20.4.15

Les femmes et l'alcool


Dublin, février 2011, nuit.
         Depuis que Dessaignes était entré dans le bouge pour boire un whiskey, une jolie femme à son bras, le cœur à la romance, le truand aux cheveux blancs et au nez cassé juché sur un tabouret jouxtant le sien le passait à la question — flanqué pour sa part de quatre ou cinq types de tous les âges qu’il appelait ses « in-laws » ou « belle-famille ». Eux-mêmes participaient à ce qui ressemblait de plus en plus à un interrogatoire. La jolie femme qui l’accompagnait était quant à elle serrée de près par un autre client, que le truand lui avait désigné avec mépris comme « junkie », et qui disparaissait aux toilettes toutes les dix minutes. De son côté, le truand ne lâchait pas Dessaignes d’une semelle, payant verre sur verre, et poursuivant ses investigations : qui était ce Français parlant anglais avec l’accent américain, accompagné par une femme exotique, et pourquoi avaient-ils débarqué sans crier gare dans leur pub d’habitués ?
         Pourtant blanchi sous le harnais, Dessaignes avait négligé tous les signes avant-coureurs de troubles qui auraient du faire sonner l’alarme sous son crâne  de traîne-savates. L’entrée du pub était étroite, engoncée entre deux boutiques fermées, dans une rue en pente mal éclairée dont la rénovation partielle avait visiblement été abandonnée lorsque l’Irlande avait sombré dans ce qui s’annonçait comme une faillite du miracle économique. Plus haut dans la même rue, Dessaignes et la femme aux allures exotiques, atterris dans ce quartier par hasard avaient déjà écumé un ou deux débits de boisson plus accueillants, plus visiblement ouverts aux touristes : plus grands, plus propres, plus lumineux. Et déjà dans ces établissements, le physique inhabituel de l’amie de Dessaignes avait attiré l’attention indésirable d’un ou deux consommateurs imbibés de Guinness. Rien de grave, du reste, mais tout à leur intime conversation, dans la fièvre, les amants souhaitaient perdre le moins de temps possible à écarter les importuns.
Dessaignes venait de la rencontrer et ne connaissait pas encore le détail des origines complexes de sa nouvelle amie, mais sa peau d’albâtre et ses traits européens d’une délicatesse de médaillon contrastaient violemment avec la cascade de boucles brunes, et ses yeux très foncés. Métissage du Caucase, des Carpates, des Balkans orientaux. La pâleur, la finesse surnaturelle slave ou scandinave, et le chien de la Mer Noire. Pour l’instant, l’idylle était leur lingua franca. Sinon, ils parlaient russe le plus souvent, parfois l’anglais comme ce soir, et, l’un comme l’autre, le moins possible du passé — quant à l’avenir, il n’était pas encore d’actualité.
         Cette éperdue carte du tendre avait déboussolé Dessaignes, négligeant la peinture écaillée des murs beige hôpital du bouge, la clientèle de poivrots au-dessous de la ligne de flottaison, la physionomie en berne des naufragés sans retour qu’on trouve dans les bas-fonds. Elle enchantait tant Dessaignes, cette amie don du ciel, qu’il avait à peine remarqué le sexagénaire de petite taille au nez cassé et aux épaules massives — peut-être un ancien pugiliste poids léger — en costard bleu foncé à fines rayures, chemise blanche et cravate rose à gros nœud desserré sous le col ouvert. Si on y regardait de plus près, le corps de métier du sexagénaire se lisait aussi clairement que sur une carte de visite. L’usure des traits burinés d’un vieux soldat du plaisir complétait la touche. (…).

    Thierry Marignac, extrait d'un roman inachevé, 2011.