À Antifixe, on
accueille toujours avec bonheur les articles de Mark Ames, un copain historique
de l’époque de Moscou, et préfacier du livre-reportage :Vint, le roman noir des drogues en Ukraine (T. Marignac, 2006, Payot, épuisé). Ce mec a le chic pour taper là où ça fait
mal. Il revient ici sur des évènements récents (et moins récents) ayant défrayé
la chronique outre-Atlantique, dont les médias français caniches ont peu parlé,
de même qu’ils avaient évité d’évoquer l’incendie prés de Tchernobyl, il y a
quelques semaines. Évitons les sujets qui fâchent le Grand Frère, ou qui
alarment la population. L’article ci dessous a une autre qualité : il
dévoile les dessous de la Grande Confraternité Américaine de la presse :
un bocal de piranhas.
La nôtre n’a rien à leur envier, en plus
mesquin et plus propagandiste encore.
Les lecteurs anglophones pourront retrouver
la VO au lien ci-dessous :
CIRE-POMPES ET RÉVISIONNISME : COMMENT
LA PRESSE A TENTÉ DE DISCRÉDITER LA BOMBE DE SEYMOUR HERSH, SON REPORTAGE SUR
L’ESPIONNAGE DOMESTIQUE DE LA CIA.
Par Mark Ames
(14-05-2015)
(Traduit
par TM)
Seymour Hersh s’est retrouvé dans l’œil
d’un cyclone de merde force 5, cette semaine, après avoir lâché son reportage
best-seller le plus important de toute l’ère Obama, réfutant la version
héroïque officielle sur la façon dont les Navy
SEALS ont liquidé Osama Ben Laden dans un raid secret et nocturne au cœur
du Pakistan.
D’après le récit de Hersh, OBL a été balancé par un de ses
gardiens de prison de l’ISI (Services
spéciaux pakistanais, ndt) — nos allié pakistanais le détenaient en
captivité depuis 2006, avec le soutien de nos alliés saoudiens, histoire de
s’en servir comme monnaie d’échange. Le récit de Hersh remet en question
beaucoup de choses, à commencer par la justification des réseaux militaires et
d’espionnage, massivement employés, coûteux, et brutaux qui n’ont apparemment
pas joué le moindre rôle dans l’élimination du terroriste le plus recherché du
monde. Il n’a fallu, dit Hersh, qu’un tourne-casaque de bas étage de l’ISI qui
s’est rendu dans une succursale de la CIA à Islamabad, leur a donné l’adresse
du lieu de détention de Ben Laden avant d’empocher un chèque de 25 millions de
$. À peu près aussi hautement technologique qu’un épisode de Gunsmoke.
Le raid tant vanté des Navy
SEAL en hélicoptère, et l’assassinat de OBL n’était, selon Hersh, qu’une
mise en scène coproduite par l’armée US et le service de renseignement
pakistanais, qui a escorté les SEAL
jusqu’à la chambre de Ben Laden, a braqué sur lui une torche électrique et regardé
les SEAL truffer le vieil invalide de
plomb brûlant, et le transformer en spaghettis bolognaise. (Ce qui soulève
d’autres questions dérangeantes — par exemple, pourquoi est-ce que la
Maison-Blanche voulait faire taire à jamais le type qui connaissait tous les
noms, le meilleur atout du renseignement mondial… à moins, bien entendu, que ce
n’ait été le but ultime de cet assassinat dans sa cellule à Abbottabad ?
Ce qui mène à se demander pourquoi les USA tenaient à s’assurer que Ben Laden
emporte ses secrets dans la tombe, si jamais ça passait par la tête de
quelqu’un).
Hersh avait mis en pétard des gens et des institutions très
puissants avec ces révélations, et cela signifie que l’inévitable contrefeu
média pour discréditer son histoire est en cours, les attaques contre Hersh
étant menées par Max Fisher de Vox Média,
Peter Bergen de CNN, et même certains
journalistes de gauche comme le reporter Metthieu Aitkins de Nation Institute. Hier, le site Slate s’est joint à la meute, diffusant
une interview hostile et furieusement distrayante de Hersh.
Les attaques de Seymour Hersh par ses collègues journalistes
n’ont rien de nouveau — en réalité, il adorait ça, et adore ça certainement jusqu’à aujourd’hui. Il eut
droit à la même réaction hostile de ses collègues des médias lorsqu’il balança
le plus gros scoop de sa carrière : l’exposé, datant de 1974, sur le programme
d’espionnage domestique illégal de la CIA, MH-CHAOS, qui ciblait des dizaines,
voire des centaines de milliers d’Américains, essentiellement anti-guerre du Vietnam,
et des dissidents de la gauche radicale.
On se souvient plus aujourd’hui de ses révélations sur le
massacre de My Lai et la prison d’Abou Ghraib, mais c’est son scoop sur
MH-CHAOS, que le New York Times
baptisa « le fils de Watergate » qui fut le plus controversé et
entraîna le plus de conséquences — cette histoire sensationnelle provoqua la
chute de presque tout l’appareil du renseignement. Les exposés de Hersh menèrent
directement aux fameuses sessions d’interrogatoire par le Comité Church, la commission Rockfeller, et, moins connu mais plus
radical, les sessions d’interrogatoire du Comité
Pike au parlement, sur lesquelles j’ai écrit sur Pando l’année dernière.
Ces sessions révélèrent non seulement toutes sortes d’abus de pouvoir de la
CIA, programmes d’assassinats, trafic de drogue et coups d’état, mais aussi des
échecs et cafouillages maousses de nos services de renseignement.
Ils révélèrent également pour la première fois au public les
programmes secrets de la NSA ciblant
des Américains, y compris la collaboration de toutes les plus grosses
compagnies de télécommunication et de câbles télex — AT&T, ITT, Western Union et RCA — dans « l’aspirateur » de toutes les communications
électroniques, de même que le « Projet
Minaret » au cours duquel la NSA
a mis sur écoutes des dizaines, voire des centaines de milliers d’Américains anti-guerre ou
gauchistes. Ces interrogatoires donnèrent lieu à des réformes plus ou moins
effectives lors de l’administration Carter, qui furent toutes abandonnées ou annulées dès
que Reagan parvint au pouvoir.
C’est ce qu’on appelle du journalisme efficace. Mais si les
pairs médiatiques de Hersh avaient eu leur mot à dire, il ne se serait rien
passé de tout cela. Plutôt que de le soutenir, les journalistes sur tout
l’éventail, menés par le Washington Post,
firent tout ce qu’ils pouvaient pour discréditer et saper ses reportages.
« J’étais vilipendé » comme devait le confier Hersh au professeur Kathryn Olmsted, auteur de l’excellent « Challenging
the Secret Government ».
C’est avant tout grâce au témoignage du directeur de la CIA,
qui admit en janvier 1975 que le reportage de Hersh était exact que les autres
journalistes se retinrent et se joignirent alors à la frénésie ambiante opposée. Oui : la
CIA a sauvé le plus gros scoop de Hersh, des laquais de la presse aux ordres.
Une drôle d’époque.
Et c’était le Washington
Post qui était à l’avant-garde des attaques contre les reportages de Hersh.
Au début janvier 1975, le WP publia
un éditorial « L’espionnage illégal de la CIA » qui attaquait Hersh
pour s’être appuyé sur des sources anonymes — ceci venant du journal qui
s’était appuyé sur la plus célèbre source anonyme de l’Histoire : Deep Throat (cf, Le Watergate, ndt). L’éditorialiste poursuivait :
« Si presque toutes les activités de la CIA peuvent
être appelées « espionnage », et si on peut qualifier les activités de
la CIA sur le sol américain « d’espionnage domestique », il reste à
établir lesquelles de ces activités ont été menées en « violation » de
la charte du Congrès sur l’agence de renseignements, ou même si elles sont
illégales ».
Le spécialiste du renseignement du WP Laurence Stern s’en
prit à Hersh dans la Columbia Journalism
Review dans un article intitulé « Révélations sur la CIA
(Encore) » — alléguant d’un « manque de preuves tangibles », et
« une succession remarquablement fébrile de d’enquêtes
subsidiaires ». Tandis que WP,
sous la plume de Stern, prétendait que ce n’était pas la CIA qui avaient des
dossiers sur les 9000 Américains dont parlaient Hersh mais le ministère de la
Justice et que c’était par conséquent légal, le lauréat du Pulitzer Jack Anderson suivit à son tour dans le
WP avec un article intitulé
« Les dossiers de la CIA confirment les dénégations ».
Les deux hebdomadaires principaux, Time et Newsweek se
mirent de la partie contre Hersh. Newsweek
dans un article intitulé « Une nouvelle fureur à la CIA » qui
citait des sources anonymes du
renseignement, discréditant ou minimisant le scoop MH-CHAOS de
Hersh : « Les accusations de Hersh sont parfois vraies mais les
faits sont beaucoup moins graves que ce qu’il prétend ». L’article de Time, « Supersnoop »,
raillait :
« Il est très probable que les révélations de Hersh sur
la CIA soient considérablement exagérées et que le New York Times les aient
surjouées ».
On attaquait souvent Hersh sur ses séries de reportage en
les prétendant : « surécrites et mal étayées ». La rumeur,
dans la presse de Washington, à l’époque était que le célèbre journaliste du WP Ben Bradlee avait dit ça. Et ce que
dit un éditorialiste quand Hersh fut éliminé du Pulitzer cette année-là.
Ses propres collègues auraient enterré Hersh, ne
cherchant qu’à lui faire perdre tout crédit, s’il n’y avait eu le témoignage
de William Colby, devant la Commission sénatoriale de la mi-janvier 1975. Ce
fut Hersh lui-même qui assistait aux sessions pour le New York Times qui l’écrivit :
« William E. Colby, directeur de la CIA a reconnu
aujourd’hui au Sénat que son agence de renseignement avait infiltré des agents
secrets dans des groupes anti-guerre et de la gauche radicale, sur le sol des
Etats-Unis, un programme de contrespionnage qui mené à l’accumulation de
dossiers sur 10 000 citoyens américains ».
Après la confirmation de ses révélations par le patron de la
CIA, ses détracteurs des médias n’eurent d’autre choix que de faire machine
arrière. Je citerai une nouvelle fois le livre de Kathryn Olmsted.
« Le Washington Post publia que les déclarations de
Colby confirmaient les éléments majeurs du récit de Hersh, et Newsweek fit de
même ».
On assiste aujourd’hui, à la même réaction d’acceptation à
contrecœur de la bombe Ben Laden lancée par Hersh de la part de la presse
instituée.
Plus tard, en 1975, le grand Bill Greider — alors journaliste au WP — résuma l’attitude de la presse devant les révélations de
Hersh :
« La presse se mord la queue, poursuivant les instincts
d’adrénaline déclenchés par le Watergate, la défiance rageuse provoquée par dix
ans de mensonge officiel, avant de retourner jouer les cire-pompes ».
Bigre, comme nous avons mûri, depuis lors.
Bigre, comme nous avons mûri, depuis lors.
Mark Ames, 14 mai
2015.