonstration, aux yeux du dévot, que Dieu est du côté des décapiteurs.
         (…)
         Les troupes japonaises en Chine, en 1894, contemplaient avec délices les têtes des Mandchous à queues de cheval rouler dans la poussière, ensanglantées.
         Un fusiller-marin britannique de Sa Gracieuse Majesté  brandissait deux têtes tranchées de Chinois de Malaisie suspect de sympathies communistes sur un cliché pris pendant la campagne de 1948.
         On pourrait avancer que le sujet le plus couru en art, dans tous les médias et à toutes les époques, c’est un soldat victorieux empoignant la tête tranchée d’un ennemi. Symbole de la victoire, immédiatement compréhensible sans parole, dans toutes les cultures.
         (…)
         Ce n’est pas que nous ayons cessé de tuer ; nous tuons avec dextérité, mieux que jamais. Mais la techno nous a joué un mauvais tour. Maintenant que tout le monde de Kuala-Lumpur à Oslo peut nous voir jouer du couteau sur la tête d’une victime, la puissance des médias antérieurs, tels le bas-relief, s’est évaporée. Il ne reste qu’une démonstration chirurgicale, et ça ne colle plus avec la tonalité bienheureuse des médias à travers lesquels on diffuse le message : Twitter, Facebook, Pinterest.
         (…)
         Nous sommes plus à l’aise avec le second genre de propagande qui montre la dévastation exercée par l’ennemi que le propagande diabolise à tel ou tel moment. Mais jusque il y a peu, cette propagande compassionnelle n’était qu’une très modeste province d’une propagande de guerre qui présentait la dévastation que nous  étions susceptibles de faire subir. Lorsque cette propagande-là montre des images de souffrance, de mort et de destruction, c’est une façon de rassurer ceux de chez nous, leur prouver que nous sommes les plus coriaces, qu’ils en supportent les conséquences.
         Bizarre, le nombre de gens qui hochent la tête quand on cite la phrase du général Sherman selon laquelle la guerre c’est l’enfer, mais oublient que c’est un enfer qui requiert une énergie formidable, soutenue par un effort humain continu et enthousiaste. Ce qui devrait nous rappeler quelque chose que la plupart des gens préfèreraient oublier : nous avons un appétit énorme et toujours renouvelé pour la cruauté, à partir du moment où elle est dispensée par notre tribu/clan/secte/nation.
         En fait, il est très récent que les cultures humaines soient embarrassées par cette réalité. La propagande de guerre, avant que les Victoriens n’aient eu l’idée brillante de décrire les opérations de conquête comme une corvée effrayante mais nécessaire, était une célébration constante des horreurs commises par les vainqueurs aux dépens des vaincus.

         GARY BRECHER, ALIAS THE WAR NERD.