8.8.24

L'été des villes qui grondent 2, Jethro Bare

 

Jethro Bare, photo ©Iron Seb, tous droits réservés
Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.
Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.

    Toujours aussi heureux de publier l'ami Bare, nous présentons ci-dessous la seconde partie et la fin de la nouvelle inaugurale du jeune auteur, deux épisodes au lieu de trois, mais le suspense était intolérable!…

    Ce bel essai, qui attira l'attention du monde du polar dans une de ses cérémonies les plus riches et les plus prisées, devrait attirer celle des éditeurs — si ça existe encore — par sa maestria. 

    TM, président et trésorier à vie d'Antifixion, se ferait un plaisir de jouer les intermédiaires…

    La semaine prochaine, nous publierons sa deuxième nouvelle, tout aussi saisissante: Bébés Parking, également en deux parties. Elle est complémentaire. L'été, si pénible soit-il en ville, n'a pas que des inconvénients…

        


    ELLE GRONDE 2E PARTIE:

    Pour Franck Triquet, c’était une enquête sans coup de feu ni sang. 

Mais il existait bien pire que les flingues et les cadavres. Il y avait cette ville. Son odeur et le son rauque de ses entrailles noires qui grondaient.


    

3. Terrarium

    Retour à Dado City. Cette ville m’obsédait mais ses effluves ne m’avaient pas manqué. Encore ce malaise, encore la même léthargie suspecte dans laquelle chaque figurant semblait plongé. Je finis mon clope avant de monter dans ma voiture pour noter quelques éléments délivrés par Marco qui m’avait fait sa petite visite guidée le matin à l’aube. Pas si sportif ni salissant que ça finalement. Juste descendu une grille discrète qui donnait sous la rue afin qu’il m’explique un peu ce qui n’allait pas dans son boulot. Il voulait bien faire, je le sentais honnête. Inquiet et honnête. Nous étions restés tant que nous pouvions, avant que la nausée et le mal de crâne ne s’installent trop même s’il m’avait expliqué ne plus rien sentir depuis longtemps. Les habitants de Dado ne sentaient plus Dado. On finissait par s’habituer à tout, même au pire.

Luttez pour la propreté!…


    Marco m’avait montré les tuyaux dont il assurait la maintenance et qui couraient dans toute la ville pour distribuer la chaleur. Sur d’énormes sections, ce matos était en très bon état.
«  Changé à l’arrivée de Bouvier ! » m’avait-il précisé avec ironie. Son job consistait en théorie à faire des relevés divers et de la vérification générale, mais la réalité était différente. En pratique, il resserrait des boulons et des écrous toutes les journées de toute l’année, à cause des « vrombissements ». Quatre fois par mois, un dégazage spécial faisait vrombir tout le réseau et il fallait ensuite palier aux effets des vibrations avec défense formelle d’en parler, clauses de confidentialité techniques à l’appui sous couvert de protection de brevets, avec obligation de signer bien sûr. Autre fait troublant : les technicos ne devaient surtout pas poser trop de questions.

Les ingénieurs agissaient, et ces dégazages étaient prétendument essentiels pour la bonne marche des innovations du système. C’était la réponse officielle relayée par les chefs et les syndicats. Circulez, y’a rien à voir !

Ici, tous avaient l’air dans le coltard, mais s’ils ne sentaient plus rien olfactivement parlant, certains devaient tout de même l’entendre, ce vrombissement, plusieurs fois par mois !

C’était ça qu’évoquait la pauvre Annie ? « Quand elle gronde, j’ai peur... la ville me tue » avait-elle expliqué à ma tante Gisèle peu avant de mourir, au bord du désespoir.

J’avais rarement vu un tel degré de résignation dans la population d’une ville tout entière, une dépression presque physiquement palpable qui abattait toute notion d’espérance. Marco jurait qu’il restait vif à cause des pilules du travail, sans me donner d’échantillon par crainte qu’on remonte à lui si je les soumettais à analyse,(il n’avait aucune confiance dans le monde des labos, quels qu’ils soient). Pour les autres c’était Fatalitas.

Les gens ne disaient rien. Ils vivotaient. Ils bossaient. Ils crevaient. Je lui avais parlé du nom d’un canard associatif mentionné dans les coupures présentes sur les microfilms de la P.Q.R de ces dernières années. « Le Mégaphone ».

Avant de le rejoindre pour notre incursion en sous-sol, j’avais fait un tour rapide à l’adresse du local qui s’occupait du journal. Sur place : le désert. Ce rez-de-chaussée de grande barre glauque, où l’on voyait poindre quelques silhouettes en jeans et flight-jackets en cuir chevauchant des mobylettes dans les coins sombres, semblait à l’abandon depuis longtemps. Rien à part l’ombre des vendeurs de came, présents en nombre partout dans la municipalité. Mais le papier édité par ce petit groupe était connu des Dadoseinois, et Marco m’avait lâché un nom : Gilbert Sébastelain. J’avais donc un os à ronger.

Vérification faite, ce Sébastelain était toujours vivant. Né en 1915 à Baie-Mahault, Guadeloupe, et dont la dernière adresse connue était : 16 rue de La Sablière, bâtiment 11, Hall A, Dado-sur-Seine. La CAF m’avait donné un numéro qui ne sonnait pas dans le vide, et Sébastelain et moi avions convenu d’un rendez-vous quelques jours plus tard en terre neutre : Paris 17ème.

Je le repérai de loin, il m’avait dit être en fauteuil roulant. J’avançai vers lui.

Monsieur Sébastelain ? Enchanté, Franck Triquet. Merci de vous être déplacé pour me rencontrer, je voulais vous voir ni trop près ni trop loin de chez vous.

— Bonjour. Dado n’est pas loin, c’est vrai, mais quitte à parler d’elle, je préfère que ce ne soit pas en son sein, vous avez raison.

Gilbert Sébastelain, pur produit du Bumidom, était un solide gaillard antillais qui m’avait expliqué au téléphone avoir perdu l’usage de ses jambes il y a longtemps. Je n’avais pas très bien compris, mais son système immunitaire n’était jadis pas parvenu à combattre une sale infection car affaiblit par une intoxication aux pesticides, au pays. Toujours est-il que l’homme en imposait : regard sûr derrière ses lunettes reliées par une chaînette couleur argent, fine moustache au tracé impeccable, poignée de main très ferme malgré l’arthrose qui déformait ses doigts, et un parfum mentholé qui me rappelait celui de mon père.

Tableau urbain dans l'Oural


Après lui avoir signifié de nouveau que je menais cette enquête pour mon compte, il m’en apprit des vertes et des pas mûres sur sa drôle de ville. Il en avait gros sur la patate et mes questions tombaient à point nommé pour le soulager.

L’élection du maire, datée d’un mandat et demi, avait coupé l’herbe sous le pied de son association et de ses publications « citoyennes et libres » sur la vie de la cité et la politique locale. Plus aucune subvention, plus aucun moyen mis à leur disposition, fermeture en quelques mois, adieu Le Mégaphone. Sébastelain n’avait pas la réputation d’un emmerdeur mais plutôt celle d’un procédurier à la dent dure, patient. Ses questions concernant la mort de sa femme, son aînée de deux ans, décédée mystérieusement d’une infection pulmonaire pour cause toxique alors qu’elle n’avait jamais mis une cigarette à ses lèvres de sa vie, et les risques liés au développement des activités des labos Bouvier dans la ville, l’avaient placé dans le collimateur de l’administration fraîchement remaniée.

— Ils m’ont dit que, de nos jours, un tel mal peut venir de n’importe quoi : pluies acides, pollution atmosphérique, la radioactivité... Foutaises !

Vous pensez à quoi, alors ?

À la même chose que vous si vous êtes l’enquêteur que vous m’avez vendu. Et vous avez l’air assez intelligent pour comprendre.

Le moins que l’on pouvait en dire, c’est que si l’homme ne tenait pas debout, ses arguments, eux, OUI. Son histoire me renvoyait fatalement à Annie, l’amie de ma tante. Et même si mon cerveau avait collé les éléments dans le sens de Sébastelain depuis longtemps, en tant que fonctionnaire par tradition familiale et légaliste convaincu, je ne pouvais pas me résoudre à croire que des institutions officielles agissaient contre la masse sans complexe. Nous étions en France, bordel, pas sous le joug d’une junte lointaine et cynique ! Le système n’était pas, n’a jamais été et ne sera jamais parfait, mais des entités de cette taille, qui plus est sous la responsabilité de l’État, même en partie, ne pouvaient pas sciemment empoisonner les gens ! Et si oui, pourquoi ? Le pognon ? Ce serait comme laisser un produit contaminé dans les hôpitaux sans rien dire ! Il y a toujours un responsable derrière un coupable, et dans le lot, quelqu’un veille sûrement au grain ! Dado-sur-Seine n’était pas un terrarium dans lequel on enfumait les gens avec je ne sais quel produit ?... Si ?

Feu Mme Sébastelain entendait pourtant bien la ville gronder une fois par semaine, aléatoirement, et la peur de « la survenance de ces trompettes de Jéricho » comme elle les décrivait, l’avait sévèrement diminuée vers la fin selon son mari.

Ce dernier avait d’ailleurs vu presque toutes ses connaissances du même âge passer l’arme à gauche et ne pensait devoir son salut qu’à ses séances d’oxygénothérapie régulières, comprises dans son traitement à vie contre les résidus de pesticide dans son corps.

Je devais passer au bureau avant de rentrer et l’air frais qui fouettait mes tempes sur quelques centaines de mètres était salutaire. Ma conversation avec ce vieil homme m’avait abasourdi, dérangé, je nageais entre colère et déni. Ce qui se dessinait derrière les lièvres soulevés ces dernières semaines concernant Dado était dingue, effarant. Je regrettais âprement ma routine de cadavres sur fond de banditisme classique. J’avais besoin de me rassurer, de tâter du concret, de retrouver la raison ! Il fallait que je me rapproche de mes homologues dans cette satanée agglomération, qu’on parle boutique, qu’ils rationalisent tout le foutoir qui était en train de s’installer dans ma tête... qui me dépassait... et dont je n’assumais pas le vertige.

Sur un prétexte bidon, je rendis visite le lendemain au commissaire de Dado, un certain Cabeau. J’avais connu un type avec ce blase à l’école de police, il avait d’ailleurs bien morflé à cause de ce cadeau de naissance. On s’entendait bien mais je l’avais perdu de vue. Il était devenu flic malgré un niveau de sérieux incompatible avec ses ambitions. Trop fêtard, trop centré sur lui-même.

Quand on pouvait fumer dans les bistrots…


Arrivé dans le bâtiment qui abritait la Nationale, j’étais sur les rivages du Styx. Des locaux insalubres et vétustes où traînaient des fonctionnaires au teint jaune et aux traits lourds, baignant dans des relents d’anisette qui figeaient une ambiance à couper au couteau.

J’essayai de ne pas dégager trop de mépris en m’affaissant dans mon costard à 5000 francs garni de boutons de manchettes Amicale PJ plaqués or, quand un grand chauve bedonnant me surprit par une petite tape amicale derrière l’épaule.

Franck Triquet ! J’étais sûr que c’était toi ! Un Triquet de la PJ qui vient voir un pignouf comme moi, certain que c’est pas pour le boulot !

Sans cet humour et ce ton de beauf pas méchant, je ne l’aurai jamais reconnu. C’était bien lui. Mon Cabeau de l’école. Jérôme Cabeau dont il ne restait rien de la superbe. Le crâneur sympa et excentrique s’était transformé en triste sire dont les mains aux ongles rongés tremblaient maladivement.

J’avais face à moi un homme détruit.
Je dus me démasquer assez vite et exposer mes intentions réelles car je ne voulais pas humilier cet ancien camarade, qui avait de toute façon
très bien saisi la duperie. D’abord méfiant, il se laissa aller peu à peu, et, le biberon ambré sorti d’un des tiroirs de son bureau aidant, il reconnut en moi un interlocuteur qui pouvait le comprendre vraiment.

Le soir tombait, le commissariat glissait dans son bourdon de nuit et je ne pris plus aucun détour dans mes questions. Je m’adressai à Cabeau en ami pour apaiser sa peine faite de honte et de résignation, qui était sûrement la cause du psoriasis galopant qui affleurait au col de sa chemise bon marché. Les mots coulèrent.

— Dado, c’est pas le pied tu sais. Je dirige cette tôle, mais je suis plutôt un bouc-commissaire ici...

Sourires gênés.

— T’as croisé la municipale ? Ils ont plus de matos que nous, sans compter les largesses du maire à tous les points de vue ! Et puis les profils... du genre de ceux dont nous on ne veut pas, mais qui savent mener leurs barques dans les caniveaux, si tu vois ce que je veux dire. Non, Dado, c’est une planque pour ceux qui savent fermer leur clapet, comme moi maintenant. Là, t’es pas emmerdé.

Il jeta soudain sa bouteille presque vide dans la corbeille pleine à craquer. Comme lui.

Les gens souffrent ici, Franck, mais tout est verrouillé. L’air est pourri, tu l’as senti. Ça passe par en dessous, quand ça gronde, quand ça vrombit, par le chauffage... ils se sont arrangés pour balancer leur saloperie partout. C’que c’est exactement, j’en sais foutre rien, mais sûr que c’est pas de l’eau de Cologne ! Les dealers mettent la pression sur la population en permanence, le maire s’est glissé le préfet dans la poche grâce à ses amis de chez Bouvier et ils s’éclatent tous ensemble dans des sauteries dégueulasses dont je te passe les détails. Moi, je tourne la tête. Je suis un homme de paille, collègue. J’ai renoncé.



4. Sclérose de combat

La conversation continua toute la nuit entre les quatre murs de ce bureau terne et asphyxiant. J’en sorti sonné, livide, perdu dans un vide intérieur.

La rasante lividité d'un matin blême tombait sur cet horizon de constructions glacées où la vérité s’emboîtait dangereusement. J’avais des billes mais que pouvais-je en faire ? Nous étions deux flics et quelques citoyens à savoir la vérité — face à de monstrueuses et menaçantes machines grippées, pleines d’une rouille suintant la malédiction grondante de Dado.

En marchant vers ma voiture, cibiche au bec et ciboulot remué, tout devint paradoxalement très clair. Mon choix était fait. Rien ne serait plus jamais comme avant. Au fond, révolté, j’étais prêt à me battre.

Moi, je ne renonçais pas. Je ne détournais pas la tête.
Dado-sur-S
eine s’effaçait dans mon rétroviseur, mais pour moi, la guerre était devant.