CIEL DE
GUERRE SUR LA BOHÈME ÉPIDERMIQUE
249 pages, 19€ |
« Il fit dans sa tête la revue de ses
amis et décida que, désormais, il n’aimerait et ne haïrait qu’à mort. Avant, il
avait accepté qu’on s’arrange.
Il décida de bannir de ses habitudes toutes
les qualités mineures(…).
Sa passion pour les narcotiques et l’alcool
devait être renforcée. L’opium : excellent. Le feu : excellent. Voilà
ce qu’il lui fallait ».
Hugo Ball, Flametti ou Du dandysme des pauvres, éditions Vagabonde, traduit de
l’allemand par Pierre Galissaires.
La
proximité qu’on croit ressentir avec des esprits vieux d’un siècle est-elle
suspecte ?… Sans doute. Mais si l’héritage s’est perpétué à travers tant
de lignées controversées digérées une à une par le Grand Objet Extérieur décervelant de la culture grand public —
pourtant toujours en retard d’une métamorphose, d’une extravagance, d’une
mutation irréductible ?… À balancer par-dessus bord dès que les
transgressions d’hier sont devenues les conventions d’aujourd’hui, pour ne
garder que l’étincelle à défaut de la flamme ?
Hugo Ball (1886-1927) à la cigarette |
L’éditeur,
critique, grand voyageur et très cher ami Benoît Laudier, l’homme (avec
quelques autres) des éditions Vagabonde, m’a joué un bien sale tour : bombardant
dans ma boîte aux lettres le Flametti
de Hugo Ball qu’il vient de publier, il savait bien qu’il semait la panique
dans mes affaires courantes — multiples travaux de traduction et autres
déjà en retard, garde-robe en déliquescence chronique, kafkaïenne paperasse
accumulée dans mes duels par correspondance avec trois ou quatre administrations,
réapprovisionnement urgent d’une armoire à alcools souffrant d’une endémique
rupture de stock. Ce n’était pas un service à me rendre. Ce ne sont pas des
choses à faire. Je le retiens, celui-là, encore.
En
effet, Hugo Ball est un de mes maîtres à penser, inventeur de Dada, et mari
d’une danseuse, la belle Emma Hennings, comme notre cher Essenine le fut
quelque temps de la sublime Isadora Duncan. Benoît Laudier est parfaitement au
courant, depuis le temps qu’on se connaît. Il y a donc circonstance aggravante,
crime prémédité. Benoît Laudier, avec tout le respect que je lui dois en tant
qu’éditeur émérite — notamment du chef-d’œuvre de mon ami Carl Watson Sous l’Empire des oiseaux — ne perd rien pour attendre. Le chien de ma
chienne sera un pitbull altéré de sang sous méthamphétamine.
Emma Hennings |
Dans ce
Flametti dévoré en quelques nuits
fiévreuses, Hugo Ball parle d’art tel qu’il se fait au jour le jour, fleur épanouie au milieu des contingences.
Flametti, géant tantôt débonnaire, tantôt furibond, nourrit tant bien que mal
sa troupe de saltimbanques — un couple de yodeleurs spécialistes de la
tyrolienne, un travesti-contorsionniste roi de l’évasion, un harem de
soubrettes, un mélancolique pianiste,
une épouse voluptueuse mais très portée sur le tiroir-caisse qu’elle
tient elle-même, etc — grâce à la pêche à la ligne où il excelle, et d’autres moyens
plus louches, dans le Zurich de la Grande Guerre (où vivait Lénine, tandis que Gorki se dorait la pilule à Capri, tout en essayant de réconcilier le bolchévisme avec la théorie des monades, dans son cercle de moustachus débauchés, en draguant les torrides serveuses italiennes et buvant du vin gorgé de soleil, ce qui enragea le Guide du Prolétariat Mondial en train de se les geler dans les montagnes suisses, au point qu'il écrivit en réponse à Gorki qui l'accusait de compromission avec le pouvoir tsariste, Matérialisme et Empiriocriticisme, le plus indigeste des pensums léninistes, mais c'est une autre, ô combien désopilante, histoire).
Notre héros Flametti a fort à faire pour maintenir l’ordre au sein de son équipe. Il a beau les nourrir, leur payer leurs cachets rubis sur ongle, honorer ces dames, et trouver des tauliers accueillants leurs numéros de bateleurs, les rivalités et jalousies vont bon train. Flametti, qui a charge de toutes ces âmes, ne s’embarrasse pas toujours de préjugés moraux-légalistes. Il a un faible pour les soubrettes, qui lui vaudra des ennuis (avec sa femme, mais aussi avec la justice zurichoise et ses pandores), et échappe de justesse au couperet de la loi lorsque son commanditaire Mémhet le Turc est arrêté pour contrebande de cocaïne, haschich, opium — commerce auquel notre géant patron de la troupe souhaitait prendre une part active, et dont il espérait des bénéfices. Flametti, dandy urbain, est le roi des bas-quartiers. Nul ne sait comme lui, convaincre les patrons de caboulets d’engager sa troupe pour un nouveau spectacle, persuader les poètes de l’écrire, et attirer la foule. Flametti, urbain dandy, c’est au fond un traine-lattes et un naïf, émerveillé par le pavé du quartier zurichois Pré-au-Renard :
Notre héros Flametti a fort à faire pour maintenir l’ordre au sein de son équipe. Il a beau les nourrir, leur payer leurs cachets rubis sur ongle, honorer ces dames, et trouver des tauliers accueillants leurs numéros de bateleurs, les rivalités et jalousies vont bon train. Flametti, qui a charge de toutes ces âmes, ne s’embarrasse pas toujours de préjugés moraux-légalistes. Il a un faible pour les soubrettes, qui lui vaudra des ennuis (avec sa femme, mais aussi avec la justice zurichoise et ses pandores), et échappe de justesse au couperet de la loi lorsque son commanditaire Mémhet le Turc est arrêté pour contrebande de cocaïne, haschich, opium — commerce auquel notre géant patron de la troupe souhaitait prendre une part active, et dont il espérait des bénéfices. Flametti, dandy urbain, est le roi des bas-quartiers. Nul ne sait comme lui, convaincre les patrons de caboulets d’engager sa troupe pour un nouveau spectacle, persuader les poètes de l’écrire, et attirer la foule. Flametti, urbain dandy, c’est au fond un traine-lattes et un naïf, émerveillé par le pavé du quartier zurichois Pré-au-Renard :
« Oui on avait le choix ! Oui on
en avait pour son argent ! Et le véritable dandy, celui qui comprenait
quelque chose au monde, décidait de n’entrer nulle part, mais de jouir
platoniquement de la chose, comme d’un spectacle en quelque sorte, comme d’une
consonance, avec l’intelligence supérieure de celui que la réalité comme pure
et simple contradiction ne peut plus décevoir.
Mais le Pré-au-Renard n’y était pas encore
allé de sa dernière séduction : l’authenticité au milieu d’un monde de
l’apparence ; la merveille résultant de perversités inouïes. Mais de qui
pouvait-on attendre un tel tour de force, sinon de Flametti ? ».
Les
mésaventures et flamboyants succès de la troupe de Flametti doivent beaucoup,
on s’en doute, aux péripéties du Cabaret
Voltaire, microcosme où s’inventa l’art moderne né de Dada, à force de
pitreries, à l’aube du vingtième siècle. De même la malédiction finale de
Flametti préfigure le décès prématuré d’Hugo Ball, âgé d’une quarantaine
d’années, en 1927. Ici, le lecteur pardonnera à son humble serviteur de se
citer lui-même (Des Chansons pour les sirènes) :
« Mais l’Histoire n’est rien qu’un éternel
choc de paradoxes. Dada avait produit l’anticulture (et l’antipoésie) en
broyant les vieux langages artistiques pour les fondre dans la bande-son
heavy-metal de la Grande Guerre, syncopés d’incantations lancinantes d’Afrique
Noire ».
En
effet, la guerre environnante, celle dont on inaugure ces temps-ci, à grands
renforts de complaisance, le centième anniversaire, pèse sur ce paysage de
bohème (une guerre en elle-même, comme le savent tous les artistes
authentiques) protégé par la Suisse. Flametti
ou Du dandysme des pauvres, est une lecture à recommander en des temps
serviles où le non-conformisme officiel n’est que le pendant de la plus plate
réaction de toujours (encore vivace, côté pile de l’idiotie).
Enfin,
on ne pourra résister à citer une phrase de La
Fuite hors du temps, journal 1910-1921 d’Hugo Ball (éditions du Rocher), fondatrice
de n’importe quelle, selon nous, expression réellement artistique :
« Tout art véritablement vivant sera
irrationnel, primitif et complexe. Il utilisera un langage secret et léguera
non pas des documents édifiants, mais des documents paradoxaux ». Novembre
1915.
Combien
d’esclaves présents de l’encadrement culturel, et de confortables révoltés à
prébende contemporains, condamne-t-elle à l’insignifiance éternelle.