Vladimir
Kozlov, « comportementaliste » russe :
Si l’on doit relever une particularité
chez Vladimir Kozlov, c’est son absence complète de sentimentalité dans ses
romans et nouvelles, son refus d’employer la technique littéraire
(traditionnelle dans les littératures européennes) dite du « dialogue
intérieur », ou de se lancer dans les envolées métaphysiques que le
lecteur occidental a pris l’habitude regrettable d’identifier au label
« littérature russe ». Bien que revendiquant la création in fine d’une littérature «punk
autochtone», sa stratégie du choc ne repose pas sur les transgressions
habituelles, mais sur l’énoncé froid des réalités soviets ou post-soviets —
largement suffisant pour glacer le sang. Loin d’être simpliste, son œuvre
présente au contraire une grande sophistication et un tissage complexe de style
et d’intrigue. Son premier roman Racailles,
était composé dans un vocabulaire volontairement restreint de quelques
centaines de mots. En effet, la description, ou la chronique d’une vie d’adolescent
dans la déchéance d’une cité d’urgence soviet au fond d’un bled de Biélorussie
était superbement servie par ce minimalisme, dont la poésie jouait sur les
variations infimes de l’argot employé. Ce qui fut souligné par Gérard Guégan et
son feuilleton littéraire pour Sud-Ouest,
dans une chronique très justement intitulée : « La vie à bout
portant ». Interrogé par la revue littéraire de Pétersbourg Ex-Libris, Vladimir Kozlov
déclara : Dans cet univers, ce qui
ne peut être décrit dans ce vocabulaire de 300 mots n’existe pas. De même
dans le second roman publié en France Retour
à la case départ, Kozlov nous offre une rétrospective de la tragédie des
années 1990, et notamment de la saisie des ressources et des biens par une
pègre surarmée, en l’évoquant petit à petit, épisode après épisode revenant à
la mémoire du narrateur exilé, et finissant par former un tableau complet d’une
période dont l’Occident n’a qu’une notion très vague. Le roman Guerre, (n'existe qu'en russe) inspiré d’un fait divers réel,
raconte la révolte armée contre l’arbitraire policier omniprésent dans une
petite ville de province russe (et c’est un domaine dans lequel excelle Kozlov,
la description de la province) à partir de la rencontre de personnages
disparates, une étudiante fascinée par le terrorisme, un skin-head enragé par
la décomposition du pays, un truand mystérieux en cavale qui, bon
professionnel, permettra au projet de vengeance contre l’arbitraire de prendre
corps, le dénouement est superbement ficelé, et bien des pâlichons auteurs de
polar à la française pourraient envier une telle maîtrise de l’intrigue. 1986, (n'existe qu'en russe) intitulé ainsi parce que c’est
l’année charnière en chemin vers l’effondrement de l’URSS, notamment avec
Tchernobyl, offre quant à lui l’ironie d’un roman à tueur en série écrit dans
les règles du genre, mais dépourvu du folklore Grand Guignol sanguinolent en
usage chez les Américains — et dans le paysage de la décadence soviet, dépourvu
de l’esbroufe « technique » façon FBI, profileurs, enquêteurs
spécialisés, etc. Pied-de-nez final aux conventions, c’est un roman dont la
conclusion reste énigmatique. Il vaut par son ambiance radioactive de fin du
monde, sa violence à froid, son archéologie des soviets — un domaine dans
lequel Kozlov se distingue. Contrairement à ce qu’on pense parfois, les romans
de Kozlov ne sont pas dépourvus d’humanité, comme on le voit dans les
dialogues, notamment amoureux, et la culture punk rock spécifique de l’URSS à
laquelle il se réfère constamment.
Il est aussi étrange que révélateur de
constater que ces techniques littéraires comportementalistes classiques et
encensées chez Hemingway, Ring Lardner ou l’auteur de romans policiers Dashiell
Hammett — au point d’être devenues le fondement de la théorie du polar qu’on
doit au très surfait, médiocre et d'une navrante stérilité Manchette, et la religion officielle du polar français bien
pensant, qui négligent le fait, aveuglant, que ces littératures viennent du journalisme, où les états d'âmes n'ont pas droit de cité, crétins religieux de la servilité atlantiste à compassion intéressée, à catéchisme tiroir-caisse — choquent dès qu’elles sont employées par un auteur russe
contemporain. Nous y voyons au contraire une grande marque d’intelligence et de
précision, au sens où ces techniques sont parfaitement adaptées à l’univers
qu’elles dépeignent avec minutie et à l’Histoire qu’elles retracent avec
exactitude. Et — pour paraphraser André Breton qui disait apprécier les femmes
très maquillées en ville, où c’est considéré comme vulgaire, et très peu au
théâtre où c’est recommandé — si le comportementalisme à l’américaine et son
assommante répétition d’une société se résumant à sa surface ne nous inspire
plus depuis longtemps qu’un ennui écrasant, son application au monde russe et
soviétique nous séduit, jetant un jour nouveau et loin des envolées cliché
entre Dostoïevski et Tolstoï attendue par le lecteur occidental. La complexité
et l’intelligence du tissu narratif (les intrigues, les personnages) confirment
que, à rebours des apparences, Kozlov est un romancier de premier plan, qui
dispose du reste d’un lectorat assez étendu en Fédération Russe.
P.S. Trop pressé de dire tout le bien qu'on pensait de notre ami Kozlov, nous avons oublié de signaler que Guerre et 1986 n'existaient qu'en version originale, ce qui a induit en erreur certains de nos lecteurs. Qu'ils veuillent bien nous en excuser. De nouvelles publications sont prévues en France à l'horizon 2016. Nous en reparlerons.