10.9.12

Frère d'armes post-soviet (interview Kozlov 1ère partie).



1986, Tel est le titre du dernier roman de Vladimir Kozlov, mon frère d’armes chez les Russes, un auteur dont la simplicité et l’intelligence, bien qu’elles me soient familières après Racailles, et Retour à la case départ (éditions Moisson Rouge)  m’éblouissent à chaque fois, déconcertantes. 1986 conviendra sans doute mieux aux sacrés puristes d’un polar qui ne méritait pas ça, histoire d’une enquête sur un violeur et tueur en série dans l’URSS crépusculaire de la Pérestroïka. Le genre « noir » serait bien inspiré de lire les lignes ci-dessous, plutôt que les rodomontades des histrions, des tartuffes manchettiens, et des boursouflures amerlocks mal dessalées dont il fait habituellement ses choux gras. Elle est parue sur le site New Time.


« Les Soviets en fin de course — c’était vraiment la zone ! »
(interview traduite du russe par TM)
Le romancier Vladimir Kozlov est devenu un auteur populaire depuis les années 2000, grâce à sa trilogie « Gopniki » (Racailles), « Schkola » (non traduit), « Varschava » (non traduit), et ses ouvrages sur les sous-cultures de la jeunesse. Son dernier roman « 1986 » vient de sortir. Du « noir » dans un décor soviétique : une enquête sur une série de meurtres dans une ville industrielle de Biélorussie. « Sexe, violence et socialisme » — telle est la bande-annonce de « 1986 ». New Time  a posé quelques questions à l’écrivain, sur cses expérimentations dans divers genres, sur les deux pérestroïka, et sur la situation en Biélorussie.
Votre roman « 1986 » a beaucoup de points communs avec vos livres précédents : les soviets sur le déclin, un coin reculé, un personnage principal qui se sent étranger à ce qui l’entoure. Vous avez néanmoins, sur le plan formel, écrit un roman policier…

J’ai longtemps cherché à échapper aux littératures de genre, mais je me suis mis à m’intéresser au « noir », c’est une variante assez digne d’attention dans la littérature occidentale des années 50-60. Elle est mal connue chez nous, les livres qui nous sont parvenus ont été accueillis assez négligemment : on considérait que ce n’était pas sérieux. Tout le monde veut une littérature sérieuse. C’était un terme (« noir ») qu’on employait ici sans tout à fait comprendre ce qu’il recouvrait. J’avais envie d’en savoir plus, j’ai lu quelques auteurs du genre dans la langue originale, et des études, je prépare maintenant une conférence sur ce sujet. Il m’a semblé qu’entre les livres parus en Amérique à l’époque de la Dépression et la réalité décrite dans mes livres, il existait de nombreux points communs. Dans « 1986 » j’ai emprunté volontairement des traits distinctifs du genre et les ai appliqué au milieu des années 1980 — l’époque qu’on a qualifiée « la plus noire de notre Histoire ». Les termes eux-mêmes se recoupaient.

Qu’est-ce qui vous a paru important en 1986 ?

C’est l’année où est apparu le terme « Pérestroïka » pour la première fois, et il y a eu la catastrophe de Tchernobyl. Je pense que 1986 est le moment où le système soviétique touche le fond. Son effondrement commence juste après. Les soviets étaient déjà condamnés. Ce qui donne un fond très intéressant à mon histoire.

Pourquoi êtes-vous retourné une fois encore à l’époque de la pérestroïka ?

On m’a récemment posé une question dans ce goût-là : « Vous n’en avez pas marre de fouiller encore dans la poubelle soviétique ? ». Mais la « poubelle soviétique » quelle soit notre façon de la considérer est une matière inépuisable. Bien que dans mon prochain roman à paraître cette année, l’action se déroule dans la deuxième partie des années 1990 à Moscou. C’est une période sur laquelle je n’ai quasiment jamais écrit, et les racines de ce que nous traversons aujourd’hui sont souvent là. Les gens qui sont aujourd’hui au pouvoir ont été formés dans les années 1980, et se sont emparé des positions qu’ils occupent aujourd’hui dans les années 1990. Et pour cette raison, il est intéressant de s'y attacher, pour la reconsidérer, et réfléchir à la façon dont nous avons utilisé la liberté nouvelle, avant de l’échanger contre un bout de saucisson.

Le terme de « 2e pérestroïka » est apparu récemment. Pourriez faire un parallèle ?

Le parallèle se comprend de soi-même, mais je vois une assez grosse différence. Je me souviens assez bien du milieu des années 1980, le début de la « pérestroïka », et je me souviens que tout le monde était mécontent du système existant alors — des gens les plus simples jusqu’aux fonctionnaires communistes. Mais à présent il y a beaucoup trop de gens à qui le système convient à des degrés divers, qui sont plus ou moins satisfaits. Et c’est une différence essentielle.



Vous n’avez pas participé aux actions de protestation qui ont eu lieu ces derniers temps ?

Non. Je ne crois pas beaucoup à la politique qui se fait dans la rue. Cependant on ne peut que se réjouir de voir que les gens ont ouvert les yeux, sont sortis de chez eux pour exprimer leur opinion. Dans mes textes, dès le milieu des années 2000, je me suis exprimé d’une manière assez consistante sur notre réalité, et il ne me semble pas nécessaire de sortir dans la rue pour me répéter. Et je ne voudrais certainement pas utiliser ma participation à ces actions pour ma promotion.

Comment avez-vous considéré la « marche de contrôle » organisée par vos collègues ?

Je l’ai vue de plusieurs manières. Certains de mes collègues étaient sincères, mais d’autres tenaient à rappeler leur existence.

Qu’il y a-t-il de commun (ou de différent) entre vos héros, vivant à la fin de l’ère soviet et les gens qui refusent la situation présente ?

Il n’était alors pas possible de vivre en dehors du système. Si différent soit-on, il était impossible de vivre au-delà des limites qu’il imposait. Dans « 1986 » c’est également un des thèmes abordés. Aujourd’hui le système permet la marge. À Moscou, et dans les villes en général, il y a pas mal de gens, qui ne vivent pas en Russie. Ils vivent dans un monde à eux, écoutent leur musique à eux,  regardent des films à eux, et n’ont aucun contact, pour l’essentiel, ni avec l’État, ni avec la culture officielle. Et c’est encore une raison, bien entendu, pour laquelle les gens ne se pressent pas aux meetings.

Mais pourquoi ne choisissez-vous pas des héros contemporains ?

C’est faux, par exemple dans « Platskart » sorti en 2004 — il s’agit comme de juste d’un marginal contemporain typique — et non seulement contre la politique en tant que telle, que contre l’idéologie de la consommation, qui est devenue dans les années 2000, l’unique idéologie. Je crois qu’il existe énormément de marginaux de ce type aujourd’hui. Et, d’un certain côté, c’est bien que l’État laisse une chance de pouvoir vire en dehors de lui. Mais d’un  autre côté, il s’agit de gens forcés, à des degrés divers de s’isoler de la société. Et ils restent en dehors, même lorsque surgit une dynamique productive au sein de celle-ci. Et ce n’est probablement pas quelque chose de très valable.