« Je suis loin d’être le premier bâtard à tenter de vendre du papier imprimé pour s’éclaircir les idées » notais-je dans « Photos passées », mémoires apocryphes, ou autobiographie en sourdine, au lecteur de décider, qui vient de paraître aux éditions de La Manufacture de Livres. J’aurais peut-être dû écrire : « …le seul bâtard… ».
En effet, au-delà d’Apollinaire ou Aragon, que je citais pour rehausser mon statut — il en a bien besoin — meubler chic, il semble que cette histoire, le coup d’un soir ou deux devenu destin pour l’enfant qui en est le fruit, soit d’une banalité à faire frémir mon élitisme.
Depuis qu’il est question de mon dernier livre, après tant de rencontres, comme par hasard, de filles et de fils aux pères incertains — de Natalia Medvedeva à « Big » Steve Felton — j’ai fait la connaissance et me suis lié d’amitié avec deux auteurs dont papa avait pris la poudre d’escampette : Nicolas d’Asseiva et Patrick de Lassagne. Nos circonstances différaient autant que la vie diffère, mais certaines constantes étaient invariablement au rendez-vous : les « êtres de silence », selon la belle formule de Patrick, coincés dans le paradoxe, se recréaient à partir du fantôme.
Je ne crois pas que Nicolas ait abordé cette histoire, du reste assez cruelle pour lui, il ne m’en a pas parlé. Mais Patrick, dont le sort fut bien plus rude que le mien puisqu’il perdit en sus sa mère tout jeune, a laissé un long poème d’une beauté magistrale : « La Mère dans l’âme ». Devrais-je dire une mélopée ? Laconique au sujet du père et j’envie cette concision : « Il avait pris ce qu’il y avait à prendre, Le cœur et le corps de ma mère… Puis la fuite. »
C’est sa mère, d’une beauté physique aussi magistrale que les lignes qu’il lui consacre qui fournit le thème de ce chant empreint d’une douleur sourde — pourtant sans plainte, c’est assez rare pour être souligné à une époque dégradante où larmoyer est un fond de commerce. L’auteur de polars brutaux et réalistes qu’est Patrick possède un redoutable sens du titre : « Kill créole », « Périph’ gang », « Classe dangereuse », ou encore « Absolut Boris », chroniqué dans ces pages il y a quelques mois. Les complaisances d’auto-apitoiement lui sont étrangères. Mais quand il s’attarde sur sa mère, aristo rejetée par sa famille pour avoir fauté avec un Antillais, trimant comme dactylo pour payer sa nourrice « Mère de lait aux seins de glace », la fêlure de la voix est perceptible : « (Qui eut pitié d’elle dans ses fonds océaniens du chagrin et de la solitude ?) »
Puis sa mère, épuisée sans doute dans ses chambres de bonne, meurt alors que le gamin a à peine quinze ans, l’enfermant dans le mutisme et la rage qui entraîne une dérive vers la « Classe dangereuse », taper seulement taper — issu d’une double absence « Comme un poing barbare et qui fracasse », écrivait le maudit Drieu la Rochelle. Nous autres bâtards, avons tous notre version de cette fuite en avant, non dépourvue d’une certaine violence, que certains parviennent plus tard à canaliser. Nicolas d’Asseiva et moi, avons traversé cette phase de confrontation avec le monde dominant avec la came. Je la rencontrai banalement dans la rue, où elle était partout. Nicolas la découvrit dans un demi-monde entre la danse et le show-biz, dans sa trajectoire de saltimbanque, où elle était omniprésente… L’un comme l’autre, nous avons surmonté ce vertige de suicide en décrochant. Patrick est devenu scénariste, puis écrivain, plutôt que de finir en Centrale.
Ayant côtoyé l’abîme, Patrick de Lassagne ne se berce pas d’illusions. Dans ses polars, les truands sont des truands : ils vivent de rapines, de racket, de trafics et se contrebalancent de la justice sociale, aggravant la misère générale si ça leur est profitable. Les flics sont des flics — sauf exception, un sale boulot de violence au service du pouvoir. On est loin du polar de gauche, où les policiers à bons sentiments poursuivent les menées d’extrême-droite, où les crackées jouent du Duke Ellington au saxo — Dugenou, t’as déjà vu un accro au crack ?… Parles-lui de solfège, qu’on rigole !!!
Les féodalités, férocités, abrutissements n’échappent pas aux bâtards, qui les connaissent dès l’origine.
Mais je m’égare, semble-t-il. Le Patrick de Lassagne de « La mère dans l’âme », dans son lyrisme en sourdine est distinct de l’auteur de polars que je recommande.
Toutefois, et c’est la mesure d’un tempérament vigoureux, son ressentiment se fait jour dans une ode superbe aux orphelins, réels et littéraires, de David Copperfield à Gavroche et Tom Sawyer :
« Moi sans peur et sans reproche, Je m’avance dans le noir, Dans mon habit de vengeance… »
Nous ne sommes pas sans rancune… Il ne manquerait plus que ça !…
Nicolas d’Asseiva me proposait une Internationale des bâtards quand je lui parlais de « La Mère dans l’âme ». Si le projet se concrétise, j’exige un statut « Odyssée de la rancune », selon le mot d’Emil Cioran. À rédiger par Patrick de Lassagne.
N’étant jamais pardonné de ses troubles origines, coupable idéal, le bâtard ne pardonne jamais.
« La Mère dans l’âme », lettre d’amour comme il en existe peu, d’un lyrisme en sourdine sans fioritures, aurait manqué sa cible sans cette épopée du ressentiment. Tel quel, ce poème déchirant trouve son équilibre.
Nous autres bâtards le plébiscitons.
« La Mère dans l’âme », éditions Materia Scritta, 8 €.
Thierry Marignac, décembre 2023.