Andreï Doronine, Stepan Gavrilov, Thierry Marignac, photo© V. Troyan |
À Pétersbourg, où Andreï Doronine et Stepan
Gavrilov (son « éditeur » et préfacier) me recevaient comme un
prince, Doronine me faisait visiter la
nuit les recoins louches où se passent ses petits récits démoniaques — Transsiberianbacktoblack à paraître chez
Zapoï incessamment — dans son 4x4
blanc de gangster, et Gavrilov passait ses journées à me faire visiter la
Venise du Nord à pied, me pressant de questions, sur le roman, la littérature,
Paris et New York. La plupart du temps, on finissait chez lui, dans un
appartement communautaire, héritage de l’URSS, qui, dans cette ville, existe
encore, à faire ripaille avec sa très belle femme, et un couple de voisins, dont l'épouse était tout aussi ravissante.
Les deux compères m’avaient prévu un
programme : interview et lecture à la bibliothèque Maïakovski, où je fis
face une heure et demie à une quarantaine de personnes, curieuses de l’animal
parisien et des rapports avec le monde russe. Nos lecteurs russophones en
trouveront la vidéo filmée par l’auteur Nikolaï Kofyrine au lien ci-dessous
TM et Gavrilov photo © V. Troyan |
De même les russophones trouveront l’article
de la revue : « Diskourss », signé par Sergueï Proudnikov, journaliste et chroniqueur, en version originale à cet autre
lien.
Pour les autres, on a retraduit les propos
tenus à la bibliothèque ce jour-là, 19 février 2017 :
Thierry
Marignac est connu en France comme un vétéran de la littérature
non-conformiste : 12 romans, dont le plus connu est
« Fasciste ». En Russie, comme un vieil ami d’Édouard Limonov, comme le mari fictif de la femme fatale Nathalia Medvedeva, et le traducteur d’auteurs « non
formatés », parmi lesquels le poète Boris Ryjii, Vladimir Kozlov, Andreï
Doronine. Le Correspondant de « Discours » a rencontré M’sieur Marignac[1],
pour parler avec lui de littérature française et russe.
—Thierry,
vous traduisez avant tout des écrivains marginaux. Limonov, Kozlov, et à
présent Doronine. C’est cette culture qui vous intéresse, la Russie en
rupture ?
—Je ne dirais pas ça. Mon choix
se fait en général spontanément. J’ai choisi le premier livre de Kozlov
« Gopniki » (en français, Racailles),
parce que sur sa couverture figurait le skin-head le plus monstrueux du monde.
Je me suis dit, « je le veux ! ». Et je ne m’étais pas
trompé : l’histoire de ces jeunes issus de la classe ouvrière de période
soviet tardive a frappé les esprits en France. Ou encore Andreï Doronine… j’ai
commencé à le lire, et je me suis heurté à une telle quantité d’un grandiose
humour noir que je n’ai pas pu résister. Alors mes choix sont principalement
intuitifs. De plus quand on se spécialise dans la littérature non formatée, on
est le patron de sa niche. Personne ne veut s’occuper de ce genre de
littérature.
—Est-il difficile de
travailler avec la langue russe ?
—C’est une langue très
complexe. En français nous n’avons pas de déclinaisons, ni de système verbal
d’une telle complexité. Il faut donc s’adapter à une structure entièrement
différente. Mais il y a là un bénéfice
énorme : tes petits muscles d’écrivain se développent énormément.
—Dans vos interviews
(plus exactement dans une seule, celle de la revue de Gazprom,
publiée dans ces pages fin octobre, et uniquement parce qu’on me posait la
question… qu’on me repose ici !… Note de TM) vous ne ratez jamais
l’occasion de piétiner les auteurs
français contemporains à la mode —Beigbeder, Houellebecque. Vous dites que ce
n’est pas de la littérature. Pourquoi vous déplaisent-ils ? Et qu’est-ce
que c’est pour vous la « vraie » littérature ?
—Ils ont surgi des
réseaux de la grande bourgeoisie, qui leur assurent le succès. On peut ajouter
Emmanuel Carrère à cette liste, l’auteur de « Limonov ».
Contrairement à ce qu’ils prétendent ce ne sont en aucun cas des romanciers, mais
des faiseurs de best-seller. Un roman consiste à raconter une histoire, à
construire un drame autour de contradictions entre des personnages
intéressants. Pour cela, il est nécessaire de sortir de soi, pouvoir se mettre
à la place d’un autre, penser à partir d’une autre individualité, et pas
seulement à partir de son soi bien-aimé ! Habituellement, par exemple, les
auteurs masculins ont du mal à construire des personnages féminins
convaincants. Pour décrire une femme, il faut sortir de soi, pour pénétrer sa
logique. Un véritable romancier sait faire ça. Les Beigbeder et consorts en
sont incapables (Houellebecque tout en appartenant à la même école, ressort de son
côté d’une branche spécifique : la littérature des complexes ; il
écrit parce qu’il est aussi laid que son « style » et ses thèmes).
Ces gens cherchent l’inspiration dans leur cuisine. Protégés par l’argent, ils n’ont
jamais réellement voyagé, ne sont jamais sortis de leur petit monde étroit. Ils
chantent leur propre misère. En France on est entré dans le règne du
narcissisme. Pour moi, ce genre de textes, ce n’est pas de la littérature, mais de
la presse à scandales sous reliure (dite aujourd’hui people). Et c’est pour ça que c’est populaire.
—Quel auteur
contemporain considéreriez-vous comme exceptionnel ?
—Patrick Modiano, lauréat du
prix Nobel 2014 ?… Il raconte l’amour, le passé, une France disparue, un
Paris lui aussi disparu depuis longtemps. Et ce qu’il ne dit pas compte autant
que ce qu’il dit. Il a un style de l'ellipse unique et inimitable. Il crée de la beauté, sans jamais être lyrique. Il aborde de façon oblique, quelques points vitaux de l'Histoire de France: la Guerre d'Algérie, ou l'affaire Ben Barka, pour en citer quelques-uns. Un art de l'esquive et de la pertinence qu'on ne reverra pas de sitôt.
—Comment est-ce que
Limonov est considéré aujourd’hui en France ? Il est vraiment devenu le héros de
notre temps après le livre de Carrère ?
—Dans les années 1980, Limonov était l’idole de la gauche
caviar. Après, quand il est parti faire la guerre en Yougoslavie, et qu'il a
commencé à s’impliquer dans l’action politique, il est devenu à leurs yeux un
fasciste, un nazi, un écrivain que l’on maudissait. Ça a duré vingt ans. Quand
je prononçais le nom de Limonov chez les éditeurs on me foutait dehors. Après
Carrère, c’est devenu une figure qui attirait la curiosité. Maintenant, on le
respecte et on le craint simultanément. Mais cet intérêt soudain, n’a pas grand-chose
à voir avec Limonov — c’est le succès de Carrère.
—Que voulez-vous
dire ?
—Carrère est un auteur sans grand intérêt, un hyper-narcisse
qui écrit surtout sur lui-même. Et brusquement, il tombe sur Limonov. Il
commence par un article qui suscite l’intérêt (C’était un bon article, il
aurait du s’en tenir là). Après, on publie le bouquin. Toute une armée
d’attachées de presse se mettent au boulot, il fait marcher son réseau dans
les médias, la diffusion met les bouchées doubles, le bouquin est dans toutes les têtes de gondole. Il vend un tirage grandiose 200 000 en première édition. Pourtant,
le livre lui-même consiste en une mauvaise recopie de textes de Limonov. Les
éditeurs français se sont dit : on a trouvé la poule aux œufs d’or !
Et ont réédité tous les bouquins d’Édouard. Mais sans obtenir le succès
escompté.
—Pourquoi ?
—Il n’est pas si simple pour un
Français de comprendre un Russe dans toutes les particularités de sa vision du
monde. Et, bien entendu, son ton tranchant et sa radicalité éloignent les
philistins.
TM Pétersbourg 2017, photo©V. Troyan |
—On vous connaît aussi
comme journaliste.
Au début des années 2000, vous avez passé beaucoup de temps en Ukraine parmi les toxicomanes, et en avez tiré un livre documentaire. Pourquoi ce thème ? Et pourquoi l’Ukraine ?
Au début des années 2000, vous avez passé beaucoup de temps en Ukraine parmi les toxicomanes, et en avez tiré un livre documentaire. Pourquoi ce thème ? Et pourquoi l’Ukraine ?
—Mon meilleur ami était mort
des suites de l’usage des drogues peu avant ce voyage. Il s’agissait pour moi
d’un thème crucial, et il me fallait trouver une issue à ce deuil. Je ne me
suis pas risqué à partir en Russie : on m’avait quelque temps avant retenu
à l’aéroport de Moscou pour mes liens
avec Limonov, c’était dangereux. En Ukraine, personne n’a fait attention à moi.
J’ai préparé ce reportage en secret, je n’en ai parlé à personne, parce que je
ne savais pas s’il se réaliserait. J’ai fréquenté les routes de banlieues, les
hôpitaux, les repaires de camés. À cette époque, du reste, personne ne savait vraiment
ce qu’était l’Ukraine. Quand je repartais, on me disait : « Tu
retournes en Russie ! » (À présent, ils crient tous des sottises sur
l’Ukraine du matin au soir). Mon livre s’est très mal vendu : qui
s’intéressait, il y a douze ans au thème
de la toxicomanie dans un bled comme l’Ukraine ? Mais un an plus tard mes
amis des Narcotiques Anonymes de Kiev m’ont passé un coup de fil — déclaration
d’amour. Une jeune femme de la Croix Rouge française avait lu mon livre était
partie à Kiev et obtenu un budget pour cinq ans, pour les NA de Kiev.
—Quelle est votre
appréciation de la situation aujourd’hui en Ukraine et au Donbass ?
—N’étant ni Russe, ni
Ukrainien, ce n’est pas à moi d’en juger. J’ai de bons amis des deux côtés de
la barricade. Je ne crois pas être une autorité dans des règlements de comptes
aussi complexes.
—Et quelle est votre appréciation de l'islamisation de l'Europe ?
—Pour l'instant, je ne vois pas de problème particulier. Pour vous, bien sûr, c'est effrayant. Mais j'ai vécu toute ma vie dans les rues de Paris avec des Arabes et des Noirs. Oui, si, comme le dit Limonov, 35 millions d'Africains s'installent en Europe, ce sera une catastrophe. Pour l'instant, pour moi, ça va.
—Et quelle est votre appréciation de l'islamisation de l'Europe ?
—Pour l'instant, je ne vois pas de problème particulier. Pour vous, bien sûr, c'est effrayant. Mais j'ai vécu toute ma vie dans les rues de Paris avec des Arabes et des Noirs. Oui, si, comme le dit Limonov, 35 millions d'Africains s'installent en Europe, ce sera une catastrophe. Pour l'instant, pour moi, ça va.
—Et enfin, comment
caractériseriez-vous votre principal apport comme artiste ?
—Je pense que le plus important
est de ne pas mélanger art et politique. Je ne veux pas avoir le moindre rapport
avec le cirque ambiant. L’art est le monde du symbole, de la grâce, de la
beauté. Le poète Evgueni Kropivnitski (exclu de l’Union des Écrivains) écrivait,
en URSS ( !) :
L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie,
Comme un printemps fleuri
L’art pour l’art,
Pour l’expression des sentiments
Pour la beauté et uniquement,
L’art pour l’art
Comme une vision, comme une rêverie
Искусство для искусства
Как греза,
как мечты
Как вешние
цветы
Искусство
для искусства
Для
выражения чувства
Для чистой
красоты
Искусство
для искусства
Как греза,
как мечты
(Traduction TM)
[1] Le "m’sieur Marignac "est revenu à plusieurs reprises en Russie, ce qui faisait
mourir de rire l’auteur !…