En librairie le 6 juin, préfacé par P. Guittaut |
DÉMODÉ
L’art du roman, si décrié de
nos jours par les incapables de la déconstruction, plus ou moins inspirés par les
frauduleuses théories fin de siècle dernier, visant à justifier l’impuissance
créatrice — est un des arts dramatiques, et à ce titre, c’est un art noble dont
les origines se perdent dans les âges. Mais, franchement, pourquoi se casser la
tête, quand n’importe quelle mémère post-moderne délayant l’eau de vaisselle de
son pitoyable ménage classe moyenne caracolera en haut des hit-parades,
n’importe quel rejeton de la grande bourgeoisie sorti d’hypokhâgne débitera son
Il ne m’est rien arrivé et j’en souffre
en 400 pages finissant sur tous les plateaux télé, n’importe quel politicard de
contrebande en mal de message pondra un roman à thèse où les slogans tiennent
lieu d’imagination et battra le rappel de ses troupes pour s’assurer son marché de niche, après avoir signé
quelques pétitions contre le massacre des crapaud-buffle dans le Nord de
l’Orénoque, donnant du grain à moudre à son service de presse ? Il faut
quand même être maso, et ça n’intéresse personne — ni les lecteurs, ni les
libraires, et encore moins les éditeurs — pour vouloir à tout prix construire
une histoire originale, dans les règles de l’art, de bout en bout portée par la
recherche d’une beauté caractéristique qui soit son signe distinctif, et rien
d’autre, ni l’exhibitionnisme navrant de l’époque, ni les messages formatés des
tartuffes. Vous voulez à tout prix vous épuiser au boulot ?… Vous cherchez
la recette de l’insuccès ?… C’est complètement démodé !… Allez vous
faire soigner !…
INCURABLE
Si par malheur pour vous, vous êtes incurable, que vous
souhaitez absolument déguster un max en échange du très éphémère bonheur
d’avoir sculpté une forme aux allures séduisantes sur la matière des mots — celle dont on fait les rêves — alors
tant pis pour vous. Sans qu’on sache si c’est pour limiter les dégâts, réduire
les risques, ou tout simplement avancer, il va falloir dresser une cartographie
du drame inconnu où vous allez entrer, cerner un territoire possible, un champ
de bataille pour cette guerre que vous vous livrerez à vous-même, et dont vous
ne savez encore rien.
INSPIRÉ
Il ne faut pas
attendre l’inspiration parce qu’il se peut qu’elle ne vienne pas, est une
phrase que j’attribuais à Erskine
Caldwell, le plus oublié — et le meilleur — des écrivains sudistes de sa
génération pour l’avoir lue dans ses mémoires, mais voilà qu’une amie vient de
me dire qu’elle est de Tolstoï. Il
pleut des coups durs. La grandiloquence patriarche et le style laborieux du
vieux birbe, imité par Soljenitsyne
un siècle plus tard m’ont toujours semblé extrêmement rasoir. Alors je
continuerai à l’attribuer à Caldwell,
dont les romans — des chef-d’œuvre d’intelligence et d’humour situés dans le
quart-monde plouc du Sud de la Grande Dépression — sont des bijoux travaillés
avec soin, auxquels un brin de désinvolture ajoute le lustre qui est la marque
des très grands. Dans les années 1930, La
Route au Tabac, et Le petit Arpent du
Bon Dieu, furent des best-sellers mondiaux, vendus à des millions
d’exemplaires.
INSOLITE
Reprenons. Il s'agit donc de trouver une histoire, avec son décor
et ses acteurs. Pour une efficacité maximum, un effet de surprise, décaler un
ou plusieurs éléments : si ça se passe sur un bateau, qu’il soit immobile, s’il est question d’un tueur
en série, qu’il soit déjà en prison,
si l’on évoque un trafic d’essence, qu’il soit mené sous le paravent d’une ONG écologiste, etc. Cette première
technique engendre tout un tas de contraintes productives. En premier lieu,
elle entraîne quasiment à coup sûr une ambiance insolite. En second lieu, elle
force les personnages à des actions imprévisibles qui pousseront l’intrigue
vers les recoins inattendus de la progression romanesque. N’allez pas pour
autant vous bercer d’illusions : en admettant que vous sortiez de la
confondante banalité des livres contemporains, miroir unidimensionnel de la
médiocrité du monde — mondialisation,
médiocrisation !… — ça ne signifie pas que vous ferez un malheur au box-office.
En fait, c’est souvent l’inverse, et pour peu que vous bricoliez un style
saupoudré d’un brin de complexité, 1) parce que l’art, ça se mérite nom d’un
chien, 2)pour ne pas pleurer d’ennui en écrivant, 3) parce qu’à la loupe du
roman, le drame se multiplie des paradoxes du réel — on vous prendra pour un
illuminé hermétique, et si vous insistez, on parlera à mots couverts de votre
consommation de psychotropes. Attention, dans ces coups-là, on trouve toujours
un crétin pour appeler la police de la pensée, voire la police tout court. Chef, il y en un qui fait le malin !…
À quai, mais pas en rade, Rivages/Noir |
DÉSESPÉRÉ
Vous êtes encore là ?
Votre cas est désespéré. On ne peut plus rien pour vous. Vous êtes
génétiquement tripolaire, et il va falloir passer par les dix-huit chambres de Shaolin, popularisées par le cinéma de
Hong-Kong, mais je m’égare.
Generally, two-third
into a book, I have written myself into a complete impass… disait Jack Vance, dans une interview radio
datant de 1976, que j’eus le privilège de traduire pour Actus-SF, qui, accessoirement, vient de rééditer, sous le label Hélios Noir, mon premier roman Fasciste, encore un exemple du
rebrousse-poil auquel il faut prendre l’époque, dont je parlais plus haut. (Le
lecteur acharné —puisqu’il me suit encore — me pardonnera ce flash
publicitaire, on comprendra qu’après toutes ces épreuves, il faut bien trouver
un moyen de traire la vache pour compenser).
Quand on traduit une interview radio, il faut réécouter la
phrase trois fois pour être sûr. Celle-ci déclencha mon hilarité immédiate. Tout
d’abord, parce qu’elle était prononcée par un Jack Vance qui avait écrit aux alentours de deux cents romans de science-fiction et romans policiers. Il avait
donc trouvé au moins deux cents fois
une façon de s’en sortir. Vance
était un excellent romancier, pas
beaucoup de déchets dans sa pléthorique production. Ensuite, parce qu’à ma
modeste échelle, ça m’était arrivé souvent de me perdre dans mes propres
scénarios, de rebondissements en coups de théâtre. Il y a toutes sortes de
solutions, et j’y reviendrai, mais la mienne — apprise auprès de Christian Vilà, le plus professionnel des écrivains
professionnels et j’en connais des wagons — tient un seul mot rappelant la
production soviétique : le Plan.
À moins d’être un génie — et même— on ne part pas sans boussole. Si vague
soit-il, on écrit un plan. Quand on est coincé, sans issue, littéralement
enlisé, on retourne au plan. On y cherche quelque chose de nouveau, qu’on
aurait oublié. On vérifie qu’on s’y est conformé et non égaré par facilité sur un
chemin de traverse. Si c’est l’horreur, et qu’on n’a rien trouvé, on recommence
une nouvelle rédaction du Plan, en
cherchant à circonscrire son drame au plus près.
Bien sûr, il ne faut pas fermer la porte à l’improvisation,
il s’agit d’être agile, aussi. Coincé, à mon troisième roman, dans des détails
de l’intrigue me paraissant insurmontables, je sautais par un bond prodigieux à
une étape ultérieure de l’histoire, plus commode, et la transition me vint tout
naturellement, racontée plus tard, par épisodes rétrospectifs. Cette chirurgie,
dont j’étais le seul témoin, est invisible dans le tissu du roman, puisque,
comme disait Chandler : La vraisemblance est en grande partie une
question de style, ce qui vaut aussi pour la structure. Ce genre
d’acrobatie est à déconseiller quand on débute — d’un autre côté, il ne faut
pas hésiter non plus, à faire ses expériences, à prendre quelques risques. On
enrichit son bagage.
Gagner contre la Défense Française(!!!), Payot, traduction TM. |
RADIN
Un mot sur les
personnages : la première règle c’est qu’il en faut peu, sinon le lecteur
est paumé. Si on parle des personnages principaux, c’est entre quatre et six
qu’on doit enfermer son drame, et six est un grand maximum. Le Plan doit aborder les contradictions qui
les opposent et qui sont la matière romanesque. Ce qui aidera à les composer.
Tout cela bien sûr dans le cadre de l’histoire générale où ils ont une
fonction. On a plus de liberté avec les personnages secondaires.
En ce qui concerne leur composition, il est nécessaire de
leur donner des caractéristiques physiques et morales. La caractéristique
physique la plus connue est la balafre. Mais elle a beaucoup trop servi pour
qu’on puisse encore l’utiliser, sauf exception, bien entendu. Les traits moraux
sont plus intéressants, plus productifs. Si l’on donne comme caractéristique morale
à un personnage d’être radin, et
qu’on le souligne, il arrive inévitablement à un moment donné, que cela ouvre
des possibilités inattendues dans l’intrigue qu’on avait prévue. C’est la magie du roman. Laisser les contradictions mûrir sans a priori, et les
personnages suivre leur logique. C’est la raison pour laquelle les romans à
thèse où l’auteur cherche à prouver quelque chose d’inamovible établi dès le
départ — et la littérature communiste et assimilée (gauchiste tout comme néo-con, ces frères jumeaux en chapelles culturelles sectaires) en offre de laborieux
exemples jusqu’à aujourd’hui — sont des pensums soporifiques, tous équivalents.
De même, le romancier est une infection opportuniste, la
logique de ses personnages n’est pas la sienne, il doit savoir se glisser dans
la peau d’un charcutier divorcé, d’un général arthritique, d’une femme du monde
sous antidépresseurs, d’un SDF sans-papier cirrhotique, d’une agente de la
brigade des stups, d’une vedette de la chanson, d’un banquier ruiné, d‘un
pilote d’hélicoptère des Forces Spéciales à la retraite, voire d'une actrice transexuelle étoile du porno ou encore d'un athlète sous stéroïdes . Encore une faiblesse
du roman à thèse : ses personnages sont caricaturaux, parce qu’ils ne sont
que des arguments au service d'une cause. Encore une faiblesse du roman exhibitionniste à la
mode : le nombril, dans sa béance infinie, occupe tout le champ de vision.
Un seul remède : rencontrer le plus de gens possibles de toutes les
classes de la société, de tous les métiers, de tous les pays, de tous les
genres y compris sexuels, et faire silence, les écouter, sans objection, ni préjugé. Tant d’auteurs, de nos jours, ne donnent qu’une plate
représentation d’eux-mêmes, agrémentée parfois d’un sous-journalisme de
troisième zone, destinés à s’attirer la sympathie du lecteur. La poésie — on y
vient — du roman, tient pour
l’essentiel à ce décalage entre le romancier et son sujet, à la faculté de s’oublier.
AUSTÈRE
Lorsqu’on demanda à Jack Vance pourquoi sa photo ne
figurait jamais sur la quatrième de ses bouquins, il répondit, austère : C’est déjà assez difficile comme ça de faire
croire au lecteur à la réalité alternative que je lui propose, sans intercaler
en plus une photo qui distrait son attention…
De nos jours, ces paroles
seraient jugées anti-commerciales,
par le département marketing de
l’éditeur, celui qui a tout pouvoir, depuis une quinzaine d’années et vend du
nombrilisme.
De nos jours, le romancier, non seulement affiche sa
trombine chaque fois qu’il peut, mais cherche à constituer un fan-club, auprès de qui il joue un
personnage, comptant souvent plus que sa production elle-même, notamment sur
les réseaux sociaux. Ce romancier post-moderne se fabrique un ensemble de
références qu’il ressert dans ses bouquins à tout bout de champ. Il comble ses
suiveurs, partageant les mêmes goûts en musique, cinéma, littérature,
gastronomie, etc. Et l’instinct grégaire — on peut toujours compter dessus.
Le romancier de race, quant à lui, évite les références comme la peste, parce qu’elles écartent l’attention du lecteur de son sujet, de sa fiction. Il est puritain et austère, concentré sur son seul roman, rien d’autre. Il se fout des suiveurs et du fan-club. I’ll play the Blues for you, chantait Albert King. L’art élémentaire du conteur, captiver un auditoire et le tenir en haleine jusqu’au bout.
Le romancier de race, quant à lui, évite les références comme la peste, parce qu’elles écartent l’attention du lecteur de son sujet, de sa fiction. Il est puritain et austère, concentré sur son seul roman, rien d’autre. Il se fout des suiveurs et du fan-club. I’ll play the Blues for you, chantait Albert King. L’art élémentaire du conteur, captiver un auditoire et le tenir en haleine jusqu’au bout.
Et
c’est comme ça que ses livres, couronnés ou non de succès, restent en mémoire.
Tout le reste, pour paraphraser Topor, n’est que garniture.