Dublin, février 2011,
nuit.
Depuis que Dessaignes était entré dans le bouge
pour boire un whiskey, une jolie femme à son bras, le cœur à la romance, le
truand aux cheveux blancs et au nez cassé juché sur un tabouret jouxtant le
sien le passait à la question — flanqué pour sa part de quatre ou cinq types de
tous les âges qu’il appelait ses « in-laws »
ou « belle-famille ». Eux-mêmes participaient à ce qui ressemblait de
plus en plus à un interrogatoire. La jolie femme qui l’accompagnait était quant
à elle serrée de près par un autre client, que le truand lui avait désigné avec
mépris comme « junkie », et qui disparaissait aux toilettes toutes
les dix minutes. De son côté, le truand ne lâchait pas Dessaignes d’une
semelle, payant verre sur verre, et poursuivant ses investigations : qui
était ce Français parlant anglais avec l’accent américain, accompagné par une
femme exotique, et pourquoi avaient-ils débarqué sans crier gare dans leur pub
d’habitués ?
Pourtant
blanchi sous le harnais, Dessaignes avait négligé tous les signes
avant-coureurs de troubles qui auraient du faire sonner l’alarme sous son
crâne de traîne-savates. L’entrée du pub
était étroite, engoncée entre deux boutiques fermées, dans une rue en pente mal
éclairée dont la rénovation partielle avait visiblement été abandonnée lorsque
l’Irlande avait sombré dans ce qui s’annonçait comme une faillite du miracle
économique. Plus haut dans la même rue, Dessaignes et la femme aux allures
exotiques, atterris dans ce quartier par hasard avaient déjà écumé un ou deux
débits de boisson plus accueillants, plus visiblement ouverts aux
touristes : plus grands, plus propres, plus lumineux. Et déjà dans ces
établissements, le physique inhabituel de l’amie de Dessaignes avait attiré
l’attention indésirable d’un ou deux consommateurs imbibés de Guinness. Rien de
grave, du reste, mais tout à leur intime conversation, dans la fièvre, les
amants souhaitaient perdre le moins de temps possible à écarter les importuns.
Dessaignes
venait de la rencontrer et ne connaissait pas encore le détail des origines
complexes de sa nouvelle amie, mais sa peau d’albâtre et ses traits européens
d’une délicatesse de médaillon contrastaient violemment avec la cascade de
boucles brunes, et ses yeux très foncés. Métissage du Caucase, des Carpates,
des Balkans orientaux. La pâleur, la finesse surnaturelle slave ou scandinave,
et le chien de la Mer Noire. Pour l’instant, l’idylle était leur lingua franca. Sinon, ils parlaient
russe le plus souvent, parfois l’anglais comme ce soir, et, l’un comme l’autre,
le moins possible du passé — quant à l’avenir, il n’était pas encore
d’actualité.
Cette
éperdue carte du tendre avait déboussolé Dessaignes, négligeant la peinture
écaillée des murs beige hôpital du bouge, la clientèle de poivrots au-dessous
de la ligne de flottaison, la physionomie en berne des naufragés sans retour
qu’on trouve dans les bas-fonds. Elle enchantait tant Dessaignes, cette amie
don du ciel, qu’il avait à peine remarqué le sexagénaire de petite taille au
nez cassé et aux épaules massives — peut-être un ancien pugiliste poids léger —
en costard bleu foncé à fines rayures, chemise blanche et cravate rose à gros
nœud desserré sous le col ouvert. Si on y regardait de plus près, le corps de
métier du sexagénaire se lisait aussi clairement que sur une carte de visite.
L’usure des traits burinés d’un vieux soldat du plaisir complétait la touche. (…).
Thierry Marignac, extrait d'un roman inachevé, 2011.