Membre de la fraternité secrète des anciens d'eXile, feu le magazine satirique de Moscou, j'ai le privilège d'être abonné à la lettre d'information d'un de ses plus brillants chroniqueurs, j'ai nommé le War Nerd, dont de nombreux articles ont déjà été publiés dans ces pages, traduits par votre serviteur. De même que le journalisme d'un Mark Ames ou d'un Yasha Levine, ne peut — par sa pertinence, son argumentation toujours solidement étayée — que susciter la jalousie des caniches aux ordres du "journalisme" officiel, un analyste indépendant comme War Nerd — dont les articles sont examinés minutieusement jusqu'en haut lieu —provoque les jappements des laquais de toutes obédiences. Les médias officiels en sont réduits à crier au complotisme — refrain commode — ou à faire le décompte des supposés vices sexuels de cette troupe d'élite. Ce que War Nerd dénonce ci-dessous chez les médias anglo-américains s'applique puissance dix en Phrance, chez leurs larbins.
Quiconque s'intéresse à un journalisme et des analyses indépendants, et possédant l'anglais, doit s'abonner au podcast War Nerd suivant: https://www.patreon.com/radiowarnerd
Hodeida contre Khashoggi
(Traduit de l’anglais par TM)
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Hodeida contre Khashoggi
(Traduit de l’anglais par TM)
« À Hodeidah règne une ambiance de
résignation. Rien ne semble indiquer que le monde veuille intervenir, nulle
promesse que la population soit protégée du massacre. Ce n’est pas que le Yémen
soit une crise oubliée, c’est simplement une crise dont le monde a délibérément
choisi de se détourner. »
Un
travailleur de l’humanitaire, Hodeidah,
28 septembre 2018.
28 septembre 2018.
Je
suis certain que vous avez entendu parler de l’affaire Kashoggi. Pour ne pas être au
courant, il faut être parti faire du canoë sur les rapides du Yukon[1]
et avoir perdu son portable dans la flotte en pagayant le premier jour. C’est
une affaire à faire saliver William
Randolph Hearst[2], du
sensationnel depuis le début octobre, lorsque Kashoggi, un journaliste
saoudo-américain très en vue à Washington est entré dans le consulat Saoudien à
Istamboul pour ne jamais en ressortir. Peu à peu, on a fini par savoir qu’il
avait quitté le consulat tout de même, mais pas en un seul morceau. Au sens
littéral : il a été découpé à l’intérieur par une équipe d’officiers et un
médecin légiste. Pourquoi a-t-on besoin d’un médecin-légiste pour scier un
cadavre, je ne sais pas, mais le régime saoudien a explosé tous les records,
amenant 15 officiers de haut rang, pour jouer Les Affranchis sur le mort.
« Un critique du régime saoudien
démembré dans un consulat » Trop cinématographique pour qu’on puisse
résister. Tout une équipe de majors et de colonels travaillant à la scie pour
se débarrasser d’un caïd, un homme qui appelait Tom Friedman par son prénom. Et Friedman a pleuré des larmes amères en public, tout comme De Niro quand Joe Pesci se fait descendre. Friedman s’est lamenté sur son ami
« Jamal » (la référence au prénom est à souligner, indiquant que
Kashoggi avait une vraie présence, que c’était un acteur à Washington, pas un
quelconque civil). En fait, Friedman est allé jusqu’à déclarer carrément que la
mort de cette célébrité était pire « sur
le principe » que la mort de dizaines de milliers de civils assassinés
par la Coalition au Yémen.
« Si Jamal a été enlevé ou assassiné par des
agents du gouvernement saoudien, ce sera un désastre pour Le roi actuel, et une
tragédie pour l’Arabie Saoudite et les pays arabes du Golfe. Ce serait une
violation inconcevable des normes du sens commun, pire non par le nombre mais
dans le principe que la guerre du Yémen ».
Personne ne peut liquider « Jamal »
et s’en sortir comme ça, même pas un capo di tutti capi comme Mohammed bin Salman, le monstre
« réformiste » qui dirige l’Arabie Saoudite. Ce qui fait que chaque
jour de la semaine, on a l’épisode suivant du grand guignol : Le Consulat du Sang. Le plus récent,
qu’on parvient à peine à émettre un sifflement réprobateur avant de pouffer et de le
diffuser sur les réseaux sociaux, c’est que le médecin légiste que les
Saoudiens ont importé pour scier le corps, aime travailler en musique. Il l’a
dit à ses collègues, c’est enregistré, probablement parce les services turcs
avaient planqué des micros partout — enregistré tous les détails de ce
film-gore. Et nous connaissons même ses morceaux préférés quand il découpe,
incluant « Sunshine, Lollipops, and
Rainbows »[3]
de Lesley Gore.
Avez-vous
déjà écouté cette chanson ? Écoutez un seul vers de cette chanson en
imaginant l’équipe de fossoyeurs de Ryad au boulot, essuyant une sueur
sanguinolente, et vous vous demanderez pourquoi on a encore besoin de metteurs
en scène de cinéma. Vous avez déjà en tête une co-production Scorcese-Tarantino
et gratuitement.
Une
affaire aussi énorme en cache un certain nombre d’autres. Celle que je
cherchais, c’était : Que se
passe-t-il à Hodeidah ?
Cette ville est le port principal des
provinces shiite du Nord-Yémen. Il est bombardé par l’aviation saoudienne
depuis des années, tandis que la marine saoudienne organise le blocus, avec le
concours de la marine des États-Unis qui veille à ce qu’aucun diabolique
navire iranien n’essaie d’introduire en contrebande des munitions, des
médicaments, ou de la nourriture.
Mais
Hodeidah n’a jamais été attaqué par les troupes saoudiennes dans leur avance,
parce qu’elles ne valent pas un clou, et qu’elles ne sont même pas capables de
louer les services d’une bande de mercenaires à la hauteur. L’armée
pakistanaise qui servait de suppléant aux Saoudiens quand ils avaient besoin de
muscle, a refusé cette fois ses bons offices. Ce qui fut un choc pour la
famille royale saoudienne. Le choc fut encore plus grand lorsque MBS envoya ses
propres troupes, confiant qu’avec leur matériel hors de prix — les tanks
américains les plus récents, les missiles terre-terre, etc — même les soldats saoudiens étaient capables
de s’emparer d’au moins quelques villes du Nord-Yémen, sinon les villages de montagne.
Sauf
que ses troupes ont lamentablement échoué dans cette tâche. L’armée saoudienne
s’est comportée encore pire que prévu, ce qui équivaut à dire que mes pauvres Raiders[4]
bien-aimés ont une saison pire que d'habitude, ce qui est le cas cette année, mais eux au moins, quand ils prennent une veste, ils n’envoient pas l’aviation et la marine
imposer une campagne de bombardement et de famine artificielle.
C’est
ce qu’a fait MBS, bombardant tout
rassemblement de population civile que ses pilotes (et leurs conseillers
américains) puissent trouver. Avant le blocus, le Yémen recevait 80% de ses
importations, ce qui comprenait la nourriture, par le port d’Hodeidah.
Mais
la ville elle-même a tenu. C’est à dire jusqu’à ce que les Émirats Arabes Unis, le plus malin et plus petit des associés de
l’invasion, trouve un plan pour engager de bons mercenaires et des factions
Yéménites ayant des comptes à régler avec les clans shiite du Nord-Ouest.
Les
Émirats jouent leur propre partie au Yémen depuis déjà un certain temps comme Bethan McKernan, invitée de Radio
War Nerd, nous l’a expliqué au micro. Tandis que l’Arabie Saoudite a
abandonné tout projet d’invasion par la terre du Yémen et ne parvient qu’à
grand peine à protéger ses frontières à Najran et Jizan contre les incursions de
combattants Houti, les Émirats ont improvisé une stratégie qui combine
l’édification d’un empire (s’emparer de territoires le long de la côte
yéménite) avec la constitution et l’armement de milices pour porter la guerre
en terre shiite.
Les
employés des Émirats comprennent un certain nombre d’officiers américains
alléchés par l’oseille, d’ex-forces spéciales, et mercenaires colombiens, plus
un assortiment de combattants étrangers — mais pour l’attaque sur Hodeidah, ils
se sont concentrés sur trois groupes. Le premier et le plus puissant étant de
loin la Brigade des Géants au nom évocateur (Liwa’al Amaligah). Il s’agit de
Sunnites salafistes recrutés dans le Sud. Ennemis immémoriaux des shiites du
Nord-Ouest, ils n’ont jamais réussi à les vaincre en combat mais ils sont plus que
désireux d’attaquer quand ils sont soutenus par l’aviation des Émirats et ses
armes lourdes. La Brigade est forte de 20 000 hommes et son idéologie est simple :
la Sharia sunnite, et une vieille vendetta régionale sectaire.
Elle
ne s’entend pas particulièrement bien avec les deux autres groupes avançant sur
Hodeidah : les Gardiens de la République, et la résistance de Tihama.
Les
Gardiens de la République sont plus connus sous le nom des « hommes de Tareq Saleh ». Tareq est le neveu de l’ex-homme fort du pays
Ali Abdullah Saleh, tué en 2017 en essayant d’arnaquer trop de monde. La
politique yéménite repose sur les clans, il était donc inévitable qu’un neveu
ou un cousin reprenne le flambeau, une
sorte de népotisme vengeur, si vous voulez. Les hommes de Tareq sont plus des habitants des villes et plus séculiers, soutenant officiellement une république, pas un
Califat. Il y a eu des incidents entre eux et les Géants qui n’éprouvent pas une
tendresse démesurée pour leur aspect séculier. Les hommes de Tareq sont au
nombre de 4000, moins efficaces que les Géants, même sans l’avantage du nombre.
La
troisième composante, la résistance de Tihama, est constituée de quelques
milliers de combattants locaux sunnites, plus motivés par l’envie de reprendre
la zone côtière des mains des Houtis montagnards, que par des griefs
politico-religieux. Des groupes comme celui-ci, pas très efficaces en combat
mais avec des liens sur le terrain ont une valeur inestimable quand on finit
par entrer dans la ville cible. On les met à l’avant-garde pour montrer aux
citoyens qu’on est une résistance locale, tout en gardant les combattants
étrangers à l’arrière-plan.
Mais
il se révéla que la prise de Hodeidah n’était pas chose si aisée. L’alliance
montée par les Émirats a décidé d’attaquer par le Sud, le long de la plaine
côtière. Les Houti se battent mieux dans leurs montagnes que sur la côte et
l’aviation des Émirats et saoudienne est plus efficace sur terrain plat. Cette
plaine s’étend au sud d’Hodeidah, et l’alliance payée par les Émirats a avancé
assez facilement vers le Nord au printemps 2018.
Comme
c’était l’une des rares offensives victorieuses de la soi-disant coalition dans
cette guerre, elle a eu droit à une couverture média maximum. Et je mesure mes
mots. On n’entend quasiment rien sur le véritable scoop militaire de cette
guerre : l’échec total des forces saoudiennes richement équipées. Mais,
oh, lorsque les hommes-liges des Émirats ont commencé à avancer sur la côte, attendant
essentiellement que l’aviation saoudienne écrase tout ce qui était devant eux,
avant de massacrer les civils planqués dans les ruines, les médias dociles annonçaient
déjà la libération imminente d’Hodeidah.
Dès
Juin 2018, des articles prétendaient que les forces de la coalition étaient
déjà en possession de l’aéroport, au sud de la ville.
C’était
en juin, on est à la fin octobre, les nouvelles les plus récentes que j’ai pu
me procurer sur Hodeidah, font état d’un raid de l’aviation coalisée sur une
réunion d’officiels Houti dans cette ville. On n’a pas beaucoup de nouvelles
sur Hodeidah ces temps-ci, maintenant que l’affaire Kashoggi a détourné
l’attention de tout le monde, mais, parfois, le silence des médias en dit très long.
On
n’a pas eu droit à des reportages présentant les forces de l’Émirat entrant en
ville triomphalement. Et connaissant le parti-pris des médias anglo-saxons en
faveur de la coalition, on peut parier qu’on aurait eu droit mille fois à cette
histoire, si elle était d’actualité.
Il
semble donc que l’offensive de la coalition soit bloquée au sud de la ville
d’Hodeidah. Ce qui correspond au modèle des récentes guerres dans la
région : peu de troupes souhaitent entrer dans une guérilla urbaine contre
des forces locales déterminées tenant les ruines. Il n’existe pas de meilleure
configuration pour un combat défensif qu’une ville en ruines. L’inconvénient étant bien sûr que pour créer ce paysage de ruines le défenseur
doit assister à la destruction de tout ce qui comptait pour lui. Mais une fois que c’est arrivé et
qu’on n’a plus rien à perdre, on fait chèrement payer chaque mètre conquis même
à une armée mieux équipée.
Donc,
une fois encore, sur le plan purement militaire, il s’agit d’un échec des
forces armées saoudiennes et des Émirats hors de prix. Mais dans le cas
d’Hodeidah, ce serait une erreur de souligner cet échec tactique. D’un sinistre
point de vue stratégique, cette offensive est un horrible succès.
Parce
que les auxiliaires des Émirats n’ont pas besoin de prendre la ville. Ils
doivent avant tout détruire les installations portuaires, pour que la famine
artificielle et les épidémies ravageant les provinces shiites puissent se
poursuivre. La famine et l’épidémie sont de loin les moyens les plus efficaces
pour se débarrasser des gens qu’on n’aime pas, bien plus que le simple meurtre
de masse.
Et
ce discret génocide se passe assez bien, si « bien » est un terme
qu’on puisse employer ici. Les forces sunnites n’ont sans doute pas le courage
de donner l’assaut à la ville mais elles ont les véhicules et la couverture aérienne
nécessaire pour couper toute liaison avec l’intérieur des terres. Fin septembre
2018 on rapportait que :
« Les
forces de la coalition à l’Est de la ville ont coupé toutes les principales
routes entre Hodeidah et Sana’a. La nourriture et le carburant devant emprunter cet itinéraire sont détournés vers la dernière route menant à Sana’a, ils parcourent des
distances plus longues qui coûtent plus cher aux fournisseurs et contribuent à
l’inflation des prix pour les marchandises de première nécessité, ce qui
signifie que de plus en plus de civils n’ont plus les moyens de se procurer
nourriture et eau potable. »
Pour
la coalition, l’épidémie de choléra qui décime les enfants shiites connaît
également des progrès satisfaisants. Les cas ont triplé depuis le début du
siège d’Hodeidah.
Avec
sa supériorité aérienne et son artillerie dernier cri, la coalition n’a pas
besoin de prendre Hodeidah au sens traditionnel.
Ce
que ces forces doivent faire et ont déjà accompli pour l’essentiel, c’est de
couper le port de la population des montagnes Houtis à l’Est. Puis elles n’ont
plus qu’à attendre que la famine et la maladie aient fait le boulot. Et comme
avec la plupart des famines artificielles, elles peuvent compter sur la
coopération des médias occidentaux pour détourner l’attention. C’est une
particularité des famines artificielles, elles affectent rarement les gens à
profil médiatique significatif. Et elles marchent très bien en général,
notamment avec les enfants en bas âge.
The War Nerd