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23.5.18

"Le Grand Écrivain" de J-F Merle

         À une époque où la classe dominante dans son ensemble (les autres n’ont pas le temps) est « rebelle », mon vieil ami Jean-François Merle a cette grande qualité de savoir que l’anticonformisme est nécessairement secret, dissimulé sous les blouses grises des anonymes de la mégapole. Du reste, il le sent plutôt qu’il ne le sait et c’est sous une amabilité impeccable que perce parfois le fanal implacable de son radar caustique. Vraiment difficile de prendre cette bête de travail en défaut, et je n’ai pas ménagé les moyens, depuis trente ans au bas mot, pour effacer ce sourire désarmant — rien à faire. Et pourtant je pars vers chacun de nos déjeuners au bas de la maison d’éditions où il officie depuis une quarantaine d’années, de nos réunions de travail dans ce blockhaus de bouquins qu’il appelle un domicile, armé de mes plus mauvaises résolutions. À ce jour, nib de nib. Mais avec « Le grand Écrivain », aux éditions Arléa, je crois bien l’avoir enfin pris en flagrant délit d’une forme de critique au scalpel du monde qu’il connaît le mieux : celui de l’édition. Depuis trente ans qu’il nous parle de son deuxième roman — après un premier dont le désespoir écrasant, et le ton funèbre ressemblait aux dernières volontés d’un tout jeune homme — l’affaire avait, pour un petit cercle d’initiés, pris une allure hybride entre mythe et gaudriole, entre le yéti et le monstre du Loch Ness. Le 9e round Ali-Foreman ! L’encerclement de la VIe Armée sur la Volga ! Le second roman de Jean-François Merle ! 
         Oui parce qu’en plus d’être d’une gentillesse sans défaut, Jean-François est agaçant : pour son premier roman, il a décroché un prix, et pour sa première traduction, rebelote. Gavé d’honneurs, repu, il se contentait désormais de traduire des anglo-américains, et n’apparaissait plus en public aux fonctions littéraires que rarement, lorsque l’exigeaient les devoirs de sa charge d’éditeur. Il ne peut plus se cacher maintenant, l’affaire s’étale au grand jour : J-FM fourbissait ses armes.
         C’est dans une intrigue tragi-comique de supercherie littéraire que se dévoile le regard en coulisse porté sur le germano-pratinisme, avec toute son acuité : cette éditrice, mondaine Cruella qui porte beau dans ses petites combines, cet auteur raté mais brave type qui croit encore à la Littérature, ce ragoteur professionnel qui vit des bruits de chiottes des Deux-Magots et les étale dans sa petite revue, ce Grand Écrivain enfin qui s’ennuie, confit dans sa renommée… et toute la ménagerie éditoriale, la cuisine des grands hôtels. Et cette histoire est menée d’une main légère, sur un ton enlevé, le trait juste, mais jamais appuyé, avec des pages à se tordre de rire.
         Ou je me trompe fort, ou l’ouvrage de mon vieux copain, petite merveille, va être plébiscité, encensé par ceux-là mêmes qu’il dépeint, ravis de se mirer dans leur propre bonne conscience, enfin dédouanés !…
         La première grosse question est de savoir comment ce vieux Jean-François va supporter les feux de la rampe, lui d’une modestie maladive. La seconde grosse question, s’il engrange un best-seller, est de savoir quelle grande lutte contre quelle intolérable discrimination, il va bien pouvoir dénicher pour échapper au fisc. Un suspense aussi insoutenable que celui de son livre…

Thierry Marignac, mai 2018.