À une époque où la classe dominante dans son ensemble (les
autres n’ont pas le temps) est « rebelle », mon vieil ami
Jean-François Merle a cette grande qualité de savoir que l’anticonformisme est
nécessairement secret, dissimulé sous les blouses grises des anonymes de la
mégapole. Du reste, il le sent plutôt qu’il ne le sait et c’est sous une
amabilité impeccable que perce parfois le fanal implacable de son radar
caustique. Vraiment difficile de prendre cette bête de travail en défaut, et je
n’ai pas ménagé les moyens, depuis trente ans au bas mot, pour effacer ce
sourire désarmant — rien à faire. Et pourtant je pars vers chacun de nos
déjeuners au bas de la maison d’éditions où il officie depuis une quarantaine
d’années, de nos réunions de travail dans ce blockhaus de bouquins qu’il
appelle un domicile, armé de mes plus mauvaises résolutions. À ce jour, nib de
nib. Mais avec « Le grand
Écrivain », aux éditions Arléa, je crois bien l’avoir enfin pris en
flagrant délit d’une forme de critique au scalpel du monde qu’il connaît le
mieux : celui de l’édition. Depuis trente ans qu’il nous parle de son
deuxième roman — après un premier dont le désespoir écrasant, et le ton funèbre
ressemblait aux dernières volontés d’un tout jeune homme — l’affaire avait,
pour un petit cercle d’initiés, pris une allure hybride entre mythe et
gaudriole, entre le yéti et le monstre du Loch Ness. Le 9e round
Ali-Foreman ! L’encerclement de la VIe Armée sur la Volga ! Le second roman de Jean-François Merle !
Oui parce qu’en plus d’être d’une gentillesse sans défaut,
Jean-François est agaçant : pour son premier roman, il a décroché un prix,
et pour sa première traduction, rebelote. Gavé d’honneurs, repu, il se
contentait désormais de traduire des anglo-américains, et n’apparaissait plus en
public aux fonctions littéraires que rarement, lorsque l’exigeaient les devoirs
de sa charge d’éditeur. Il ne peut plus se cacher maintenant, l’affaire s’étale
au grand jour : J-FM fourbissait ses armes.
C’est dans une intrigue tragi-comique de supercherie
littéraire que se dévoile le regard en coulisse porté sur le
germano-pratinisme, avec toute son acuité : cette éditrice, mondaine
Cruella qui porte beau dans ses petites combines, cet auteur raté mais brave
type qui croit encore à la Littérature, ce
ragoteur professionnel qui vit des bruits de chiottes des Deux-Magots et les étale dans sa petite revue, ce Grand Écrivain enfin qui s’ennuie,
confit dans sa renommée… et toute la ménagerie éditoriale, la cuisine des
grands hôtels. Et cette histoire est menée d’une main légère, sur un ton
enlevé, le trait juste, mais jamais appuyé, avec des pages à se tordre de rire.
Ou je me trompe fort, ou l’ouvrage de mon vieux copain,
petite merveille, va être plébiscité, encensé par ceux-là mêmes qu’il dépeint,
ravis de se mirer dans leur propre bonne conscience, enfin dédouanés !…
La première grosse question est de savoir comment ce vieux
Jean-François va supporter les feux de la rampe, lui d’une modestie maladive.
La seconde grosse question, s’il engrange un best-seller, est de savoir quelle
grande lutte contre quelle intolérable discrimination, il va bien pouvoir
dénicher pour échapper au fisc. Un suspense aussi insoutenable que celui de son
livre…
Thierry
Marignac, mai 2018.