Note de la
rédaction :
Que nos fans se rassurent, l’annonce de
la publications prochaine d’un recueil de poésies
« Essenine-Medvedeva-Tchoudakov », traduit par votre serviteur,
agrémenté de ses essais, et de témoignages de Kira Sapguir, sous le titre Des Chansons pour les sirènes aux
Éditions Écarlate n’était pas un canular. Ce livre va très prochainement voir
le jour. Nos virées à Moscou nous ont permis de mettre la main sur un document
inestimable : les mémoires de l’acteur Lev Prigounov intitulées : Sergueï Tchoudakov et mes autres amis,
jetant un éclairage nouveau sur notre Lautréamont soviet. En guise de
promotion, voici le premier parmi les morceaux choisis des mémoires de
l’acteur : l’entrée en scène du poète.
L’APPARITION DE SERGUEÏ TCHOUDAKOV
De Lev Prigounov
(Traduit
du russe par TM)
Un
livre, c’est un morceau cubique de conscience chauffée à blanc, fumante — et
rien d’autre.
B.L. Pasternak
En 1962, il n’y avait à Moscou
que trois endroits en tout et pour tout où l’on puisse, la nuit, boire un café
ou un cognac et bavarder avec d’anciens et nouveaux amis. Il s’agissait des
lieux suivants : le café du hall de l’hôtel « Moskva » (en
général, on y atterrissait venu du café « National », qui fermait ses
portes à minuit) — on servait le client jusqu’à deux heures du matin ; le
salon de thé où l’on payait en devises de l’hôtel « Metropole » (mais
on ne pouvait débarquer là-bas qu’accompagné d’étrangers , et ne les lâcher
d’une semelle sous aucun prétexte, sinon, on courait le risque écrasant de tomber
dans les pattes d’un kaguébiste ou d’un membre des komsomols) et enfin, le comptoir
dressé dans le hall de l’hôtel « Ukraine », la quinzaine de tables
qui l’entouraient, c’était ouvert jusqu’à quatre heures du mat ‘ ! Là-bas
aussi on pouvait se faire accrocher par des kaguébistes, mais nous finîmes par
trouver avec eux un modus vivendi, et, avec le temps, ils ne s’en prenaient
plus « aux suspects habituels » qu’en cas de « contact »
avec des étrangers.
J’ai rencontré Sergueï Tchoudakov au printemps 1962 à
l’hôtel « Moskva » — ça se déroulait dans la journée — et c’est ainsi
qu’il est resté imprimé dans ma mémoire pour toujours — son arrivée tout à
trac, si fulgurante et inattendue.
« Il était la fente de l’escrimeur avec sa
rapière… », c’est ainsi que Pasternak décrivait Lénine, et, à chaque fois
que j’ai fourré mon nez dans ces lignes de Pasternak, elles m’ont rappelé la « première apparition de Tchoudakov ». De petite taille, agité, échevelé, pas lavé,
dans un trois-quarts vert graisseux, chaussé de bottines éculées, une pile de
livres dans la main gauche, il avançait rapidement entre les tables, jetait des
coups d’œil attentifs aux visages et aux silhouettes des demoiselles, et
saluait les connaissances d’un signe négligent de la paume droite, levée d’une
façon quasi-hitlérienne. Ensuite, il commanda un café sans tenir compte de la
queue au comptoir, puis, se débarrassant avec désinvolture des citoyens
mécontents, prit son café pour s’installer à une table proche de la mienne,
posa ses livres par terre, versa son café dans la soucoupe, et se mit à avaler
bruyamment son café dans la soucoupe en parcourant un de ses livres. Après
avoir fini son café et feuilleté une ou deux revues, considéré d’un air à la
fois distrait et effaré les clients du café, il disparut tout aussi
brusquement.
Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis, Moscou 2011.