Enterrer dans la commémoration
On parle beaucoup ces jours-ci de rendre hommage à Dominique
de Roux, mort il y a quarante ans cette année. On en parle avec raison car il
s’agit probablement du dernier génie de la littérature française au XXe siècle,
et puis selon le mot inégalé de Jean-Marc Parisis à son égard : On l’a salement oublié, et on s’est salement
arrangé avec cet oubli…
Mais, si l’on comprend et
apprécie que les historiques — ses amis et sa famille — tiennent à évoquer
celui qu’ils aimaient tant, il est des façons d’enterrer dans la commémoration
qui ne sont qu’une forme d’oubli. À l’été 2014, nos fidèles lecteurs s’en
souviendront peut-être, ce fut le thème d’un de nos articles polémiques avec
les amis de Livr’arbitre au sujet
d’un numéro de Roux assez platement funéraire, recyclage des thèmes éternels
que suscite toujours la hâte
catastrophique des passants
considérables. L’exercice scolaire de l’admiration partisane ensevelit
aussi sûrement alors que la loi du silence ou de la réprobation entretenus autour des figures
controversées. C’est sensiblement la même équipe qui a entrepris une journée
DDR le 10 juin, avec sensiblement les mêmes oraisons, et sensiblement les mêmes
lacunes. On ne s’en étonnera guère, Les
collisions flamboyantes de mots rares — pas souvent, dites— (…) chères à
Jacques Vaché produisent un effet de stupeur du à l’éblouissement figeant le
commémorateur dans la contemplation, voire le fétichisme, ankylosant le
saisisseur de balle au bond pour relancer la partie.
Dans Livr’arbitre,
seuls échappaient aux morsures de notre appareil critique, l’excellent exégète
du style Frédéric Saenen, et un autre auteur dont le nom nous échappe — qu’il
nous en excuse — qui avait l’originalité de souligner l’intérêt que de Roux
avait porté à la Beat Generation dans
son ensemble, y compris les moins connus comme John Retchy, ou Jack Kaufman,
dont on trouve mention dans Maison jaune.
L’exégète et les Beat sont absents du
10 juin, où seront plutôt ressassées les tartes à la crème aventurier, éditeur, poète, homme d’action, DDR et l’empire, on en
passera —par charité. C’est une des malédictions du déjà fusillé à Nuremberg, d’attirer les interprétations partisanes,
sans parler de la mythologie des aventures africaines chères aux
post-mercenaires. On ignore le dadaïsme spontané du formidable broyeur de formes,
et par conséquent le hasard objectif
le conduisant vers Burroughs et Ginsberg, parmi les derniers visiteurs de
l’ermite de Meudon — à l'époque du Beat-hotel, rue Gît-le-Cœur — ce dont à l’autre bord, les thuriféraires
post-structuralistes des Beat
n’aiment pas trop se souvenir non plus. Ces derniers préfèrent également ne pas
entendre que Ginsberg refusa de se joindre aux manifestations de masse de la
Convention Démocrate à Chicago en 1968, parce qu’il avait rendez-vous avec…
Ezra Pound, et que, devait-il confier dans une interview à l’auteur de ces
lignes, « pour rien au monde { il} n’aurait manqué une entrevue avec le
Vieux Maître » (documentaire sur Norman Mailer de l'émission Un siècle d'écrivains, diffusé le 20 janvier 1999). Regardez autour de
vous, partout des larves qui prêchent, selon le mot de Cioran que nous ne
lasserons jamais de répéter — puisque personne ne l’entend. Quand il s’agit de
DDR, incarnation de la curiosité foudroyante et décisive, ça chiffonne les
tympans. Oui, il évoquait ici et là un gaullisme
révolutionnaire, parti imaginaire qui confortait son image de Malraux sous
acide et qui a complètement disparu des périscopes… Oui, il allait chataigner
les communistes en Angola. Etc, ad nauseam, ou comment enfermer un homme dans
des décisions ultimes prises aux instants
existentiels, disait Norman Mailer, ceux qui signifient poursuivre ou
disparaître. Cette mise à distance permet de figer un homme dans la gelée du
mythe — et de continuer dans sa chapelle, et son train-train. Or, ce qui
devrait aveugler chez un DDR, c’est la méthode des bottes de sept lieues,
bondissant par-dessus les sectes. Qui songerait à résumer le jeune Malraux à
l’assez colonial et pitoyable épisode du temple d’Angkor ?…
Les raisons de cet aveuglement sont assez concrètes. Peu de
nos commémorateurs ont l’expérience de l’édition, de l’écriture, de la
traduction comme aventure en soi. Peu d’entre eux savent ce que signifie le glisser ici…Raccrocher là !… du
sulfureux Céline parce que la plaie des chapelles qui sape les fondations et
termite les charpentes, c’est l’immobilité. Peu d’entre eux savent d’instinct
dénicher un auteur, l’imposer, le défendre à n’importe quel prix — peu d’entre
eux savent écrire à contre-courant — Bien
trop tôt !… se lamentait à notre sujet Jérôme Leroy — au risque des omerta et bannissements dont le milieu
éditorial est si friand. Peu d’entre eux sont susceptibles de passer des
bas-fonds de New York à ceux d’Odessa, de fréquenter tour à tour les
révolutionnaires ou les banquiers à Moscou, les taulards d’Amérique, les
dignitaires de l’Europe en décomposition, les camés de Pétersbourg, parce qu’un
romancier se sert de tout, et qu’un journaliste authentique n’a pas de
parti-pris.
C’est en ceci qu’ils n’ont saisi en rien la méthode de DDR : s'électriser comme
par hasard aux éclairs de génie des œuvres marquantes pour relancer le Grand Jeu de la littérature, vitaliser
la hargne de tout dérégler et de tout renouveler. Se charger d’une électricité
statique pour la diffuser dans le mouvement perpétuel.
Le
travail contemplatif des commémorateurs est une œuvre de mort. Lorsque DDR
affolait la machine en concassant une multiplicité de langages et de médias, il
portait la vie plus loin — le dadaïsme spontané des broyeurs de formes.
TM,
juin 2017.