À une époque encore de jachère urbaine, dans le quartier
parisien où s’est déroulée mon enfance, il y avait sur le chemin de l’école, un
terrain vague plus ou moins utilisé par les éboueurs comme entrepôt de balais,
bordé par une palissade de béton gris sale. Elle servait aux colleurs
d’affiches, surtout de cinéma, pour les salles du quartier diffusant des films
en 2e exclusivité. Ces affiches étaient rarement illustrées, mais
elles étaient de couleurs vives et sautaient aux yeux, titres blancs sur fond rouge,
dans mon souvenir. Les titres des séries B étaient pour moi un sujet
d’émerveillement renouvelé toutes les semaines et quand une affiche traînait
trop longtemps, qu’elle avait perdu toute saveur, ma journée était plus
maussade : Creuse ta tombe, Django,
et fais ta prière, Maciste contre la
Reine de Sabba, La Sarabande des hyènes, L’Espion du St-Père, Mes Funérailles à
Berlin, Croix de Fer — à cette lointaine époque, on n’avait pas besoin de
Tarantino, qu’on aurait sorti sur un rail, enduit de goudron et de plumes.
Un matin, c’était une affiche de concert qui ornait le
béton, deux musiciens à l’air sarcastique —sans doute quelque chose
d’expérimental à la Soft Machine.
L’inscription s’étalant sur l’annonce hanta toute ma morne journée d’école
gaulliste, et je ne l’ai jamais oubliée : Comme un rêve sans conséquences spéciales.
À la lecture du mélodrame
de Gérard Guégan, Hemingway, Hammett dernière[1],
je l’ai retrouvée presque mot pour mot, placée dans la bouche d’Hemingway
résumant sa vie en fin de parcours, entre l’attendrissement, l’ironie amère et
une forme de sagesse zen — ce qui revient au même.
Dans
les hagiographies qui ne manqueront pas de fleurir, à l’université
ultra-élitiste des classes dominantes à venir, il conviendra de relever chez
Guégan cette propension inédite à jumeler : Debord et Guevara, deux types
de révolution perdue, Rimbaud et St-Just, surprenant de justesse poétique, et,
cette fois, les duettistes du comportementalisme sanctifié, Hemingway et
Hammett.
À
l’heure des hommes brisés, entre chien et loup, ce qui vaut pour l’un et pour
l’autre, nos saints patrons de la sécheresse et de la bravoure accusent des
problèmes de héros. Ici, nous demanderons à nos lecteurs un petit effort
linguistique :
« According to my definition of tragedy, the
tragic pathos, is born when a
perfectly average sensibility momentarily takes unto itself a privileged
nobility that keeps others at a distance,
and not when a special type of sensibility vaunts its own special claims. It
follows that he who dabbles in words can create tragedy but cannot participate
in it. It is necessary, moreover, that the « privileged nobility »
finds its basis strictly in a kind of physical courage. »
…
écrivait Mishima dans Sun and Steel.
Ici, pour la distraction du lecteur, las des envolées historico-intellectuelles, nous ajoutons une image contemporaine!… |
En
d’autres termes, l’équilibrisme tenté par tant d’autres de leur temps (et
Malraux, et Vaillant, et toute la kyrielle d’auteurs communistes) entre la
pensée et l’action se ramène à ce que décrivait Drieu dans sa Deuxième Lettre aux surréalistes (1927) :
« Parce que vous rêvez de l’action,
vous vous portez parmi ceux qui en vivent et qui la font vivre. Mais, à peine
êtes-vous admis dans ce domaine que vous avez cru préférer au vôtre, que toute
votre activité se présente comme la revendication de votre ancienne condition
que vous essayez de rétablir au milieu de la nouvelle. Hommes d’action
intellectuelle indirecte, vous n’avez eu de cesse de vous ranger parmi les
hommes d’action sociale directe, mais une fois parmi eux, vous remontrez que le
meilleur emploi que vous puissiez tenir, c’est d’y faire de l’action
intellectuelle. »
Ici, on
m’objectera — un peu trop facilement — qu’Hemingway ou Hammett, au contraire
des intellectuels parisiens du surréalisme, ont commencé par l’action, qu’ils
ont d’abord été cette « sensibilité
parfaitement moyenne, prenant une noblesse qui tient les autres à distance,
fondée sur le courage physique… ». Certes… Mais ensuite ?… Quand
ils sont devenus ce type spécial de
sensibilité qui vante ses revendications particulières ?… Celui qui
« se livrant aux mots peut créer de
la tragédie mais ne peut y participer ?… ». Et que, pour
reprendre les termes de Drieu, au lieu de s’engager
comme deuxième classe, comme n’importe qui, ils ont cherché à passer avec armes et bagages dans le
domaine de l’action ?… Quel que soit le courage montré par Hemingway, « who took Paris with a few hundred
men » selon les mots de Norman Mailer, ou de Hammett qui supporta la
taule parce qu’il refusait de balancer ? Plus que les cadavres du placard
qui forment l’intrigue de Guégan, chacun de ces deux auteurs ayant un lourd
remords sur la conscience, Hemingway en Espagne Républicaine, Hammett dans ses
années à la Pinkerton, flic antigrève des années 1920, c’est la déchéance du
héros — s’abaissant à la parole publique sans renoncer à ses prérogatives — la
véritable trame de Hemingway, Hammett,
dernière. Dans quel sens a eu lieu cet aller-retour entre parole et action,
quelle importance, à l’heure du bilan ?… Que le remords soit fondé
concrètement, dans toutes les afféteries que leur confère à l’un et à l’autre
le statut d’écrivain, luxe, ivrognerie chronique et conquêtes féminines, on
n’en attendait pas moins. On remarquera, dans ce mélodrame d’hommes
vieillissants, le personnage de Geena,
jeune Noire proche de Malcolm X, qui sait parler aux Toubabs pour mener sa vengeance contre l’un des protagonistes. On remarquera que le mélodrame s'ouvre sur les états d'âme d'Hammett qui prétendait les avoir en horreur, et les fuyait comme la peste dans ses romans — Guégan est décidément un sacré farceur, en littérature. On notera l'aridité d'Hammett, à laquelle fit écho celle de son thuriféraire Manchette, ultra-gauche de seconde zone qui ne retint du comportementalisme qu'une forme de préciosité démodée — par rapport à l'écrivain et l'acteur majeur du XXe siècle que fut Hemingway. On remarquera les remords des staliniens et de leurs compagnons de route, après le XXe Congrès. On remarquera —mention spéciale du jury — qu'Hemingway aimait bien Drieu, pour son absence de dogmatisme. On
remarquera toute une époque en gestation — dont nous sommes à peine sortis —
dans ce temps des hommes brisés, au crépuscule de ceux qui avaient été l’âme de
L’ÈRE DU JAZZ ET DU GIN.
Un rêve sans conséquences spéciales, c’est
ce que je vous souhaite à la lecture de Hemingway,
Hammett, dernière.
TM, mars 2017.