Frank Costello devant la Commission d'Enquête parlementaire, 1960 |
En suivant l'ami Bare dans son pays natal, intermonde de Saint-Ouen, en bordure du périphérique où l'extrême misère du Tiers-Monde, dans ses déchéances de mort qui rôde, côtoie le nouvel urbanisme colonialiste et son arrogance de bienfaiteur, j'avais exactement la même sensation qu'en lisant London 45 ans plus tôt: les enfers péri-urbains sont éternels…
Jethro a choisi la fiction pour décrire l'intermonde, dans ce saisissant BÉBÉS PARKING dont Antifixion est fier de présenter ci-dessous le premier épisode — le suivant dans deux jours.
Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.
Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.
BÉBÉS PARKING
Les remontées gastriques, c’est pas le pied. Willy avait l’habitude de ce genre de réveil acide et urgent, mais impossible de s’y faire pour autant. Une fois les yeux ouverts, le souffle court, la quinte de toux abrasive pour chasser des alvéoles les sucs qui n’avaient rien à y faire, la routine quotidienne s’installait sur son trône de morne chaos, reléguant le sommeil à de vains espoirs lointains.
Clope, fond de bouteille de la veille, radio calée sur la FM pour saturer son cerveau avec un max d’infos tous azimuts, le journaleux pointait tous les jours de cette façon à l’usine des news invisibles. C’était dur pour Willy d’émerger, de plus en plus difficile. Il avait même inventé une nouvelle formule pour parler de ses matins, il n’émergeait plus, il « émerdait ».
Inutile de faire un dessin.
Encore quelques minutes avant la verticalisation du grand Willy Bhermitte, dit le Termite,
surnommé ainsi par la corporation car il creuse le sujet, toujours, pourvu qu’il en tienne un. Vingt-quatre années de lutte quotidienne pour trouver le scoop, sortir l’affaire qui fera sensation avant les autres, chasser l’information la plus vendeuse, rendre ses gribouillis plus juteux et attrayants que ceux de ses collègues – entendez concurrents – pour survivre au rythme des presses d’imprimerie qui gerbaient sans discontinuer de la feuille de chou à la fraîcheur inégale. Hebdos, bi-mensuels et mensuels, tous spécialisés dans le fait divers, le judiciaire plus ou moins sourcé et le sensationnel à grand spectacle sans peur du ridicule, ces canards représentaient autant de piges à faire pour rentrer de quoi payer les petits berlingots de plâtre qui apaisaient le bidon lors des éruptions de lave nocturne œsophagienne, de quoi régler le loyer, bouffer et se rincer le gosier jusqu’à voir un nouveau jour se lever sur les bizarreries du monde.
Les folles passantes cruelles du cadran de l’horloge accrochée en face de son lit défilaient dextrorsum, il était temps de bouger pour le Termite. La physiologie primaire reprit le dessus et madame vessie obligea l’homme à se dresser sur ses cannes aux articulations engourdies.
À travers la petite fenêtre rectangulaire de ses gogues, Willy regardait les cimes de la ville et
les néons publicitaires encore allumés dans la brume hivernale de Dado-sur-Seine.
— À nous deux maintenant ! pensa-t-il, s’imaginant être un Rastignac moderne même si
rabougri, prêt à conquérir la cité... l’espoir fait vivre. Mais son urine sentait trop fort, son bide
était irrémédiablement trop enflé pour apercevoir son sexe, et le rêve s’estompa dans la
crasse poisseuse de la réalité.
L’infirmier parlait fort pour que tous ceux présents dans la salle de repos l’entendent. C’était un dragueur, le genre à augmenter le volume devant le personnel féminin pour se faire remarquer.
— Quand le môme est arrivé, j’ai tout de suite pigé la prise en charge que le vieux allait décider. Je suis là depuis trop d’années, je le connais par cœur, et pour nous faire chier avec ce genre de cas, l’ancêtre n’est jamais le dernier ! clama-t-il sûr de lui, en s’assurant que les attentions convergeaient vers sa faconde provocatrice.
La gêne de ses collègues était palpable, sauf de la part des deux jeunes aides-soignantes fraîchement débarquées dans le service, auprès de qui ce genre de balourd pouvait encore passer pour un cador et faire illusion quand la fatigue possédait les corps comme les esprits. Derrière la vitre, l’ombre du chef approcha de l’entrée de la pièce, promenant son mètre quatre-vingt-quinze légèrement vouté d’un pas sûr et régulier, comme un vieillard dont la vie n’avait cessé d’être un pèlerinage. Lorsqu’il passa la porte, son regard azur scruta les troupes vêtues de blanc sans méchanceté mais avec assurance. Le silence régnait. L’infirmier lourdingue et prévisible n’osait plus faire vibrer l’air ambiant de ses mots creux. Le professeur Ezra, qui dirigeait le service pédiatrique du Centre Hospitalier Universitaire Frederick Treves, posa ses volumineux dossiers sur un coin de la table en soufflant — Au travail. Des petits d’Homme attendent nos soins. Je m’occuperai personnellement du nouveau-né arrivé en urgence cette nuit.
Réjouissez-vous! |
C’était le deuxième enfant en bas âge trouvé seul, livré à lui-même, abandonné dans un parking en ce mois de décembre 1989. Le C.H.U Treves, calé derrière les glacis qui soutiennent le périphérique au nord de la capitale possédait des urgences pédiatriques, c’était donc là l’étape logique pour ce genre d’histoires malheureuses. Ezra guettait minutieusement l’activité de tout le microcosme hospitalier parisien pour que rien ne lui échappe, et surtout pas les cas de gosses laissés à crever dehors à l’âge où ils sont censés encore boire le lait de leur mère. Tous le savaient et acceptaient ce fait sans s’interroger plus que de raison. Après tout, le vieux professeur était légitime dans sa fonction, son parcours parlait pour lui, et son autorité comme sa réputation lui conféraient le droit de rapatrier à La Plage n’importe quel gamin de n’importe quelle structure médicale, pourvu qu’elle soit du secteur. Ezra mettait un point d’honneur à s’en occuper personnellement. La Plage, c’était le surnom des imposantes tours de Treves jointes en accordéons, qui dominaient Dado par- dessus le périph’. Un accordéon noir qui jouait sa rengaine muette mais implacable en scellant les sorts, et qui constituait un refuge espéré pour tous ces drames, toutes ces vies brisées, tous ces morts, emportant les destins croisés, pris dans autant de vagues jetées sur un rivage où toutes les sirènes de la ville finissaient par échouer.
Café noir, croissant ordinaire, œuf dur. À défaut d’être le petit déj’ des champions, c’était celui de Willy. Accoudé au zinc de son rade de prédilection, pas loin de sa piaule, le Termite commençait à renifler le monde à sa façon. Revue de presse papier humide achetée au kiosque d’en face, qui n’était toujours pas foutu de protéger sa marchandise de la bruine, une oreille trainant sur les ondes qui servaient de tapis sonore aux discussions vides et quotidiennes des habitués du bar, l’orpailleur du fait divers mettait son talent d’analyste-trieur au service de son tamis mental. Bhermitte avait su se tailler une réputation dans cette profession particulière et obscure aux yeux des bonnes gens. À coups de bluff, à coups de triques, et parfois même, à coups de génie.
Dans le tas de feuilles épluchées ce matin-là, rien à fureter. Que du lisse, du plat, de l’insignifiant pour un gars comme Willy. Il était temps d’aller réveiller ce qu’il appelait « son calmar », son réseau, son carnet d’adresses, un machin tentaculaire aux ramifications inattendues, un radar géant qui ramenait vers lui un tas de signaux silencieux pour le commun des mortels mais qui, une fois centralisés dans son cerveau de journaliste, allumaient une loupiote rouge stipulant « à fouiller ». Un calmar d’eaux profondes constitué de contacts, connaissances et autres relations troubles basées sur plus ou moins de franchise et de vérité par ce pro à travers les années, un bien précieux.
Quelques pièces laissées sur le comptoir en contrepartie des matières ingurgitées et Willy se rendit à son bureau. Il suffisait de traverser la rue. Pas de locaux lumineux et modernes, rien qui faisait rêver, rien de très personnel même, mais tout ce qui lui permettait de rester collé à la rue, de la sentir physiquement. Il travaillait à l’ancienne : cabine téléphonique discrète à l’odeur douteuse, carnet corné à la reliure cuir amovible et stylo noir, comme le café, comme son décor, noir comme sa vie et la plupart des histoires où son encre trempait.
On reconnaîtra au moins Lucky Luciano au centre de cette belle brochette… |
Il décida d’agir avec sa méthode habituelle : sonner quelques indics précis vivotant dans les articulations rouillées de la société. Dring ! Paparazzi spécialiste des coups fourrés : rien. Dring ! Enquêteur privé de la place de Paris qui lui doit toujours quelque chose : que dalle. Dring! Voyou de la génération montante issu des banlieues pour qui il avait joué l’entremetteur avec un baveux filou qui ne perd jamais : des clous! Le même avocat en question : circulez ! Le calmar perdait ses ventouses les unes après les autres, la semaine allait être dure.
Restait une sonnette sur laquelle appuyer. Celle-là, Willy hésita longtemps avant de l’actionner car sa mélodie lui filerait des extrasystoles et finirait par lui briser le cœur. Tant pis, il fallait bouffer, trouver de quoi écrire, alors il appela Pauline à son boulot. Le tout pour le tout.
— C’est moi. Raccroche pas.
— Je ne compte pas raccrocher. Qu’est-ce que tu veux, Willy ?
— Rien de personnel, rassure-toi. Je me demandais juste si tu n’avais rien vu ou entendu qui
pourrait m’intéresser dans ta cour des miracles.
Court silence.
— C’est ça, ouais. Puisque tu m’appelles de manière professionnelle, de journaliste à
infirmière, je te réponds que non, ces derniers temps, je n’ai assisté à rien qui serait
susceptible de nourrir ta plume acerbe.
— J’fais pas les poubelles, tu sais, j’demande juste. J’ai besoin de travailler. Et puis, j’pense à
toi.
— Si tu pensais à moi juste pour moi, tu m’aurais rappelé y’a trois mois, Willy.
Silence plus long.
— J’sais pas quoi te répondre que tu ne saches déjà, Pauline. J’suis qu’un con, ça changera
pas.
— Si tu le dis. Je vais te laisser, j’ai du boulot. Les urgences adultes ne grouillent pas en ce
moment mais je donne un coup de main en pédiatrie, les épidémies habituelles de la saison
et puis, les orphelins là...
— Les orphelins ?
— Ouais, deux nourrissons trouvés seuls dans des parkings nous ont été amenés dans un sale
état, le boss du service veut des renforts au cas où y’en aurait d’autres.
— Répète un peu ça ? Des bébés dans les parkings ? Où ça ? Quand ?
— Willy, je suis ni ton indic, ni ta pute. Sinon tu m’aurais certainement donné de tes nouvelles
avant.
— Touché.
Silence de mort.
— C’est le professeur Ezra qui s’excite sur cette histoire. T’as qu’à lui demander.
— Et comment je ... Bip... Bip... Bip...
Comme prévu : pincement au cœur et mauvais goût dans la bouche. Mais truffe au vent. L’adrénaline avant la tristesse, il fallait qu’il en sache plus sur ces mômes.
Le vieil Ezra hantait les couloirs de son service jusque tard. Les équipes se tenaient à carreau, sentant intuitivement une tension qui ne se verbalisait pas.
Dans la chambre la plus proche de son bureau, les deux « bébés parking » étaient là, appareillés, en observation. Le professeur resta longtemps assis dans la pénombre, sans dire un mot, au chevet de ces petits êtres de souffrance en manque de tout et à l’aspect si singulier. Une fille et un garçon. Quelques mois chacun seulement. Souffrant de malnutrition, d’affections de la peau, d’importants problèmes respiratoires, d’un déficit oculaire et d’un retard de croissance. Les enfants présentaient des problèmes identiques, notamment de sévères malformations congénitales. Là où les candides du personnel voyaient juste de l’empathie pour les petits de la part d’Ezra, ceux qui le pratiquaient depuis longtemps décelaient autre chose, de plus complexe. Tout ce qui concernait cette chambre devait lui être remonté immédiatement et en temps réel, avec consigne de l’appeler à domicile si besoin. Rien ne devait filtrer à l’extérieur, et les services sociaux seraient dirigés vers lui comme interlocuteur unique. Il avait cloisonné la situation.
Bataillon disciplinaire (Film russe). |
Au rythme des signaux sonores des différentes machines qui surveillaient les constantes des gosses, le docteur plongea dans ses souvenirs, l’âme inquiète et le regard dur.
Le journaliste souhaitait battre le fer tant qu’il était chaud, il connaissait la musique. Impossible d’entrer frontalement en contact avec cet Ezra, qu’il identifia à juste titre comme un grand mandarin de l’Assistance publique, sans compromettre sa source, sans mouiller Pauline. Mais si les mouflets avaient été retrouvés abandonnés à leur triste sort, l’histoire était forcément judiciarisée et il fallait fouiller de ce côté-là.
Willy travaillait depuis toujours avec les flics, et ça n’avait jamais été une mer calme. En tant qu’indépendant, il osait beaucoup, parfois trop. Être dans et hors des clous de la légalité juste pour sortir un papier irritait certains fonctionnaires, quand ça en arrangeait d’autres. Ce qui restait sûr, c’est que pour récolter de l’info de première bourre, il fallait taper haut dans leur hiérarchie. Il décida alors de renouer avec Franck Triquet, inspecteur du 36, au courant de beaucoup de choses, avec qui le Termite avait eu affaire dans une sombre histoire de déchets toxiques et d’empoisonnement de masse, un scandale potentiel monstre contre lequel le flic se battait encore en sous-marin, et que les politiques aussi véreux que puissants étouffèrent avec l’efficacité qu’on leur connaît lorsqu’ils sont mis en cause.
Willy ne la ramenait pas avec Triquet car il endossait désormais le rôle du lâcheur dans leur relation, n’ayant pas eu les burnes de sortir l’article qui aurait pu tout changer à l’époque de l’enquête non officielle du policier. Le Termite marcha donc sur des œufs pour ne pas vexer l’officier et ainsi faire un retour dans ses bonnes grâces de manière à obtenir du biscuit sur ses drôles d’orphelins. D’ailleurs « orphelins », qui pouvait en être sûr ? Tout le monde a des géniteurs, quelque part, même Willy Bhermitte, né de parents inconnus, gosse balloté de foyer en foyer jusqu’à ce qu’il accroche un premier job. Coursier pour une imprimerie. Le papelard, il y était depuis longtemps. Fond comme forme.
En raccrochant avec Triquet, Bhermitte se sentit bien merdique, parce que le flicard fut fidèle à lui-même, intègre, sans amnésie mais sans rancune. Willy se vit donc gentiment indiqué vers qui se tourner pour plus d’infos sur les mouflets retrouvés à une semaine d’intervalle dans différents parkings de la capitale, dont un était surveillé. Interroger le gardien de ce dernier, situé sous le centre commercial Beaugrenelle, dans le quinzième arrondissement, s’imposait.
Obscur, humide et peu rassurant. Voilà les adjectifs les plus appropriés pour décrire le décor de ce sous-sol qui s’étendait sur trois sous-niveaux. Le gardien était un type assez spécial, Bhermitte s’en doutait, connaissant ce genre de profil. Ancien de la police aux états de service ternis, employé-là pour cuver et casser quelques gueules à l’occasion. Les meilleurs se retrouvaient à courser les voleurs dans les supermarchés Mammouth, les moins bons sous la terre, comme présentement. Cet endroit était bruyant, un tintamarre subtil.
— Proximité de la Seine. Ça coule de partout ici, y’a qu’à voir. Tout est moisi, pourri. Y’a tout
qui grouille ici d’façon, éructa le gardien.
— Cafards ? Rats ? Pas étonnant près du fleuve.
— Si y’avait qu’ça, encore... Si le rejeton s’est retrouvé là, c’est pas par hasard...
— Dites- m’en plus !
— J’ai rien à vous dire, foutez le camp, j’ai des consignes moi, j’étais de la Grande Maison en
plus, attention !
— Du calme, chef ! Si vous me filez un tuyau, j’vous ramène une boutanche de jaune, hein,
juste entre nous...
— Allez vous faire foutre ! J’suis pas un alcoolo !
Le gardien asséna un pain dans la tronche de Willy, qui ne vit rien venir. Lèvre inférieure ouverte. Par expérience, inutile de rentrer dans un pugilat avec ce genre de mec teigneux et sûr de lui, qui plus est quand il vous dépasse d’une tête et demie et qu’il a deux grammes d’anisette dans le sang. Le journaliste tourna les talons sans demander son reste.
(À SUIVRE)