LA MORT DE JOHN FARRIS, POÈTE NOIR AMÉRICAIN INOUBLIABLE
Oui,
alors je ne suis pas très fier, en ce jour de deuil a posteriori, John Farris, le meilleur poète du Lower East Side,
Manhattan, est mort il y a un an et demi — janvier 2016— et je ne l’apprends
qu’aujourd’hui, par une amie qui le connaissait et l’aimait autant que moi. Mais je ne fréquente plus beaucoup New York, depuis que c'est une ville aseptisée. Personne ne m'a prévenu. John publiait essais, articles, poèmes et critiques de jazz, dans les revues, Sensitive Skin, Tribes, Between C&D. Il publia paraît-il son roman The Golden Ass of John Farris aux éditions Unbearables, (Les Insupportables, ce qui lui allait comme un gant).
La première fois que j’ai vu John,
durant l’été 1992, pour lui acheter une nouvelle du recueil Jungles d’Amérique (L’Arbre à Came, 1993, 10/18, 1995)— dont j'étais l'anthologiste mandaté par l'édition parisienne — intitulée Par Ici, « Here » en anglais (que vous pouvez retrouver sur les pages d'Antifixion, rubrique John Farris), c’était un homme de 54 ans qui marchait avec une canne, il était gardien
du légendaire Living Theatre, 3e
Rue Est . Lorsque je lui refilai ses 200 $, il devait dire: "I love doing business with you", mais je l'aimais déjà comme un frère, et il fut toujours généreux avec moi, à chacun de mes séjours à New York. Il rejetait la faute de sa claudication sur une de ses épouses,
Haïtienne, qui lui avait jeté un sort, disait-il, le jour où elle avait foutu
le camp. Plus tard, j’ai appris qu’il avait la goutte, en raison de son
immodérée consommation d’alcool. John vivait en semi-clochard dans les
sous-sols du théâtre, et la seconde phrase qu’il avait prononcée était : I used to be so pretty !… avant de
me tendre une photo de lui dans les années 1960, un jeune Noir aux épaules
découplées sous un chapeau de paille dissimulant mal l’afro, souriant, image de
force et d’orgueil. John avait un style inimitable : « I’m a formalist » aimait-il à répéter
en lisant Virgile sur un banc de Tompkins
Square Park.
Au cours de dizaines de pendables lectures de poésie,
notamment au Nuyorican Poets Cafe, dont
il devait se faire exclure par la suite, pour je ne sais plus quelle incartade,
lorsque les étudiants blancs névrosés avaient fini de lire leurs petites
conjectures sur des chagrins d’amour d’imbéciles, dès que John apparaissait sur scène,
avec sa gueule et son sourire de vieux black plein de sagesse apprise à la dure, le silence se faisait. Le poète était là. John était maudit,
ex-garde du corps de Malcolm X, on l’avait soupçonné de l’avoir trahi, quand
les Musulmans Noirs l’ont descendu, en 1965 (ce que John Farris a nié toute sa vie mordicus). Jusque dans les années 1990, des
Américains blancs m’en parlaient, qui n’avaient jamais sauté un repas de leur
vie — la mère de John survivait comme elle pouvait, au Welfare, le RSA
américain, dont Limonov, bénéficia
lui aussi en son temps. Et John avait purgé trois ans de taule entre 18 et 21 ans. Les Amerlocks blancs politcorrects se croyaient tout
permis !… John Farris était « ingérable » comme dit la vermine
managériste d’aujourd’hui. Il sautait les unes et les autres au gré du caprice,
il fumait des Camels sans filtre, des joints tant qu’il pouvait, et quant à la
vodka, il ne fallait pas lui en promettre (pour une raison ou pour une autre, John avait horreur du scotch et du bourbon)!… John était un remarquable
critique de jazz — son frère aîné, musicien de ce genre-là, était mort
d’overdose. Je l'entends encore me répéter sur un riff de saxophone infernal dans une boîte où jouait un de ses potes: That's nigger shit!…
John réussissait à survivre dans le Lower East Side grâce à sa légende. Toujours, de bonnes âmes — des femmes — s’occupaient de notre héros, le nourrissant dans les squats où il vivait, les barmen l’abreuvaient dans les rades où il était admis (peu nombreux, mais il ne fut jamais à cours de repères crapuleux). Je n’ai pas été aussi triste depuis la mort d’Alfred Dogbé, l’éblouissant auteur nigérien et comme j’ai honte de ne l’apprendre que maintenant, la mort de John Farris. Voici un de ses poèmes les plus hilarants pour les aficionados qui se reconnaîtront.
In memoriam :
John réussissait à survivre dans le Lower East Side grâce à sa légende. Toujours, de bonnes âmes — des femmes — s’occupaient de notre héros, le nourrissant dans les squats où il vivait, les barmen l’abreuvaient dans les rades où il était admis (peu nombreux, mais il ne fut jamais à cours de repères crapuleux). Je n’ai pas été aussi triste depuis la mort d’Alfred Dogbé, l’éblouissant auteur nigérien et comme j’ai honte de ne l’apprendre que maintenant, la mort de John Farris. Voici un de ses poèmes les plus hilarants pour les aficionados qui se reconnaîtront.
In memoriam :
Quand un poète n’arrive pas à écrire, c’est
comme une constipation.
Il lui faut un laxatif. Mon laxatif favori est la marijuana.
Une bouffée, et mon crâne est plein d’images enfumées :
des girafes roses
Une lambada d’éléphants tachetés (la lambada est la danse nationale
des éléphants roses — je veux dire des girafes — les éléponts — je veux dire
que les éléphants sont d’une autre étoffe — Je veux dire un endroit où ces deux
espèces ne se mélangent pas par peur de transférence, par peur de taches roses)
leurs taches roses —
Je veux dire leurs peaux roses — rougies par l’excitation
Tandis qu’ils tournoient et brillent, tournoient et
scintillent sur leurs pattes
Parfaitement carénés pour tournoyer. Les araignées — les
graffes — je veux dire les girafes — non, non, je veux dire, les éléphants — —
balançant lourdement d’un bord à l’autre, minuscules queues-baguettes marquant le rythme, les yeux vitreux.
Les yeux des girafes sont naturellement vitreux — je veux
dire roses. Les girafes ont de la classe, avec leurs doux yeux roses. Les
éléphants tachetés ont un certain poids (J’ai repéré un éléphant, il y a peu,
les yeux sans vergogne et vitreux).
John, Farris, Pipe Dreams, in It’s
not about Time, Fly By Night Press, 1993.
(Traduit de l’Américain par TM)