DES FRUSQUES DÉCENTES POUR UN SUCCÈS FOU
Extrait de:
Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis,Moscou 2011.
(Traduit du russe par TM)
Et la question capitale ne tarda pas à surgir. Dans quels vêtements Sergueï pouvait-il se rendre à son premier rendez-vous avec Nonna? Rien de ce qui était en la possession de Tchoudakov ne pouvait faire l'affaire. Micha et moi étions fringués comme l'as de pique. Mais Vinogradov possédait un pull noir presque neuf, qui irait à Sergueï à ravir, il suffisait à celui-ci d'enfiler une chemise blanche, de passer le pull, de repasser son pantalon et cirer tant bien que mal ses chaussures éculées.
Tchoudakov déclara qu'il lui fallait le pull de Vinogradov pour son rendez-vous du jour suivant. Vinogradov répondit qu'il se rendrait à l'université le lendemain vêtu de son pull et que rien ne l'en empêcherait. Tchoudakov lui demanda d'admettre d'aller une fois, une seule, en cours vêtu du pull tchoudakovien. Vinogradov déclara qu'il ne mettrait le pull de Tchoudakov que sous la menace d'une arme à feu.
Je revins ce soir-là très tard à la maison, au point culminant de la discussion. Il y avait déjà près de trois heures que les deux protagonistes cherchaient à se prouver leur légitimité respective. Pendant les deux heures qui suivirent, je fus le témoin direct d'un duel entre deux virtuoses. Tchoudakov tentait depuis le début d'expliquer à Vinogradov d'un point de vue purement philosophique que ses cours à deux sous sur les scénarios du cinéma soviétique ne pouvaient se comparer à un rendez-vous amoureux, d'autant plus qu'il pouvait s'y rendre dans le pull de Tchoudakov, ou même, au pire, en simple chemise, voire — et il n'y perdrait rien, ne pas y aller du tout. Pour sa part, Vinogradov démontrait à Tchoudakov, tout d'abord que le fait de nous héberger ne lui donnait aucun droit de nous prendre le chou, et ensuite, qu'être vêtu correctement pour aller en cours n'était pas moins important que pour un rendez-vous avec l'élue de son cœur, qu'il n'était pas question de ne pas aller en cours — il avait une foule de choses à faire en dehors de ça qui réclamaient d'être habillé décemment. Vinogradov n'allait pas non plus lui prêter son pull à chaque rencard avec sa chérie. Le débat allait crescendo, on arriva aux cris, il s'ensuivit une pause prolongée lourde de sous-entendus, à la suite de laquelle Sergueï, les dents serrées, recommença depuis le début d'une voix basse et sifflante. Vinogradov, prompt à rougir pour n'importe quelle raison, était ce soir-là écarlate, et son eczéma était quasi violet. Micha et moi échangeâmes un coup d'œil désespéré, nous avions compris que ça finirait mal. Tchoudakov et Vinogradov étaient tous deux entêtés comme des mules. Pour parler sincèrement, je ne soutenais pas le point de vue de Vinogradov — sachant que jusqu'aux dernières secondes, Sergueï ne fit pas une seule fois allusion à l'hospitalité avec laquelle il nous accueillait, ne tenant pas Vinogradov redevable de quoi que ce soit pour autant. En fin de compte, pensais-je, on aurait pu laver le pull de Tchoudakov, et dans ce cas, il pouvait le mettre pour son rendez-vous. Mais cela ne vint jamais à l'esprit de Tchoudakov. C'est le seul point sur lequel Vinogradov était dans le vrai : Tchoudakov allait tellement se plaire dans le pull de son hôte qu'il ne lui rendrait jamais.
Tout cela prit fin vers trois heures du matin. Dehors, la température était descendue jusqu'à -32°. Tchoudakov faisait nerveusement les cent pas le long de la table et déclara finalement, après une longue pause : "Ça suffit. Vinogradov doit quitter mon domicile. Naturellement, Micha et Lev peuvent rester ici".